Turbulences

Turbulences

 

 

 

Tous les clanés ont baissé la tête devant le Guide. Le silence se tend sur nous comme un drap lourd et poisseux.

En bon orateur, Édison laisse passer quelques instants. Sur chacun, il appuie un regard d’étain, brillant dans sa face impassible. Le vent, qui a gagné en puissance et en rage, fait s’envoler ses cheveux et ses fourrures dans un même tourbillon. Alors qu’il lève les mains pour démarrer son homélie, le souffle furieux s’apaise soudainement.

Cette étrange coïncidence vient apaiser mon cœur inquiet. Si mêmes les éléments sont du côté de notre Guide, personne ne pourra lui nuire.

Enfin, sa voix s’élève dans le silence retrouvé, lourde, grave et puissante.

— Clan Ardent ! Ce matin, nous levons le camp. Nous avions prévu de continuer notre route vers le caravansérail de la Dame de Fer. Depuis des mois que nous errons sur les Landes Transies, il était temps pour nous d’aller vendre nos trouvailles de métal et de plastique à nos congénères.

Il laisse passer une respiration, puis ajoute, avec un petit sourire :

— Il était temps aussi d’aller nous détendre et nous amuser. Cela fait trop longtemps que nous n’avons pas fait bombance, ou partagé une Danse avec les autres Clans.

Quelques rires fusent, vite réprimés, car chacun comprend que le Guide a plus important à dire.

— Malheureusement, une tempête corrosive est en approche. Je la sens dans chaque parcelle de mon vieux corps. Il va nous falloir trouver un abri, le temps de la laisser déverser sa fureur destructrice sur les Landes. Et cet abri est tout trouvé.

De sa grande main tachée de brun, Édison désigne le monstre endormi derrière lui. Des murmures catastrophés s’élèvent. Aucun clané ne peut envisager avec sérénité d’aller s’installer, même de façon éphémère, dans une ville antique. Les murs de toile d’un caravansérail, passe encore, mais des murs de béton et de verre ! L’atmosphère oppressante de ces tombeaux à ciel ouvert ne nous convient pas, à nous, nomades.

Édison lève une main apaisante et reprend d’une voix plus forte, pour couvrir les protestations.

— Je sais ! Je sais. Installer le camp en ville ne vous plaît guère, pas plus qu’à moi, d’ailleurs. Mais ce n’est que provisoire…

Rousseau, l’un des Chasseurs de notre Clan, le coupe en pleine phrase. Nous sommes nombreux à ouvrir de grands yeux choqués. Depuis quand un Clané se permet-il d’interrompre un membre de la Triade, a fortiori son Guide ?

— Et combien de temps cela durera-t-il ? Nous n’avons pas tant de vivres que ça, l’Hiver est long, cette année.

Du regard, je cherche Cierge. Là ! Au deuxième rang, sur ma droite. Un étrange sourire plie les lèvres fines de notre Papa. Un peu plus loin, Blafard, l’air impassible, accompagné de ses Danseurs, bombe le torse.

Un vent de sédition vient de se lever sur notre Clan, et il n’a rien à voir avec les éléments déchaînés. Édison aussi doit en avoir conscience, car il répond d’une voix douce :

— Cela durera le temps que cela durera. Mais reprendre les chemins des Landes en pleine temp…

Une autre voix, une troisième, une dizaine même ! Mais que se passe-t-il ? Mes yeux s’accrochent à Édison. Sous son air imperturbable, je le sens bien qui vacille, ébranlé. Qu’est-ce que cela fait, quand on sent que le pouvoir vous échappe ? Est-ce comme lorsqu’on exhale son dernier souffle ? Est-ce comme mourir un peu ?

Mais je n’ai aucun moyen de connaître les pensées qui s’agitent sous les cheveux gris de fer de mon Guide. Ses mains se ferment en deux poings encore massifs, témoins d’un temps où il était l’un des plus grands Danseurs des Landes. Ses pieds s’écartent à peine ; il prend sans même s’en rendre compte une attitude offensive. Ou peut-être s’en rend-il compte, après tout. Parler le langage du corps, celui-là même que tous les clanés connaissent. Réaffirmer sa puissance, même enfuie ; s’imposer d’autorité, quand le dialogue a échoué.

Et cela fonctionne à merveille. Il redevient le centre de toutes les attentions, comme il se doit.

— Nous irons dans la ville car nous n’avons pas le choix. Nous tiendrons le coup, même en nous restreignant car nous n’avons pas le choix. Nous survivrons car NOUS N’AVONS PAS LE CHOIX !

Sa voix porte, loin. Comme le vent un peu plus tôt, elle fait se courber les têtes. Elle emporte le cœur et la raison des clanés, comme il se doit. Mais c’était sans compter sur l’intervention du meilleur ennemi de mon Guide.

— Édison a raison, clame Cierge d’une voix aigüe, déplaisante, coupant encore la parole du Guide, qui lui jeta un regard furibond. Aujourd’hui, nous n’avons pas le choix. Nous devons penser à notre survie, et celle-ci passe par la ville, là-bas. Ce monstre qui nous fait peur, hanté par nos ancêtres. Croyez-moi, je n’ai pas plus envie que vous de m’y terrer. Encore moins que vous, même ! Tous ces fantômes, ces spectres des ères passées qui s’accrochent à mes fourrures, réclament toute mon attention en gémissant… Leurs émotions violentes, leurs noirs chagrins, qui s’élèvent en vapeurs vertes et puantes ! Ils sont dans l’au-delà comme ils ont vécu, plein de haine et de jalousie. Mais notre Guide bien-aimé a raison ! La tempête approche ! Nous devons y aller !

Ah, Cierge… Il manie si bien les mots. C’est ainsi qu’il assoie son autorité, en insinuant le doute dans les têtes des clanés. Rarement pour faire le bien, et toujours pour servir son ambition. Pourtant, je ne m’attendais pas à le voir prendre la défense d’Édison. À quel jeu joue-t-il ? À ses côtés, Blafard affiche un petit sourire en coin. Que manigancent-ils ? J’aimerais tant pouvoir le découvrir, mais cela ne me dit rien qui vaille. Il va me falloir veiller plus étroitement encore sur notre Guide pour le protéger de ces deux vipères des sables.

— Mais le caravansérail ! s’exclame quelqu’un dans la foule. Et nos vivres !

Cierge écarte Polar et Brûlis, deux Glaneurs qui se tiennent juste devant lui. Ainsi, il se retrouve lui aussi au centre de l’attention. Habile façon d’éclipser celui qu’il défend… Il vient se camper face à la foule, presque devant Édison, mais pas tout à fait. Celui-ci le suit des yeux, immobile, statue de pierre glacée au vent de l’Hiver.

— Le caravansérail ne bougera pas ! Dès que la tempête sera passée, nous reprendrons notre route. Nous arriverons peut-être même à temps pour les Danses de fin d’Hiver ! Hors de question que le Clan Agile nous damne le pion cette année ! (Des rires et des quolibets fusent ; la suprématie de notre Clan ne tolère aucune concurrence.) Quant aux vivres… Nous savons nous rationner, et nous explorerons la ville dans ses profondeurs les plus obscures. Qui sait quels secrets s’y dérobent encore ? Peut-être même reviendrons-nous avec des trésors, que nous échangerons à prix d’or à la Dame de Fer ! Je sais, je sais… Vous vous demandez pour quelles raisons nous sommes encore ici. Mais qui sommes-nous pour remettre en cause les décisions de celui qui dirige le Clan Ardent depuis si longtemps ?

Ainsi, Cierge insinue que la faute revient à notre Guide. Tous les mécontents, et même les indécis, savent à présent qu’ils trouveront une oreille attentive auprès de lui.

Comme s’il s’agissait d’une chorégraphie merveilleusement orchestrée, Blafard s’avance à son tour.

— Clanés ! beugle-t-il de sa voix puissante et légèrement éraillée. Chargez les taurochs, prenez vos paquetages ! Nous partons !

Le Clan se disperse, et chacun retourne à ses préparatifs de départ. Seul et un peu sonné, je reste et observe Édison. Lui aussi se tient, immobile, sur la lande glacée. Il regarde ses mains ouvertes, en fait jouer les doigts calleux, aux ongles noircis. Il émane de lui un tel abandon que mon cœur se fendille et laisse s’insinuer une terreur pétrifiante. Si Édison tombe au profit de Cierge et de Blafard, je ne donne pas cher de ma peau. Non pas que je sois inutile au Clan. Mais cela n’entrera pas en ligne de compte. Le Guide est ma seule protection contre un abandon pure et simple sur les Landes. Contre une mort certaine.

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Rachael
Posté le 01/03/2020
Ce second chapitre est assez court et montre bien les luttes qui couvent à l'intérieur du clan. Il indique aussi la position en son sein de notre héros, qui est en retrait dans ce chapitre, se contentant d'écouter. On voit de quel côté il va se situer. C'est joliment écrit, imagé, avec de bons dialogues.
Détail : une répétition de "apaiser" vers le début du chapitre: le souffle furieux s’apaise soudainement. Cette étrange coïncidence vient apaiser mon cœur inquiet.
Scarlune
Posté le 11/03/2020
Merci Rachael ! Je m'en vais corriger cette vilaine répétition de ce pas ^^
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