Alerte

Notes de l’auteur : Ici commence véritablement l'histoire de Fanal, orphelin des Landes Transies. C'est le premier chapitre de la première partie du roman. Cette partie se nomme "Le Clan Ardent"

Alerte

 

 

 

— Fanal !

Le cri retentit dans l’air glacé du petit matin et s’y suspend comme un éclat de cristal mal taillé. C’est Édison, notre Guide, qui m’appelle. Il se tient au milieu du camp, les mains tendus vers l’un des braseros qui dispense encore une maigre chaleur.

Je suis en train de boucler mon paquetage. Je n’ai pas de yourte qui m’appartienne, alors je n’ai pas toute une installation complexe à démonter. Quelques vêtements chauds, une paire de grolles en peau tannée de rechange, une antique gourde en fer blanc et un coutelas au manche de bois, presque trop épais pour ma main, le tout à fourrer dans un vieux sac de toile élimée.

Je laisse tout mon barda sur place, en plein vent, pour rejoindre le vieil homme au pas de course.

Silencieux, je m’arrête près de lui, dans l’attente de ses ordres. Malgré sa fonction, ou peut-être à cause d’elle, Édison est un solitaire, et les bavardages inutiles ne lui plaisent guère.

— Suis-moi, me lance-t-il, laconique.

Son ton est aussi froid et sec que la température qui règne sur les Landes Transies. Ses mots craquent comme une vieille branche, et le vent les emmène rouler loin, petits cailloux gris et tranchants.

Sans même me jeter un regard, il s’éloigne du cercle des braseros, en direction de sa propre yourte. Assez grande pour que dix hommes puissent s’y tenir debout, faite d’un assemblage de tissus décolorés par le vent et la glace, de plastique, de cuir et de fourrures, la tente d’Édison est de loin la plus confortable des habitations nomades du Clan Ardent.

Derrière nous, des hommes se précipitent déjà pour jeter les braises au sol, avant de les piétiner. Ils semblent danser comme des pantins désarticulés, des démons couverts de fourrures épaisses et malodorantes. J’imagine la brûlure intense qui traverse à la fois le cuir de leurs grolles et la corne de leurs pieds. J’ai tellement froid que je les envie presque.

Édison s’est engouffré dans sa tente de toile en dégradé de rouge. Un rouge passé, éteint, comme du sang séché, mais qui a tout de même le mérite d’égayer le paysage d’un gris uniforme.

Je le suis, toujours en silence. Si le Guide m’invite en sa demeure, c’est qu’il attend de moi que je l’écoute avec attention. Je me glisse sous le tissu raide, aux bords tout dentelés de gel, puis me place, au garde-à-vous, à la droite de l’entrée.

Édison me tourne toujours le dos. Il farfouille je ne sais quoi dans ses rouleaux de parchemin. Je détaille ses cheveux gris, réunis en un maigre catogan dont quelques boucles s’échappent, son cou autrefois puissant et aujourd’hui décharné, ses épaules voûtées. Depuis quand notre Guide se tient-il tordu comme un sapin des steppes ?

Constater son vieillissement me fait un choc, mon cœur en loupe un battement. Se pourrait-il qu’Édison ne soit pas éternel ? Se pourrait-il qu’un jour il me laisse seul face à la meute de mes congénères ?

Stupide. Tu es stupide si tu imaginais que ton Guide puisse être invincible, me morigéné-je en moi-même. Un jour, ce Clan ne sera plus celui d’Édison. Ce sera celui de l’un ou l’autre des Danseurs, de celui qui remportera la Grande Danse.

Et qui sera l’heureux élu ? Blafard, oui. Si le successeur semble tout désigné, notre Clan compte malgré tout douze excellents Danseurs. Moi, je n’en aime aucun, mais je les admire tous, pour leur force, leur adresse et leur bravoure. Les Danseurs sont les protecteurs des Clans et ils sont l’aune de notre puissance.

— Quel âge as-tu maintenant ?

La voix rauque d’Édison me surprend dans mes réflexions.

— Je ne suis pas bien sûr. Quinze ans, peut-être.

Je lui réponds, mais il sait déjà. Il me pose cette question de temps à autre, et son ton varie toujours, fonction de son humeur. Aujourd’hui, il a sa voix d’orage, qui rocaille et gronde dans l’espace confiné de la yourte.

— Quinze ans. Trop jeune. Et puis, tu es petit pour ton âge. Chétif.

D’un geste rageur, il bringuebale au sol tous les rouleaux et les flacons d’encre. Le liquide épais s’étale en fleurs de nuit sur les tapis élimés qui parsèment le sol trop froid.

Mes épaules se crispent. Les colères de notre Guide sont rares, mais toujours spectaculaires. Qu’est-ce qui l’irrite aujourd’hui ? Ce n’est qu’un matin comme les autres, un matin de démontage de camp. Nous sommes ici depuis plusieurs semaines, et il faut repartir. Le gibier est rare et nous avons déjà fouillé les décombres de l’antique ville voisine. Il n’y a plus rien pour nous ici.

Avancer, toujours avancer. Voilà ce qui rythme la vie des Clans, jetés sur les Landes Transies, vestiges d’un monde qui fut jadis, paraît-il, vert et riant. Je me demande parfois si tout cela n’est pas un mensonge. Peut-être le monde, notre monde, a-t-il toujours été ainsi. Dur, froid et dangereux. Lorsque nous traversons l’une de ces villes immenses, de béton désagrégé et de verre brisé, je n’arrive pas à me les représenter autrement que comme des monstres endormis, des dieux puissants et terribles, sans nom, à la grandeur enfuie depuis des éons. J’entends les grincements des poutrelles rongées par le temps qui passe et les tempêtes corrosives, le lent effritement de la pierre sans âge, et j’imagine sans peine ces façades à demi écroulées m’avaler tout cru entre leurs dents indifférentes.

C’est dans l’une de ces villes qu’Édison m’a trouvé, alors que je n’étais qu’un nourrisson encore incapable de marcher. Tout autre que lui m’aurait laissé mourir dans mon berceau de décombres, tout autre que lui aurait détourné le regard.

Pourquoi Édison ne l’a-t-il pas fait ? Pourquoi a-t-il penché sa lourde carcasse vers ce petit tas tout empaqueté de fourrures souillées ? Il avait déjà un fils, pourtant. Et tout un Clan à s’occuper.

— Tu m’écoutes, petit ?

Aussitôt, je reporte mon attention sur le Guide. Il me fait face à présent, tête penchée sous sa lourde couronne de boucles grises.

— Va dire aux Danseurs qu’il faut aller s’abriter dans la ville.

— Mais, Guide, nous devions partir aujourd’hui, nous diriger vers le Caravansérail de la Dame de fer…

— Impossible. Une tempête approche.

Il adoucit son propos d’un sourire triste et ajoute :

— C’est cela aussi, vieillir. Je sens dans mes vieux os les vibrations du ciel et de la terre.

Je le contemple, dubitatif. Je ne sens rien de particulier, moi. Juste le froid sec habituel en cette longue saison d’Hiver. Mais les intuitions du Guide ne sont jamais à prendre à la légère. C’est son rôle, de toujours choisir la voie la plus sûre, de mettre le Clan à l’abri.

Alors que je m’apprête à sortir, Nuage, notre Mirienesse, entre en silence. Avec elle s’invite un courant d’air tout entrelacé de cristaux de glace. Le regard qu’elle me jette est plus effilé encore, tranchant comme un rasoir dans son visage rond et pâle comme la lune. Dans ses yeux, je lis tout ce que le Clan murmure dans mes pas. Personne n’a jamais compris pourquoi Édison m’avait sauvé d’une mort certaine. Pour le Clan Ardent, je suis un sans-clan, un déjà-mort, et je le resterai à jamais.

D’un geste sec de la tête, elle m’invite à dégager fissa. Je ne me le fais pas dire deux fois et prend mes jambes à mon cou.

Dehors, le démontage du camp est presque terminé. Les clanés sont rompus à cet exercice. Des cris rauques et des éclats de rires me parviennent de toutes parts. C’est très différent de l’ambiance des jours passés. Nous sommes des nomades. Au bout de quelques semaines passées au même endroit, nos pieds menacent de s’ancrer dans la glace sale et notre âme de s’envoler vers l’horizon caché d’un autre ailleurs.

Au-dessus du groupe affairé à nettoyer les dernières traces de notre passage, la ville culmine, comme suspendue dans les nuages lourds et noirs. Sa base est invisible, et seules ses tours flottent sans même paraître rattachée au reste du monde, épissures métalliques et minérales à la beauté absurde, monstrueuse.

Un peu plus loin, sur ma droite, j’aperçois le groupe des Danseurs. Blafard, fils légitime d’Édison, surplombe ses camarades. Les rafales impitoyables agitent ses épis d’un blond pâle, presque blanc. Tous les regards sont braqués sur lui. Il a le charisme de son père, sans en avoir la modestie désintéressée. Chez lui, l’ambition se teinte de cruauté. De là où je suis, je ne vois pas à qui il s’adresse. Peut-être à Cierge, notre Papa, celui qui nous guide dans le monde des esprits, alors qu’Édison, lui, nous accompagne dans celui, plus trivial, de la matérialité.

Je n’aime pas Cierge non plus, et il me le rend bien. Il voit en moi le rival de l’héritier tout désigné de notre Guide. Pourtant, rien dans l’attitude d’Édison n’a jamais laissé voir sa préférence pour l’un de nous deux. Blafard est son presque égal, en pleine lumière, et moi, je suis son ombre.

Je carre mes maigres épaules et me dirige vers le groupe. Pour Édison, je m’acquitterai de ma mission. Je dois jouer des coudes pour m’infiltrer entre les Danseurs. Aucun ne s’abaisserait à m’ouvrir le passage.

Leur odeur de corps mal lavé, à laquelle se mêle celle des peaux de bête fraîchement tannées, m’agresse les narines. Pourtant, je ne dois pas sentir meilleur.

Je parviens enfin au centre du cercle des Danseurs. Tête contre tête, Blafard et Cierge se parlent tout bas. Si Blafard est le fils d’Édison, je me demande parfois à qui va vraiment sa loyauté. Sa relation à son père est tumultueuse, toute tissée de silences et de mots orageux, alors qu’avec Cierge, Blafard le Danseur se montre serein, parfois même souriant. C’est que notre Papa le soutient, il a tout misé sur le futur Guide. En mon for intérieur, je tente de me persuader qu’il enterre trop vite Édison.

Pour attirer l’attention des deux hommes, je me racle la gorge. Une fois. Deux fois. Aucun ne réagit. Alors, j’appelle d’une voix que j’espère assurée :

— Blafard.

Là. Une crispation dans ses épaules musculeuses. Il m’a entendu, mais pourtant ne bouge pas d’un pouce.

Je répète, plus fort :

— Blafard !

Enfin, comme une montagne s’abaissant à contempler une misérable souris, son regard se pose sur moi. Aussi froid que le vent, aussi coupant que des cristaux de glace noire.

— Fanal. Que veux-tu ?

Cette haine qui lui fait vibrer les cordes vocales. Dix ans nous séparent, ainsi qu’un abîme de jalousie et d’incompréhension.

— Édison m’a demandé de t’informer que nous devions aller nous abriter dans la ville.

De la main, je désigne le monstre noir qui nous domine, attirant ainsi l’attention sur lui plutôt que sur ma voix qui finalement tremblote. Mais Cierge me fixe — me flétrit — du regard, se refusant à suivre ma main dans son inutile diversion.

Que pense-t-il en cet instant ? Que voit-il en moi ? Un potentiel concurrent ? J’aimerais lui crier que ce n’est pas le cas, que depuis toujours je ne souhaite qu’une petite place dans le Clan Ardent, rien de plus.

— Il a perdu la tête, grommelle Blafard, visiblement contrarié.

Cierge pose une main compatissante sur l’épaule du fier Danseur.

— Édison n’est plus ce qu’il était, je te l’ai dit. Son sens des priorités s’émousse, il aura bientôt peur de son ombre.

Notre Papa éclate d’un rire joyeux, comme s’il ne venait pas de blasphémer. Comment ose-t-il s’en prendre ainsi à notre Guide ? Les Clans sont depuis toujours dirigés par une Triade composée du Guide, du Papa et du Mire. Le Clan, l’Esprit et le Corps. Mais c’est le Guide qui prime, toujours. Le Clan doit passer avant toute autre considération. Dénigrer le Guide, c’est affaiblir le Clan, c’est hypothéquer notre survie à tous.

Je sais depuis longtemps que l’harmonie ne règne pas au sein de notre Triade. Édison s’est toujours montré trop inflexible, trop indépendant, et a ainsi suscité la rancœur de notre Papa et de notre Mirienesse. Et depuis quelques mois, je remarque que Cierge s’est dangereusement rapproché de Blafard. Ce n’est pas le cas de Nuage. Si elle déteste Édison, elle lui reste pourtant fidèle et ne le rejette que dans le secret de son cœur. Et elle n’apprécie guère Blafard, qu’elle considère comme une brute sans finesse.

Je la rejoins sans peine sur ce point. Blafard est un colosse, il est notre meilleur Danseur, alliant ainsi la force et la grâce, mais il ne sait pas mener les hommes. Peu importe, Cierge se propose de le faire pour lui.

— Qu’est-ce que tu fais encore là ? me balance-t-il, comme s’il devinait que mes pensées le concernent et ne lui font pas honneur. Dégage, retourne au pied de ton maître.

Sans un mot, je me retire. Mais je ne retourne pas vers la yourte d’Édison. Ce qui s’y passera ne me concerne pas.

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Rachael
Posté le 01/03/2020
Hello,
J'ai trouvé ce premier chapitre agréable et bien rythmé. Je n'ai pas eu de problèmes avec les mots, je trouve que tu les amènes avec clarté. J'ai bien aimé tes descriptions des villes en ruine. On voit déjà les jalousies et conflits d’intérêt au sein du clan, ça promet pour la suite.
Scarlune
Posté le 01/03/2020
Merci Rachael ! Je suis contente que le début te plaise, il ne me reste que deux chapitres pour finir enfin ce tome ^^Bref, ça me rebooster, et ça, c'est super cool !
Cocochoup
Posté le 07/02/2020
Un premier chapitre très riche en informations !
Les descriptions sont très jolies, mais je t'avoue qu'il y a tellement de mots dont j'ignore le sens que ma lecture a été un peu cahoteuse. Mais c'est bien normal pour un 1er chapitre ou on doit se plonger dans l'ambiance et dans un univers inconnu !
Je file lire la suite :)
Scarlune
Posté le 10/02/2020
Merci pour ta lecture et ton commentaire, ça me fait très plaisir ! Oui, c'est vrai qu'il y a pas mal de mots spécifiques, mais c'est pour la mise en place de l'univers… J'espère que la lecture des prochains chapitres sera plus agréable pour toi. ^^
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