Moulin à vent, moulin à sang

Par Jowie

Moulin à vent, moulin à sang

 

La bouche ouverte, Agnan et Eleonara s'ébahissaient devant la complexité de l'intérieur tronconique du moulin à vent. Le plancher très espacé et grignoté par les mites laissait deviner les danses hypnotisantes des engrenages aux étages supérieurs. Ronronnant dans un constant frottement de pierre contre pierre et de cliquetis métalliques, le moulin-tour produisait un vacarme permanent, une chanson de rouages, de manivelles et de meules crissantes. La soirée était venteuse : dehors, les ailes du moulin œuvraient de plus belle.

Intimidée à l'idée de pénétrer dans les entrailles d'une machine vivante, Eleonara s'était réfugiée derrière l'échelle qui communiquait avec le premier étage.

Avec une lenteur qui soulignait une profonde méditation, Sgarlaad referma doucement la porte du moulin, avant de s'orienter vers ses invités. Le rez-de-chaussée n'était éclairé que par un filet de soleil mourant qui ne visait qu'une partie de sa grande silhouette. La lumière tamisée n'atteignait pas son menton ; il semblait porter l'ombre du plafond comme un immense chapeau de paille.

S'il était vrai que sa taille avaient fait tourner des têtes dans la rue, il y avait un écart surprenant entre Sgarlaad et l'image véhiculée des Barbares. Tout comme Agnan, Sgarlaad n'avait rien d'un troll poilu, hideux, musclé et frappé de gigantisme. Ses épaules, drapées par une humble cape, s'abaissaient discrètement, articulées à des bras robustes mais ne sortant pas de l'ordinaire. Sa façon de se tenir rappelait la prestance du cerf, pas le port de l'ours.

Mais un Mikilldien engoncé dans des vêtements einhendriens, voilà qui était curieux. Coincé et à l'étroit sous sa chemise de chanvre grossièrement ficelée, le Barbare portait des braies trop courtes. Deux éléments saugrenus trahissant davantage son déguisement : ses bottes recourbées et sa boucle de ceinture aussi large et ronde qu'une assiette.

Minutieusement gravée de motifs anciens et forgée à partir d'un métal terne et rouillé, la boucle renvoyait des reflets cuivrés qui se projetaient sur les murs plâtrés. Preuve de l'existence d'une autre civilisation, d'une histoire étrangère et parallèle à celle de l'Einhendrie, cet accessoire insolite médusait Eleonara. Elle ne tarda toutefois pas à se raidir, se rappelant que fixer les humains au niveau du bassin n'était pas jugé approprié. En rougissant, elle se détourna et promena son regard sur le sol parsemé de poussière blanche, les pièces de rechange des engrenages, puis sur les sacs de farine et de grain à moudre amoncelés contre les parois.

— On l'a fait ! s'écria Agnan en secouant Sgarlaad par les épaules. Tu nous as sauvés du cachot et nous avons réussi à nous retrouver ! Je n'en crois pas ma chance ; j'ai vraiment cru que c'était parti en brochette !

Il fit un tour dans la pièce en virevoltant, puis s'étendit, las, sur une pile de ballots blancs.

— Incroyable ! s'exclama-t-il comme s'il ne pouvait cesser de s'émerveiller. Alors, pendant tout ce temps, c'était ici que tu te cachais ? Raconte-nous, ajouta-t-il en tapotant à côté de lui pour inviter Sgarlaad à s'asseoir. Je veux tout savoir. Depuis le début.

Hélas, son morne compatriote ne partageait pas le même entrain. Pas un de ses cheveux ne remua ; il se contenta de demeurer dos à la porte, droit comme un « i », encore à moitié voilé par l'ombre.

Agnan garda un œil écarquillé dans l'attente d'une réponse. Lorsqu'il comprit qu'il n'en recevrait pas, sa bouche exécuta une petite moue. Tout à coup, un sourire enfantin illumina son visage. Il goba joyeusement une bouffée d'air et de poussière.

— Une espèce de justice existe bien dans ce pays, en fin de compte, dit-il en se limant l'ongle du pouce sur une meule de remplacement. Je ne m'attendais pas à autant de générosité de la part des Einhendriens. Ils ont quand même fini par nous libérer ! Tu crois qu'ils se sont doutés de notre origine étrangère ?

Si l'angoisse d'attirer l'attention occupait une place permanente parmi les préoccupations d'Eleonara, elle était décidément tombée sur le pire duo. Même un aveugle aurait su deviner que de ces deux-là n'étaient pas Einhendriens.

 

En quittant les cachots, les deux Nordiques avaient racheté Voulï, puis s'étaient éloignés avec Eleonara, les soupçons de la sentinelle crépitant dans leurs dos. La situation s'était aggravée à la première ruelle : impossible de ne pas remarquer un homme auquel les Einhendriens adultes arrivaient à peine à l'épaule. Tel un aimant hélant le mauvais œil, Sgarlaad avait collectionné les « Retourne dans ta grotte ! » et les « Où sont tes maîtres ? » à tous les croisements. Tandis que ce dernier avait ignoré les remarques, Agnan avait montré les dents et fait des grimaces aux passants. Sgarlaad lui avait jeté un coup d’œil réprobateur : un peu de discrétion aurait suffi pour que le palefrenier, moins extravagant en taille, passât inaperçu. Mais retenir ses émotions ou sa langue n'étaient pas un acquis pour Agnan.

Heureusement pour Eleonara, pour qui les regards d'autrui équivalaient à des brûlures cutanées, la mondanité des faubourgs avait été remplacée par un groupement de moulins solitaires profitant des rafales de vent.

 

— Agnïnwur, wirrich ds meud ? tonna une voix grave provenant de l'entrée, mêlée à un accent abrupt. Wohech sig erfündr ?

En entendant ces phrases en dialecte, Eleonara avait eu le réflexe de plaquer ses mains sur ses oreilles. Sans même la regarder, Sgarlaad avait pressé ses lèvres fines l'une contre l'autre. Ma foi, c'étaient des mots anciens et rauques, venant de contrées lointaines et très pénibles pour le tympan. Elle n'y pouvait rien.

Sgarlaad s'était avancé pour se tourner vers le garçon couché ; un rayon écarlate l'éclairait à présent, dégageaient de son profil un nez aquilin et un menton qui se terminait en une fière barbiche dorée. Eleonara saisit sa chance pour étudier le mystérieux allié d'Agnan.

De presque dix ans leur aîné, Sgarlaad était l'incarnation de l'impassibilité. Sous ses cheveux longs à mi-chemin entre le châtain et le blond, ses sourcils pâles, deux traits effacés, soutenaient son grand front sérieux. Bridées comme celles d'Agnan, ses deux lentilles grises, aveuglées par les dernières lueurs du jour, ne traduisaient que de l'attente. Ses traits, bien que sans beauté, étaient harmonieux. Son visage peu anguleux n'avait en soi rien de grossier, à part peut-être ses joues carmin à jamais martelées par les vestiges de l'acné. Eleonara lui trouva un air de passoire.

 

Même après son inspection, l'elfe refusait d'ôter ses mains de ses oreilles de peur qu'Agnan ne continuât le dialogue dans ce charabia aux mots tranchants. Au lieu de cela, ke jeune Mikilldien croisa ses bras sur sa poitrine et répondit, à la manière d'une sainte-nitouche :

— On n'a pas le droit de parler en dialecte en Einhendrie, tu devrais savoir ça, Sgarlaad, depuis le temps que tu croupis dans ce pays. Il faut qu'on s'entraîne. En plus, j'ai un bon accent, maintenant.

La réplique eut l'air de frapper un point sensible chez son compatriote. Ses lèvres remuèrent sur du vide, ses paupières tremblèrent un instant, mais il ne dit rien. Était-il en colère ? Non, pris au dépourvu plutôt ; un peu comme un affamé qui voit un mirage de festin se volatiliser sous ses yeux.

Eleonara jugea que l'heure d'entamer son rôle d'Einhendrienne des bas-fonds avait sonné, car elle refusait de perdre une seule miette de leurs cachotteries.

— C'est vrai, bredouilla-t-elle d'un ton mal assuré. Si vous parlez en nordique, j'irai tout dire aux autorités.

Elle avait de la peine à trouver ses mots. Après tout, c'étaient des particules qu'elle n'utilisait que rarement à l'oral. Dans sa tête cependant, les paroles filaient, coulaient, couraient comme une source de montagne.

Sa menace n'avait pas dû être très convaincante, car elle ne provoqua aucune réaction chez les étrangers. Eleonara se demandait d'ailleurs s'ils l'avaient entendue.

— Si tu veux savoir qui est la fille et où je l'ai trouvée, enchaîna Agnan, ta méfiance est mal placée, vraiment. Ce n'est pas une espionne, mais une esclave en fuite, comme moi. On peut lui faire confiance. Elle m'a sauvé la vie.

Il fit un clin d’œil à Eleonara, faisant allusion à leur malencontreuse rencontre avec les braconniers. Puis il se leva et tapa allègrement dans ses mains.

— Hé, pourquoi ne pas commencer la soirée par des présentations ? Fille-sans-nom, voici Sgarlaad, un cher ami de mon père. Sgarlaad, voici Fille-sans-nom, dont je ne sais pas grand-chose... mais qu'importe !

Eleonara en était maintenant certaine : Sgarlaad était déterminé à ne pas lui adresser un seul regard. Arrogance, méfiance ou dédain ? De la timidité chez un homme de cette stature et d'une attitude aussi posée lui paraissait inconcevable. Sgarlaad était même plus que posé : planté comme un clou devant la porte du moulin, il semblait avoir débarqué chez un inconnu chez qui il n'osait pas s'installer.

Et pourtant, il se trouvait chez lui : il y avait dans un coin de vieux draps étendus, des vêtements soigneusement pliés, un sac en toile repu, ainsi qu'une miche de pain, une tome de chèvre, une cruche et un bol d'eau. Sgarlaad l'avait même précisé lorsqu'ils cheminaient des cachots au moulin ; il logeait ici.

— Depuis quand habites-tu dans ce moulin à vent ? s'enquit Agnan dans l'espoir de détendre l'atmosphère.

— Trois semaines. J'ai connu maintes étables et granges avant cela. On ne m'hébergeait jamais longtemps. Le moulin me convient mieux. Je sors peu et on ne me dérange pas.

— Qui t'a permis de vivre ici ? Les étrangers ne sont pas les bienvenus, d'habitude...

— Le meunier se fait vieux, ainsi que son moulin. L'un a besoin d'un coup de main, l'autre de réparations et moi d'un toit. On m'a promis une trentaine de nuits si j'actionnais le moulin les jours sans vent et si je veillais à ce que les rouages ne se coincent pas.

Sgarlaad regarda le sommet du moulin-tour. Eleonara l'imita.

— J'ai de la chance, ce soir : les ailes sont emballées.

— On t'exploite, constata Agnan.

Eleonara s'appuya contre l'échelle menant à l'étage, absorbée par le tournoiement nerveux des roues à alluchons. Le moulin la sidérait. Le voir depuis l'extérieur avec ses bras pivotant au gré du vent valait la peine de s'énuquer ; mais épier ses entrailles offrait un tout autre spectacle : la révélation de ses secrets, la découverte de son mécanisme. L'elfe conclut que le monde du « dehors » était pareil à un moulin très complexe. Ce n'était qu'en y entrant que l'on comprenait peu à peu son fonctionnement. Elle plissa les yeux ; quelle vue pouvait bien offrir la couronne de fenêtres, creusées à fleur de la toiture ?

Se sentant observée, Eleonara abaissa le regard ; Sgarlaad détourna aussitôt le sien, mais l'elfe en était sûre : ses deux billes de pupilles avaient été rivées sur elle.

— Monte, si ça t'intéresse.

Sgarlaad ne s'adressait plus à Agnan, mais bien à Eleonara.

Saisissant qu'il venait de trouver un moyen de se débarrasser d'elle, l'elfe accepta son offre d'un hochement de tête timoré et commença à monter les échelons.

Deux Mikilldiens séparés des leurs pendant des années devaient avoir des tonnes de choses à se raconter. Quoi exactement, elle comptait le découvrir.

L'elfe ne tarda pas à abandonner son ascension. Ses plaies, à la main et surtout à l'épaule, la déchiraient.

Du coin de l’œil, elle vit Sgarlaad attacher ses cheveux en chignon et parcourir ses affaires. Il dénicha un petit pot de miel et le lui tendit.

Eleonara ne remua pas.

— C'est pour désinfecter ta blessure, précisa Agnan comme s'il avait deviné sa confusion.

Embarrassée, elle prit le pot, en appliqua une quantité minime de miel sur son épaule ainsi qu'entre son pouce et son index, avant de le rendre hâtivement, le front baissé et de replier son bras meurtri contre elle.

Lorsque Sgarlaad s'approcha pour lui nouer un lambeau de sac de farine autour du bras toutefois, elle lui administra une claque sur la main et feula.

Pris de court, Sgarlaad recula. Agnan, lui, avait presque les yeux qui lui sortaient de la tête.

L'aîné des Nordiques s'accroupit et glissa la bande de tissu jusqu'à Eleonara avant de battre en retraite comme s'il apportait une offrande à une bête féroce.

Le regard léchant le sol, Eleonara saisit la bande avec hésitation. Elle tenta de l'attacher autour de son bras, ce qui s'avéra fort fastidieux avec une seule main. N'y parvenant pas au bout de trois essais, elle laissa tomber avec un râle.

Penaude, elle guigna alors vers les Mikilldiens qui la fixaient dans un silence embarrassant. Elle choisit de le rallonger. Elle n'avait pas plus envie de demander de l'aide que d'admettre son erreur de jugement.

— Peut-être que tu devrais lui donner un coup de main, proposa Sgarlaad à Agnan.

Catastrophé, le palefrenier secoua vivement la tête. Tout en se tortillant le petit doigt, il encouragea son ami du menton.

Doucement, Sgarlaad s'approcha et ramassa le lambeau. L'elfe crut se transformer en piquet de drapeau quand il l'entoura autour de son bras.

Il serra le bandage ; elle serra les dents. Elle avait les larmes au bord des yeux de douleur.

— Je sais que ça fait mal, mais avec le temps, ça ira mieux. Ta main ne sera peut-être plus la même, mais avec de la volonté et de la persévérance, tu te la réapproprieras. D'où viens-tu ? demanda-t-il en articulant le plus possible.

— Du Blodmoore.

Après une pause, le Nordique hocha la tête et refit un nœud.

— De quel lieu-dit ? J'ai traversé le duché de Blodmoore, il y a longtemps.

Quoique profonde, sa voix était plate, monocorde et sans expression. Elle n'aimait pas beaucoup les questions. Ça la mettait mal à l'aise.

— Ce n'est qu'un hameau, bafouilla Eleonara en priant pour qu'il se désintéressât du sujet. Ce n'est pas très connu.

Il ne la regardait pas, trop occupé à tester l'adhérence du bandage. Ce manque de contact oculaire permit à l'elfe de se tranquilliser et de retrouver ses marques.

— Garlickham. C'est le nom du hameau.

Elle tordit la bouche, espérant que ça ne lui évoquât rien.

— Garlickham. Non, je ne connais pas.

 

À peine Sgarlaad l'eut-il libérée qu'Eleonara lui échappa et pour retenter son escalade.

Première échelle, deuxième échelle... L'entaille sur son épaule tirait, mais elle préférait ça à ce qu'un humain la touchât.

Ne s'arrêtant pas aux étages intermédiaires, l'elfe n'en capta que quelques images superficielles : la meule tournante et la meule dormante, l'une sur l'autre comme une mâchoire à broyer les grains de blé ; la farine s'écoulant dans la huche... À en croire Sgarlaad, ce moulin à vent devenait un moulin à sang quand le vent manquait ; autrement dit, il pouvait être actionné par une force humaine ou animale. Ses meules étaient impressionnantes ; il ne faudrait pas moins qu'un bœuf pour les activer et pourtant, Sgarlaad prétendait le faire seul.

Arrivée au dernier étage, Eleonara accourut à une fenêtre, à peine à un empan en-dessous des rouages cliquetants. La vue lui coupa le souffle et pourtant, elle s'y attendait, car ce n'était que pour l'admirer qu'elle était montée.

Un tapis d'herbe verte, léché par le soleil couchant, se déroulait jusqu'à une forêt triste, belle et gigantesque, à une pincée d'heures de marche.

Hêtrefoux.

Eleonara sentit son cœur s’alléger, se soulever. Comme elle aurait voulu, à l'instant même, se perdre dans ce sanctuaire, palper ses troncs et ses houppiers, humer son parfum qui, dans un meilleur monde, lui aurait été familier !

Eleonara n'avait jamais été aussi proche de son but, sa destination ultime, la réponse à toutes ses questions. Rien qu'à l'embrasser des yeux, elle en vint à oublier la douleur de sa blessure.

Demain matin, c'était décidé, elle y serait. Elle rentrerait à la maison. Elle rentrerait à Hêtrefoux.

 

Soudain, ses oreilles remuèrent sous sa touaille et sa capuche, dont elle tripotait fiévreusement l'extrémité. Au rez-de-chaussée, Agnan venait de réprouver Sgarlaad qui avait retenté de communiquer dans leur langue.

— Pourquoi parler einhendrien si de toute façon, elle ne nous entend pas ? se plaignit l'aîné.

— Parce qu'il ne faut pas encourager les mauvaises habitudes, assura Agnan. Le plus tôt on s'accoutumera à se parler en einhendrien, le mieux ce sera.

Eleonara s'écarta de la fenêtre. Elle distinguait le dessus de leurs crânes rapprochés à travers les fentes du plancher. Les Mikilldiens pouvaient baisser la voix autant qu'ils voulaient, elle les entendrait. Comme quoi, être née avec des oreilles étirées avait ses avantages.

— Tu as remarqué ? Les hommes portent des collants, ici ! s'esclaffa Agnan.

Se croyant hors d'écoute, les Nordiques, profitant d'échanger le plus possible, dérivèrent. Leur sujet favori semblait être la critique de l'Einhendrie. Selon eux, la nourriture de la région était trop légère et manquait de calories. Les habitations étaient mal bâties contre le froid car le bois pourrissait ou abritait des générations de champignons. Les gens abusaient de la bière. Les garnements pullulaient sur les routes à longueur de journée sans avoir l'air d'être occupés ou de se rendre utiles. Leurs mères, malgré leur épousailles et le climat, arboraient de troublants décolletés ; un comportement que leurs filles copiaient dès un très jeune âge. Les hommes, en revanche, empilaient exagérément les couches de vêtements contre un froid ridicule.

— Qu'est-il arrivé à la Harpie ? chuchota soudain Agnan.

— Je l'ai renvoyée au Nord, fut la réponse. J'ai bien cru ne jamais recevoir ton billet. À force de guerroyer, elle ne me ramenait plus que des messages déchiquetés et des faucons dépecés. La fille, elle l'a vue ?

— Non, elle dormait.

— Tant mieux. Dis, pourquoi sent-elle l'ail ?

— Mais j’en sais rien, moi ! Une tendance einhendrienne, peut-être, qu'est-ce que tu veux que je te dise ? Tu me vois poser une question pareille à une fille ?

Le vieux plancher crissa sous le poids plume d'Eleonara ; garçon et homme levèrent simultanément la tête. L'elfe fit mine d'examiner les rouages du comble. La voix de Sgarlaad poursuivit, solennelle :

— Tu aurais dû la mentionner dans ton dernier message. Où l'as-tu trouvée ?

— Elle faisait la chenille au milieu de l'écurie où je travaillais, rétorqua Agnan, sur la défensive. Oh, pitié, ne me dis pas de la chasser ! Tu verras, elle est aussi charmante que les toutes les jeunes filles qui portent un prénom, ajouta-t-il d'un air très convaincu.

Eleonara, au sommet du moulin-tour, cligna des yeux. Charmante ? Voilà qui était drôlement inattendu. Depuis Franc-Boise, elle n'avait fait que de lui emboîter le pas avec une mine renfrognée, aussi bavarde qu'une canne de bois et il la qualifiait de charmante ! Pas taciturne, ennuyeuse, pénible, morose, ou bizarre. Charmante.

— Au fait, Sgarlaad : comment as-tu su que j'étais aux cachots ?

— J'étais au puits lorsque j'ai vu un fourgon... et toi dedans. Pardon pour le retard. J'ai attendu qu'il y ait moins de visiteurs. Tu ne sais pas ce que j'ai dû débattre avec les gardes pour qu'ils me laissent passer.

 

Eleonara reporta son attention sur le paysage. De plus près, Hêtrefoux ne renvoyait pas l'image d'une végétation saine et foisonnante, mais plutôt d'hostilité. Et même si, jusque-là, l'idée de la visiter l'avait toujours enthousiasmée, Eleonara ne put s'empêcher de se sentir repoussée. Ce n'est pas le bon moment. Il est trop tôt.

Elle resta longuement ainsi, battant des paupières, ne sachant que faire de ses mains. Elle ne saisissait pas le sens de cette intuition, cette impression dissuasive qui l'aiguillonnait. Pourquoi serait-il trop tôt ? Elle avait guetté cet instant toute sa vie !

Était-ce la peur de l'échec ? Atteindre Terre-Semée avait déjà été un exploit. Pénétrer la forêt maudite ne s'annonçait pas plus facile. Qui savait ce qui y rôdait, jour comme nuit ?

 

La vérité ne tarda pas à se pointer, tragique, terrible. Alors que le soleil disparaissait derrière les cimes argentées de Hêtrefoux, l'elfe crut perdre pied.

À moins de deux milles du moulin, tout au long de l'orée de la Forêt Maudite, d'immenses feux de joie s'allumaient un à un, reliés par une séquence de torches scintillantes, de façon à créer une muraille de flammes.

C'était irréel. C'était assister à l'Extinction, cinq cents ans après les faits. Et peut-être était-ce le but des Einhendriens et de leurs feux nocturnes. Attiser le souvenir et la peur.

 

Tandis que l'obscurité envahissait le moindre recoin du moulin, Eleonara s'assit, abattue. La Dame ne lui avait pas parlé de ça, elle ne l'avait pas mise en garde. Ou alors si, mais pas assez. Et si la Dame n'avait pas su, pour les feux ?

Eleonara enfouit son visage contorsionné entre ses mains. C'était inconcevable. La Dame savait tout.

Alors qu'elle demeurait repliée, Eleonara percevait la discussion des étrangers comme un bourdonnement lointain et la voix d'Agnan comme un couinement de furet.

— Alors, les retrouvailles, comment ça s'est passé ?

— Notre entretien était bref. Errmund a changé. Il loge avec ses amis dans une auberge du centre.

— Il est au courant, pour... ?

— Non. Ça ne vaut plus la peine. Il est des leurs, à présent.

 

Lorsque Eleonara redescendit enfin, interceptant Agnan et Sgarlaad en pleine messe basse, elle frissonna en remarquant les torches allumées sur les murs.

En la voyant arriver, Sgarlaad se redressa et, sous prétexte d'aller jeter un œil sur Voulï dans l'abri annexé au moulin, il quitta le bâtiment.

— Bonne nouvelle, fit Agnan en souriant dès que la porte se fut refermée. Tu peux passer la nuit ici.

Eleonara acquiesça distraitement et se coucha dans un coin, posant sa tête sur un sac de farine. Le sourire disparut du visage du palefrenier.

— Demain, Sgarlaad et moi partons. Et... je doute que nous nous reverrons, Fille-sans-nom.

Eleonara n'en avait cure. Eleonara ne voulait plus que se rouler en boule, lui tourner le dos, effacer le monde dans l'espoir de s'effacer, elle, ainsi que ce point noir qui lui dévorait le cœur.

Hêtrefoux s'éloignait, en mirage inaccessible.

Elle bloqua le sanglot qui lui montait dans la gorge. Si la Forêt Maudite était si bien gardée, elle ne pouvait pas remplir sa promesse à la Dame ; elle ne pouvait pas se réfugier à Hêtrefoux et pister la trace des siens. Mais si Hêtrefoux n'était plus une option, où pouvait-elle aller ? Qu'adviendrait-il d'elle ?

Eleonara se força à revenir à la raison. Dormir lui porterait conseil. Avec de la chance, elle rêverait et la Dame lui soufflerait un indice.

— Où irez-vous ? souffla-t-elle péniblement à l'adresse d'Agnan.

Si les instants en compagnie du jeune Nordique étaient comptés, mieux valait faire un dernier effort.

— Apparemment, ça s'appelle le Don'hill. On raconte que c'est une abbaye vieillissime bâtie au bord d'une falaise. De quoi avoir la trouille ! Le recrutement a lieu demain.

Tant qu'il papotait, Eleonara pouvait atténuer ses doutes et ses peurs, car sa voix à lui, bien que fluette, était beaucoup plus agréable à écouter que celle de l'incertitude.

— Le Don’hill, poursuivit le garçon d'un ton rêveur, est un lieu mystérieux. L'abbaye héberge les moines armés, des soldats qui voyagent dans les territoires sujets pour maintenir l'ordre. Par tradition, on n'acceptait pas les étrangers, mais les temps changent. Cette année, la porte s'est ouverte aux Mikilldiens et aux Opyriens, à condition qu'ils soient en possession de documents de recommandation et qu'ils aient été cassés.

Cassés ? murmura Eleonara. Qu'est-ce que... ?

— Agnïnwur.

Les deux adolescents sursautèrent, n'ayant pas vu Sgarlaad entrer. Penaud, Agnan se fit craquer les doigts.

— Pardon, je sais, tu me croyais moins babillard, mais ta dernière visite au Nord date de plusieurs années : je n'étais qu'un enfant et toi, tu n'avais même pas rejoint la Sylvanie. Désolé... je ne voulais pas te décevoir, je ne le referai plus. Motus et bouche cousue.

Sgarlaad soupira, puis lui adressa le brouillon d'une grimace mélancolique.

— C'est pardonné ? s'écria Agnan. Génial ! Je peux te poser une question, alors ? Mon père m'a dit que les Einhendriens t'avaient cassé, c'est vrai ?

Là, Sgarlaad fit un pas en arrière et se pétrifia. Dans son regard se lisait une surprise acérée, ainsi qu'une crainte ancienne, renouvelée.

— Ça suffit ! lâcha-t-il.

Et, plus tendu que jamais, il s'exila à l'étage du dessus.

 

***

 

Vautrés sur une montagne de ballots granuleux et plongés dans la bruyante nuit noire, Agnan et Eleonara attendaient la venue du sommeil. Sgarlaad, lui, veillait sur les meules et sur la trémie, qu'il devait maintenir pleine de grains à moudre.

Agnan tortillait son corps longiligne en quête de la meilleure position possible. Peut-être avait-il encore envie de bavarder.

— Agnan, chuchota Eleonara.

Il se retourna vivement, les yeux ronds et brillants. Évidemment, il n'attendait que ça : pipeletter. Les fentes de ses yeux s'arrondirent : il s'étonnait que l'elfe lui eût adressé la parole et elle, qu'il l'eût entendue.

— Ouais ?

— La Sylvanie, c'est en lien avec le Do... le Don'hill ?

— Pas directement. La Sylvanie est un ordre à part. Tu n'as jamais entendu parler des Sylvains ? C'est marrant, ils sont plutôt assez connus...

Une orgueilleuse demi-lune blanche lui relia une oreille à l'autre.

— Les Sylvains sont les gardiens de la Forêt Maudite. La création de leur ordre date de l'Ancien Temps, juste après l'Extinction. Après que la fumée et la puanteur de l'incendie soit partie, les Einhendriens ont envoyé des éclaireurs à Hêtrefoux pour s'assurer qu'il n'y avait plus aucun méchant elfe survivant ou même agonisant. Il faut croire que les éclaireurs se sont entichés de la Forêt parce qu’ils ont décidé d'y rester. Tu vois, pendant que la Confrérie du Don'hill s'occupe des pays annexés, il faut bien que quelqu'un surveille Hêtrefoux, non ? Ça, c'est le boulot des Sylvains. Depuis des siècles, depuis l'Extinction, le silence et la paix y prévalent grâce à eux. Je n'en reviens pas que leur nom ne te dise rien. Sgarlaad en faisait partie. Ce sont les fameux tueurs d'elfes, pardi !

Le regard d'Eleonara se perdit dans les vapes de souvenirs. Oui, la Dame lui avait mentionné les Sylvains avant d'être emportée. « Garde-toi des humains et surtout des Sylvains, tu m'entends ? » Voilà ce qu'elle lui avait dit.

Eleonara comprenait mieux, maintenant.

 

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Elia
Posté le 25/04/2019
et bah j'espère qu'elle va quand même poursuivre sa route avec Agnan ! Je l'adore ce type :P
Jowie
Posté le 25/04/2019
 
Ravie de lire qu'Agnan est définitivement monté dans ton estime ! Quant à s'ils poursuivront leur route ensemble, tu l'apprendras très très bientôt ;)
Merci pour tes deux commentaires !
Je te souhaite une bonne lecture pour la suite,
à bientôt !
Jowie
GueuleDeLoup
Posté le 05/12/2018
Pouet!!
Bon ben ils ne sont pas parti pour être copains et je ne suis que tristesse :'(
 
Bon en tout cas, voilà un chapitre qui pose et qui annonce de belles choses pour la suite. Du coup le grand barbare, c'est un pas gentil? Mais du coup j'ai l'impression qu'on arrive sur un gros tournant de l'histoire, alors j'attends de voir ce que va donner la suite <3
Jowie
Posté le 05/12/2018
Pouet pouet !
Eh ouais, pour l'instant tout n'est pas rose avec ce Sgarlaad qui cache des choses! Par contre je me retiens de me prononcer quant à s'il est gentil ou pas ;-)Et bien vu, ce chapitre annonce un tournant dans l'histoire, j'ai hâte de savoir ce que tu penses de la suite !
Merci d'être passée et de m'avoir laissé ton avis !
Biscuits !
Jowie
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