Chapitre V : Dans les ténèbres (edit : 23/05/2020)

Evannah sortit et ne réalisa pas qu'ils étaient encore dans Ibyulis. Tout était sombre ici, excepté les quartz qui poussaient sur les rochers et qui brillaient comme des étoiles dans la brume. Mais ils ne suffisaient pas aux deux étrangers pour se repérer. Le Marionnettiste et Clya allumèrent leurs phares qui formaient une vitre opaque dans le brouillard. Le sol étant humide, la jeune fille manqua de glisser et s'accrocha à la poignée de la porte.

Les roues de Clya se rétractèrent et laissèrent place à de grosses pattes mécaniques. Le Marionnettiste remonta dans son Fraral.

- Nous allons avancer doucement, décida-t-il, peu rassuré, nous n'avons pas le choix de toute façon. Avec de la chance, nous croiserons quelqu'un. Et avec beaucoup de chance, quelqu'un qui nous aidera.

Evannah opina de la tête et s'assit sur le coffre. Quand Clya démarra avec prudence, elle rejoignit le Marionnettiste qui observait les environs. Il ne cessait de marmonner qu'il ne voyait rien et il se penchait de plus en plus pour tenter d'apercevoir quelque chose. Il partagea son inquiétude avec Evannah qui désespérait à trouver leur chemin. Elle soupira et un nuage de souffle se mêla à la brume. Le suvanel lui lança un regard intrigué et reprit son inspection. Avec elle, il allait découvrir tous les mystères de la respiration.

Les percussions des gouttes d'eau jouaient une musique angoissante. Les pas hésitants de Clya s'accordaient à leur rythme et devinrent plus lents. Le Fraral descendit en tremblant. Chaque patte posée provoquait des secousses. Evannah s'accrocha au bord de la fenêtre et le Marionnettiste s'agrippa à son bras, mais sans la blesser cette fois-ci. Sa prise si puissante avait abîmé le manteau bleu de la jeune fille. La douleur s'était calmée, mais se réveillait au moindre mouvement.

Soudain, Clya trébucha et glissa sur la pente. Le métal hurla au contact de la pierre et déchira les tympans d'Evannah qui supportait déjà les cris du suvanel.

- Tes roues, Clya ! ordonna celui-ci, paniqué, tes roues !

Son Fraral s'exécuta et malgré les crissements qui avaient cessé, il ne contrôlait pas sa descente. Le cœur d'Evannah monta dans sa gorge et ses jambes se dérobèrent sous son poids. Secouée par la chute, elle avait du mal à se cramponner et ses mains tremblantes de terreur abandonnaient leur force. Le vacarme couvrait ses gémissements. Clya sombra dans le vide et la jeune fille lâcha prise. Le Marionnettiste tendit sa main pour la rattraper, mais ne réussit qu'à la frôler. Le Fraral heurta le sol de plein fouet et dégringola jusqu'à un rocher. Ses passagers se cognèrent contre toutes les étagères et perdirent connaissance.

Lorsqu'Evannah se réveilla, elle fut éblouie par la lampe du Marionnettiste, pourtant si faible. Elle était allongée sur une vitre qui était restée intacte. Les poupées n'avaient subi aucun dégât et lui souriaient malgré sa peur. Une grosse bosse s'était formée sur son crâne et le sang qui s'en échappait teignait ses cheveux blonds. La douleur et ses habits encore humides l'avaient rendue fiévreuse. Dans l'obscurité, seule sa respiration résonnait. Evannah tourna lourdement la tête vers la lumière et appela d'une petite voix le Marionnettiste.

- Chut ! fit celui-ci, nerveux, j'ai entendu des pas tout à l'heure.

L'humaine maîtrisa son souffle, de peur de les trahir. Aucun des deux ne savait où ils étaient et n'importe quoi pouvait rôder dans les environs. Les yotoras, les habitants d'Ibyulis, s'étaient débarrassés des plus terrifiants monstres qui s'étaient réfugiées sous Cano'orah. Quelques-uns devaient les attendre à l'extérieur. Ou alors, le Marionnettiste hallucinait après avoir reçu un coup sur la tête. Enfin, si les suvanels fonctionnaient comme les humains.

Mais des clapotis confirmèrent ses paroles. Evannah se figea et guetta le moindre bruit pour identifier le nouveau venu. Des murmures s'élevèrent bientôt, lui indiquant qu'un groupe de créatures intelligentes tournaient autour de Clya. Tremblante, la jeune fille se redressa pour saisir quelques mots, mais le Marionnettiste lui fit signe de ne pas bouger. Même si elle voulait lui désobéir, elle resta immobile. Les pas se rapprochaient d'eux et quelqu'un montait sur le Fraral pour aller à leur rencontre.

Deux mains se posèrent sur le bord de la fenêtre. L'une était aussi blanche qu'un nuage, l'autre n'était que d'os. Trois queues squelettiques s'agitaient comme des serpents. Puis apparut la tête d'une jeune femme aux cornes ondulées. Cerné d'une tresse, son visage anguleux affichait la surprise.

Evannah et elle se figèrent, absorbées par le regard de l'une et de l'autre. L'expression dure de l'étrangère fondit devant la peur de l'humaine. Telles deux lunes argentées dans un ciel blanc, ses yeux brillaient à la lueur de la lampe. Les deux filles restèrent silencieuses, piégées dans cet instant qui paraissait durer une éternité. Mais Evannah finit par baisser la tête vers son pendentif, une étoile lumineuse à huit branches qui fut cachée par la main de chair de l'inconnue.

- Toi ! Ne la touche pas ! hurla le Marionnettiste d'une voix affolée qui les fit sursauter.

- Non, je ne vous veux aucun mal ! se défendit la fille blanche.

- Je n'en sais rien ! Tu es une damorian et tu es peut-être là pour nous piller !

- Et moi qui croyais que les suvanels étaient ouverts d'esprit...

- Il est juste nerveux, l'excusa Evannah, on est tombés de Cano'orah et on a subi une chute très violente.

- Je vois ça, tu es dans un sale état. Et on a entendu la machine tomber et hurler du bout du tunnel.

Alors qu'elle allait demander qui étaient les personnes qui l'accompagnaient, Evannah aperçut deux mains plus petites que celles de la damorian se poser sur le bord. Une fillette à la peau grise surgit et salua les étrangers. Ses cheveux roses étaient attachés avec un gros ruban bleu et dévoilait ses oreilles pointues qui se courbaient. Quelques mèches s'échappaient pour frôler ses épaules dénudées. Cette vision fit grelotter Evannah davantage qui aurait aimé être de la même espèce qu'elle en ce moment. En tant que nilédia, cette enfant avait de la chance d'être immunisée contre le froid.

- Tu vois, je te l'avais dit ! s'exclama-t-elle, triomphante, c'était un suvanel et son Fraral ! J'avais raison et tu n'avais pas arrêté de me contredire !

- Je n'avais jamais vu de Fraral de ce genre, rétorqua la damorian, agacée, je pensais qu'ils volaient tous.

- Je n'aime pas voler, expliqua le Marionnettiste qui s'était détendu, j'ai le vertige. C'est pour ça que Clya ne fait que rouler.

- S'il avait des ailes, on aurait évité de se retrouver dans cet état, marmonna Evannah, ça va, vous ?

- Oui, je suis un solide, ne t'en fais pas ! Oh, je suis vraiment désolé pour ta tête...

- Nous ne pouvons pas vous soigner, mais nous connaissons quelqu'un qui pourra vous aider dans notre cité, les rassura la nilédia.

- Il y a une cité, par ici ?

- Oui, elle accueille les exilés des mondes.

Evannah attrapa un des tissus qui jonchaient la vitre et tamponna sa bosse. Elle grimaça au contact mouillé sur sa plaie.

- Je veux bien vous suivre, déclara-t-elle en considérant le sang sur l'étoffe.

- Bien, allons-y ! s'écria l'enfant, ravie.

- Attends, nous ne savons rien d'eux ! intervint la damorian.

- Cette fille est blessée et ce suvanel ne savait pas où il allait, visiblement. Nous n'allons pas les laisser là.

- On pourrait très bien les avoir envoyés pour nous trouver et nous surveiller. Tu sais que c'est risqué de vivre en groupe et de se multiplier sous Cano'orah. D'ailleurs, nous sommes beaucoup plus nombreux depuis quelques jours !

- Personne ne nous a envoyés ici. Je m'appelle Evannah et lui, c'est le Marionnettiste. On s'est perdus dans Ibyulis.

Mais la damorian garda son regard suspicieux. Son amie trancha :

- Nous n'allons pas les abandonner. Cyluua sera en colère si nous les laissons partir. Il faut d'abord qu'on te sorte d'ici, Evannah. Ton Fraral saura se retourner tout seul ?

- Un coup de main ne lui fera pas de mal, répondit le suvanel, souriant. Merci de bien vouloir nous aider, mes chères !

La damorian leva les yeux au ciel et entra dans Clya, suivie de la nilédia. Elles portèrent doucement Evannah qui retint un cri de douleur à cause de son dos. Elles la passèrent au Marionnettiste qui la déposa contre un rocher. Avec elles, il poussa son Fraral pour le relever. Sous les encouragements de son maître, la machine s'aida de ses pattes et se redressa dans un fracas assourdissant. Le suvanel rattrapa quelques objets qui s'échappèrent. Lui et les deux filles rangèrent l'intérieur et jetèrent les débris, au plus grand regret du Marionnettiste.

Une fois Clya remis à neuf, Evannah fut portée et allongée près du coffre. Tout le monde monta à bord et le Fraral démarra.

- Éteignez votre lampe ! gémit la nilédia, une main devant les yeux, elle me fait mal !

- Oh, pardon, s'excusa le suvanel qui s'exécuta.

Une fente s'était à peine ouverte sur la poitrine de l'enfant grise. Evannah savait qu'il s'agissait du troisième œil propre à son espèce. Muni de huit paupières, il lui permettait de résister à la lumière des autres mondes. Dans ces situations, les deux yeux étaient solidement bandés, mais la nilédia avait peut-être oublié le sien, ce qui était très rare.

- Éteignez aussi les phares, ordonna-t-elle, vous allez faire un massacre à votre arrivée si vous ne le faites pas.

- Les suvanels et leurs Frarals ne voient pas dans le noir, répondit le Marionnettiste.

- Alors, je vous guiderai.

L'obscurité engloutit les lieux et la petite nilédia sauta par la fenêtre. Elle indiqua la direction et assura qu'il n'y avait pas d'obstacles sur la route.

Dans les ténèbres, la damorian brillait d'une faible lueur. Vêtue de noir, seuls son visage et sa longue tresse apparaissaient. Ses trois queues d'os reposaient devant ses pieds. Malgré l'air soucieux qu'elle montrait, sa clarté apaisait Evannah qui ne l'avait pas quittée des yeux. La fille blanche sentit qu'elle la dévisageait, ce qui la dérangeait.

- Il y a un problème ? demanda-t-elle, sans faire preuve d'agressivité.

- Euh... non... je... mes yeux se sont posés sur la seule source de lumière, bredouilla l'humaine, gênée, je n'aime pas être dans le noir.

- Tu as de la chance que je sois une Enfant-Cristal !

Evannah resta bouche bée.

- Tu n'as jamais dû en voir dans Mitrisiane. Ils n'ont pas le droit à la vie là-bas, n'est-ce pas ?

- Non. Comme tout Nébulien considéré comme dangereux.

- Lesquels ne sont pas dangereux ?

- Ceux qui se soumettent au système. Ceux qu'on arrive à modifier.

- Tu es Nébulienne ?

- Non.

Elle l'était. Mais elle n'arrivait toujours pas à l'accepter. À chaque fois qu'elle repensait à ses Nebulas, elle avait l'impression d'avoir échangé son âme avec un inconnu.

- Mais qu'est-ce que tu fais là, alors ? s'étonna la damorian.

- C'est compliqué, répondit Evannah.

- Chaque histoire est compliquée, ici. Mais tu seras obligée d'en parler à Cyluua, notre cheffe - en quelque sorte. Elle surveille les moindres allées et venues.

- Tu as toujours vécu ici ? Enfin, après Camoren, je veux dire.

- Non.

La fille blanche se ferma et Evannah s'en voulut d'avoir été indiscrète. Camoren était le monde d'origine des damorians, détruit par les protecteurs de l'Arbre Synoradel. Peut-être l'avait-elle connu ? La catastrophe n'était pas si vieille et la damorian était adulte. Mille questions foisonnaient dans la tête d'Evannah. Elle souhaitait vraiment les poser, mais c'était un sujet bien trop sensible.

- Et... comment tu t'appelles ? demanda-t-elle.

- Lyzel.

- Et ton amie ?

- Iila.

Evannah ne l'interrogea pas davantage. Lyzel ne voulait pas en dire plus sur elle.

Le vent hurlait de plus en plus fort dans le tunnel. Evannah enleva son manteau et se couvrit de draps. Mais à cause de sa robe et de ses chaussettes qui étaient encore mouillées, ce n'était pas suffisant. Ses tremblements se calmèrent néanmoins, mais sa fièvre et sa douleur persistaient.

La jeune fille tenta de détourner les yeux de Lyzel, mais ils revenaient toujours sur son visage. Parfois, ils descendaient sur son pendentif qui brillait bien plus fort que son corps. Des nuées bougeaient avec lenteur dans ce cristal. Mais même sur cet objet, il lui semblait interdit d'y poser son regard. La damorian l'avait cachée et sa réaction intriguait Evannah qui n'osait plus lui adresser la parole. De temps à autre, elle fixait ses cornes qui ondoyaient vers l'arrière de son crâne.

Le silence régnait entre elles. Mais Iila et le Marionnettiste étaient plus bavards et semblaient parler comme s'ils se connaissaient depuis longtemps.

- Y a-t-il des prédateurs, ici ? demanda le suvanel, un peu plus rassuré d'être accompagné par deux personnes qui connaissaient les environs.

- Dans les tunnels, il y a des chances de croiser certaines bêtes. Il y a déjà eu de grosses attaques dans la cité, mais elles ne sont pas très fréquentes.

- Je vois.

Evannah haussa les épaules. Il n'y avait plus de raisons d'avoir peur si une créature comme Lyzel était avec eux. Fatiguée par sa mésaventure, la jeune fille resta néanmoins éveillée à cause de la douleur. Elle ferma les yeux quelques minutes et les ouvrit quand elle entendit Iila annoncer leur arrivée.