Chapitre 8 : Le village des roses

- Voici l’entrée du village des fleurs.

Un mur de ronce s’élevait devant eux. Il était parfaitement lisse et taillé de telle sorte qu’il était infranchissable. Seul un arbre rose blême s’encastrait dans cet amoncellement de ronces. Amos désigna l’arbre de l’index.

- Vous y êtes déjà allé ?

- Oui, une fois. Il y a bien longtemps maintenant.

Une légère pointe d’amertume sifflait dans la voix d’Amos. Ses yeux s’étaient vidés de leur lueur. Regardant l’arbre sans vraiment le voir, Amos semblait revivre des moments passés. Des moments douloureux à en juger par l’accentuation de ses rides.

- Chers Visiteurs, pour quelle raison vous êtes-vous déplacés jusqu’à notre village ? Interpella un garde perché en haut de l’arbre.

L’interpellation du garde fit sortir Amos de son passé. En une fraction de seconde, il reprit son assurance et sa détermination.

- Le village de la rivière vous envoie leur chef et deux de ses représentants. Nous demandons l’hospitalité pour quelques-jours.

- Le village des roses vous souhaite la bienvenue, répondit le garde, d’une voix mielleuse.

Il lança une échelle de corde qui tomba mollement devant les trois compagnons.

- Allez, montez ! Leur intima le petit homme.

Curieuse de découvrir ce village si particulier, Aeryl débuta l’ascension de l’échelle. Arrivée en haut de l’arbre, elle fut éberluée par le paysage qui se dévoilait à elle. Bouche-bée, elle découvrit des maisons, des sculptures, tout en fleurs. Les maisons ressemblaient plutôt à des collines fleuries d’où émergeaient des portes en bois. Des champs de roses, tulipes et orchidées, parsemés d’allées et de bassins, offraient une diversité digne des rêves les plus fous. Leur parfum enivrant avait une saveur exquise et emplissait les poumons d’une merveilleuse sensation. Aeryl, qui, jusque-là, sentait le poids des kilomètres dans ses jambes, se sentait apaisée. La vision qui s’octroyait à elle l’emmenait dans un monde merveilleux, empli de bonheur et de beauté. La jeune blonde rayonnante de joie, souriait sans savoir pourquoi.

- Ne te laisse pas séduire, Aeryl. Sinon tu risques de te perdre dans un monde imaginaire que tu ne pourras plus quitter, souffla Amos avec un regard réprobateur à l’encontre de sa protégée. Laisser les rêves s’emparer de notre esprit est un jeu dangereux dans lequel la réalité devient un cauchemar.

Amos semblait davantage dégoûté qu’émerveillé devant tant de beauté.

- Woaw, poussa Kathleen, qui arrivait à son tour, en voyant les couleurs qui s’échappaient du village. On se croirait dans le rêve fou d’un peintre. Ou dans le rêve d’un peintre fou.

Même Kathleen avait échangé sa mine maussade par un sourire qui lui barrait le visage d’un air niais.

Pendant que les jeunes filles dévoraient des yeux les milliers de fleurs qui s’offraient à elle, une femme à l’allure élancée s’avançait, d’une démarche gracieuse, vers eux. Ses cheveux, coiffés de multiples fleurs, s’enroulaient de manière insolite autour d’elle, lui donnant l’allure d’une muse.

- Amos, quel plaisir de te revoir, articula-t-elle avec une voix cristalline.

Amos détourna les yeux, il semblait gêné par la beauté trop parfaite, quasiment divine, de la femme.

- De même, susurra-t-il entre ses dents, sans grande conviction.

- Qu’attends-tu pour me présenter ces deux adorables jeunes filles ?

Elle désigna du plat de la main Aeryl et Kathleen d’un geste lent et élégant. Ses longs cheveux enlaçaient ses bras comme des lianes autour d’un arbre en venant mourir dans le creux de ses mains.

- Elles se nomment Aeryl et Kathleen. Elles viennent de mon village.

- Merveilleux, chantonna la femme d’une voie suraiguë. Amos a sûrement dû vous parler de moi. Je suis la cheffe du village des roses et une amie de longue date d’Amos. Je m’appelle Amaryllis, enchaîna-t-elle d’une voix articulée. Suivez-moi, je vais vous faire la visite.

Amaryllis plia légèrement les genoux et inclina la tête en guise de salutation, puis elle tourna les talons avec la grâce d’une princesse. Ses cheveux accompagnaient chaque mouvement de son corps avec harmonie. Aeryl aurait dû ressentir de la jalousie envers cette véritable incarnation de la beauté. Cependant la seule émotion qu’elle éprouvait, était de l’admiration et un certain engouement devant la splendeur de cette femme.

- Voici nos maisons. Elles sont de petites tailles, mais nous affectionnons de dormir à la belle étoile, en communion avec nos fleurs. C’est pourquoi, nous vivons très peu dans nos maisons.

La maison que leur indiquait la cheffe du village arborait avec fierté de magnifiques bleuets.

- Chacun de nos villageois est associé à une fleur, ajouta Amaryllis avec son timbre si particulièrement aigu. Les fleurs que vous voyez sur les maisons sont propres à leur propriétaire. Le bleuet appartient au garde que vous avez déjà rencontré.

- Et la vôtre alors ? Questionna Kathleen.

- La mienne ? S’étonna Amaryllis, armée de son indéfectible sourire mielleux. L’amaryllis bien sûr. J’ai beaucoup de points communs avec cette fleur. Mes cheveux roses pâles atypiques, mon teint blafard. De surcroît, l’amaryllis, malgré sa beauté extérieure, possède des caractéristiques toxiques. J’aime d’autant plus cette particularité qu’elle me représente entièrement. Personne ne touche à ce que j’affectionne sans subir mon courroux.

Ses traits s’étaient subitement durcis en lâchant cet avertissement. Même si cela n’avait duré que l’espace d’un instant, ce fut assez pour donner des sueurs froides à Aeryl. En voyant la crispation d’Amos, Aeryl sut qu’elle n’avait pas été la seule à avoir entrevu la menace.

- Et moi pourrais-je avoir une fleur aussi ? L’interrogea Kathleen.

Jamais Aeryl n’avait vu son amie dans cet état. Elle semblait… ailleurs, comme si elle jouissait d’une béatitude sans égale. Ses yeux écarquillés observaient avec admiration tout ce qui l’entourait, et elle buvait chaque parole d’Amaryllis, comme si elle lui annonçait de bonnes nouvelles à chaque mot.

- Non, nous ne restons pas ! Souligna Amos avec dureté.

- Ma chérie. Je suis désolée, mais Amos a raison, nous ne pouvons offrir ce privilège uniquement à nos citoyens. Il faudrait pour cela que tu deviennes une fille des roses à part entière.

- Elle ne restera pas ! Tonna le vieil homme. Je veillerais à ce qu’Aeryl et Kathleen ne se fassent pas berner par vos illusions.

Amos fixait maintenant Amaryllis droit dans les yeux. Cette fois, c’était lui qui la menaçait.

- Mon cher Amos, ce ne sont pas des illusions qu’offre notre village, mais une autre vision du monde dans lequel le bonheur est maître, chantonna Amaryllis de sa voix cristalline. Et arracher une personne au bonheur annonce la mort de son âme. Vous êtes bien placé pour le savoir. Une fleur dépérit sans la chaleur du soleil.

Un léger sourire s’était dessiné au coin de ses lèvres. Cette femme, malgré la beauté qu’elle affichait, cachait des machinations perverses. Aeryl, persuadée qu’Amos allait laisser exploser sa colère devant tant de provocations, fut prise au dépourvu quand elle tourna la tête vers lui. Son chef semblait avoir été profondément atteint par ce qu’avait dit Amaryllis, à tel point qu’elle surprit, chez lui, le même regard vide qu’elle avait aperçu à leur arrivée.

La visite se poursuivit par les surprenants champs de fleurs. Au sol, d’impressionnantes roses de la taille d’Aeryl éclataient d’un rouge sang. Toutefois, ce qui attirait l’attention de deux amies lévitait à quelques mètres du sol : des fleurs spiralées, changeant régulièrement de couleur, tournaient sur elles-mêmes offrant un spectacle magique aux deux jeunes filles. Pendant qu’elles s’amusaient de cette féerie inattendue, Amos, lui, ne semblait guère impressionné par cette fantasmagorie. D’un pas hésitant, il abandonna le groupe pour s’approcher d’une petite maison sur laquelle poussaient de charmantes orchidées. Du bout de ses doigts, il caressa leurs pétales. Du vieil homme qui s’était forgé une carapace au fil du temps, et qui, d’habitude, affrontait les difficultés avec une volonté de fer, ne restait plus qu’un fantôme perdu dans ses pensées.

- J’ai pris soin de ces orchidées depuis qu’elle est partie et je continuerais cette tâche jusqu’à ma mort. Pour moi, c’est comme si elle était toujours là, chuchota la belle Amaryllis au creux de son oreille.

Elle s’approcha discrètement d’Amos, allant jusqu’à lui prendre la main avec compassion. Cette femme s’avérait être aussi imprévisible que mystérieuse.

- Cela appartient au passé maintenant, se défendit Amos en dégageant sa main.

- Soit. Les filles, je vous prie de me suivre. Nous allons vous montrer les soirées festives de notre village.

Amaryllis leur accorda un immense sourire bienveillant et fit un tour sur elle-même en sifflotant un air mélodieux. Les trois visiteurs l’accompagnèrent jusqu’à une charmante petite place sur laquelle de grands buffets étaient disposés. Quelques personnes s’affairaient au dressage des tables.

- Ne soyez pas timide. Allez les rejoindre.

Kathleen courut jusqu’aux autres jeunes avec empressement. Aeryl, quant à elle, s’y rendit avec plus de modération. Elle trouvait l’atmosphère de ce village trop malsaine. Elle se sentait emprisonnée, entourée de personnes qui ne comprenaient pas son malaise, seul Amos semblait partager ses sentiments. Mais cela ne la rassurait pas. Au contraire, si même le vieillard était perturbé alors cela signifiait qu’elle avait raison de s’inquiéter.

Un jeune garçon les accueillit chaleureusement avec un sourire qui dévoilait une dentition parfaitement entretenue. Lui aussi paraissait en proie à la maladie du bonheur inconditionnel.

- Bonjour, les filles. Comment allez-vous ?

Sa voix rauque résonnait comme le son d’un cor de chasse.

- Parfaitement, répondit sans hésiter Kathleen.

Au comble du bonheur, son regard se fondait dans celui du jeune garçon.

- Ça peut aller !

Dès qu’elle eut lâché ses paroles, Aeryl sentit une armée d’yeux la dévisager avec incompréhension. Les jeunes qui jusqu’à maintenant se contentaient de lui sourire avec une complaisance exagérée, semblait choqués au plus haut point par ce qu’avait dit la jeune fille. À tel point, que l’un d’entre eux en fit tomber l’assiette qu’il tenait dans ses mains.

- Comment ça, ça peut aller ? Tu ne te sens pas merveilleusement bien ? S’étonna le garçon.

Aeryl ne sut pas quoi répondre. L’incrédulité du garçon était réelle. C’était comme s’il n’avait jamais rien entendu d’autre que des « parfaitement », « extraordinairement », ou autres superlatifs.

- Tu ne sens pas merveilleusement bien ? Répéta-t-il avec plus d’insistance.

Il rapprocha son visage de celui d’Aeryl, si près qu’elle pouvait sentir son souffle sur ses lèvres. L’incrédulité qui s’échappait de lui n’était plus. Une expression de reproche barrait son visage. Accablée par la réaction du jeune garçon, Aeryl éprouva une certaine culpabilité, sans savoir pourquoi elle ressentait un tel sentiment. Heureusement, Amaryllis, vint à sa rescousse.

- Raf, peux-tu te charger de nous apporter de l’eau de la fontaine, s’il te plaît.

Le garçon détourna son regard de celui d’Aeryl, et, sans un mot, s’éloigna d’elle.

- Ne les laisse pas t’atteindre. Ils ne sont pas habitués à recevoir des invités. Mais, ne nous en formalisons pas. Profitons de cette belle soirée qui s’annonce !

Et d’une voix plus forte, mais tout aussi douce, elle annonça le début de la fête.

La soirée se déroula au gré des rires, de la musique et de la bonne humeur. Si Aeryl trouvait cette éternelle joie de vivre utopique et trop parfaite pour être réelle, Kathleen, elle, adhéra, avec plénitude, à ce nouveau mode de vie. La jeune fille blonde, gênée par l’excès de sourires, souvent trop illusoires, décida de s’éloigner quelque peu de la fête. Elle avança entre les allées des champs. L’odeur enivrante des fleurs commençait à lui monter à la tête et pendant un instant elle ressentit l’envie irrépressible de s’abandonner à la facilité de ce bonheur factice. Et c’est ce qui aurait probablement finit par se passer, si elle n’avait pas aperçu au bout de l’allée, Amos, les jambes en tailleur devant la maison aux orchidées. Aeryl s’approcha et s’arrêta derrière lui, n’osant pas le déranger dans sa méditation.

- J’avais réussi à l’oublier, déclara-t-il, sans même se retourner.

Il avait dit cela d’un ton lourd de remords. Sa voix, fluctuante, trahissait l’émotion qui le submergeait à ce moment précis.

- Oublier quoi ? Je sens qu’il s’est passé quelque chose d’horrible ici lors de votre précédente visite. Et je sais qu’Amaryllis y est impliquée. Mais je n’arrive pas à comprendre ce qu’il a bien pu se passer.

- Horrible… Oui. Vraiment horrible. Cependant, je suis certainement plus à blâmer qu’Amaryllis sur ce qui s’est passé.

Amos prit une grande inspiration, puis il se retourna vers Aeryl. De ses yeux coulaient de longues traînées de larmes qui s’accumulaient dans sa barbe hirsute. Il avait pleuré, et pendant longtemps à en croire par la rougeur de ses yeux.

- Ce village ressemble fortement au paradis sur Terre, n’est-ce pas ? Pourtant, je le considère plutôt comme l’incarnation de l’enfer. Toute cette joie, ce bonheur, cette beauté, ne sont qu’une illusion. Sous la couche de verni se cache la pourriture.

Il affichait maintenant un véritable dégout, qui le fit retrousser ses maigres lèvres. Il se leva avec difficulté, son corps décharné émit de sourds craquements sous l’effort.

-Il y a de cela cinquante ans, j’étais venu ici avec ma femme, Sana, pour notre lune de miel. J’avais souvent entendu parler de ce village ou tout semblait plus beau. Malgré les avertissements que nous recevions sur l’addiction de ce village, Sana et moi avons décidé de s’octroyer du bon temps ici. Nous sommes restés un mois, vivant chaque jour comme le plus beau jour de notre vie. Jamais notre amour n’a été aussi fort, et pourtant mon malaise grandissait de jour en jour. Je commençais à me rendre compte que rien de ce que je ressentais ici n’était réel.

Amos paraissait, encore plus vieux qu’à son habitude, usé par la vie. Le chagrin et la culpabilité qu’il avait tenté, avec tant d’ardeur, de chasser revenaient à lui avec une force décuplée.

- J’ai tout tenté, continua-t-il dans un hoquet. Mais rien n’y fit, la drogue euphorisante des fleurs avait déjà atteint son cœur. Et puis, j’ai fait une grosse erreur ; la plus grosse de ma vie. Je l’ai forcé à quitter ce monde imaginaire dans lequel elle se trouvait enchevêtrée, persuadé qu’elle finirait par retrouver la raison. J’étais loin de me douter que son esprit avait été empoisonné au point de voir le monde extérieur comme un cauchemar duquel elle devait s’échapper.

Cela devenait de plus en plus dur pour Amos de confier ce qu’il gardait sur le cœur depuis trop d’années.

- L’inévitable arriva et son esprit regagna le calme duquel elle avait été trop longtemps séparé.

- Vous viviez dans la maison aux orchidées, comprit Aeryl.

Amos se contenta de cligner des yeux en guise de confirmation.

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DraikoPinpix
Posté le 23/04/2020
Un chapitre très sympathique rempli de jolies descriptions ! Ce village est beau mais tellement intriguant ! J'aime les univers très floraux, alors ça me plaît. Les descriptions d'Amaryllis sont aussi agréables à lire.
Deux conseils : Mets un espace après le tiret ( - ) lorsque tu ouvres un dialogue et ne mets pas majuscule pour les verbes de dialogue. C'est ainsi que ça s'écrit ;)
Je poursuis ma lecture ! :)
clemesgar
Posté le 01/05/2020
Salut ;)
Ravi de voir que tu aimes ce village, j'ai adoré écrire ce chapitre moi aussi ;)
Encore des conseils très utiles pour moi, je te remercie. Je corrigerais cela ^^
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