Chapitre 7

Par Mimi

J’ai trouvé Carole dans la cuisine à l’heure de prendre mon petit-déjeuner. Comme chaque matin, j’ai posé mon sac à main près de la porte, j’ai embrassé Phil qui faisait griller du pain et je me suis assise à ma place rituelle.

Comme elle l’avait fait chaque matin de sa précédente visite, Carole était debout devant la petite fenêtre. Je n’ai jamais su si elle essayait de regarder à travers la vitre le quartier qui s’allumait petit à petit, ou si elle m’observait dans le monde à l’envers du reflet.

Alors que je me réchauffais les mains autour de mon bol de café et en beurrant les tartines encore brûlantes, Carole est finalement venue s’asseoir à nos côtés. Phil a éteint la radio qui braillait les dernières informations, laissant tomber un silence total dans la pièce.

-       Bien dormi, Carole ? a demandé Phil d’un air enjoué.

Sa présence le mettait d’excessive bonne humeur, lui qui était un peu déprimé à l’idée de travailler pour la Saint-Sylvestre. Il avait retrouvé des couleurs et ne se départait pas du beau sourire qui lui courait d’une oreille à l’autre. Je le comprenais très bien, j’étais moi-même enchantée du retour de notre colocataire hivernale.

Elle a seulement hoché la tête, concentrée sur l’agencement de sa tasse de café et de ses toasts. Je me doutais qu’elle ne toucherait à rien ou presque, mais Phil tenait à ce qu’elle dispose de quoi manger à sa faim.

-       Tu sais très bien que c’est du gâchis, lui disais-je à part.

Et il la débarrassait de sa part, l’engloutissait en me regardant droit dans les yeux et citait le vieil adage de Lavoisier avec un air très sérieux :

-       Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme.

Ça faisait beaucoup rire Carole. Je crois que c’était là le but premier de Phil. Pour faire bonne mesure, je levais les yeux au ciel.

Ce matin elle faisait tourner ses tartines du bout des doigts. J’en suis venue subitement à espérer qu’elle les couvre de confiture et les avale en encore moins de temps.

-       Est-ce que tu as envie de faire quelque chose de particulier aujourd’hui ? a de nouveau tenté Phil.

Carole n’a pas répondu. Elle a bu une gorgée de sa tasse et l’a reposée sans bruit. Elle a finalement secoué la tête par la négative. Elle n’était décidemment pas du matin. Ni d’aucune autre heure de la journée, d’ailleurs, il nous faudrait un certain délai pour renouer avec les habitudes de notre invitée.

Phil a vidé son verre d’un trait et a rassemblé les miettes de pain du tranchant de la main.

-       Est-ce que par hasard, ça te plairait qu’on aille se promener à la citadelle ? a-t-il proposé.

Carole a appuyé sur l’une de ses tartines et en a cassé un coin. Petit bout par petit bout, elle l’a mangée, sûrement un peu plus rapidement qu’elle l’aurait voulu. Elle n’y avait rien étalé mais la voir se nourrir me rassurait. J’ai soupiré discrètement.

Sans accepter ni refuser la proposition de Phil, elle mastiquait son petit-déjeuner en me fixant comme si elle voulait me dire quelque chose. J’ai tenté d’ignorer son petit manège en me tournant vers Phil. Celui-là se tenait bien droit sur son siège, les mains à plat sur la table, et semblait chercher ses mots.

-       Marion, tu… a-t-il commencé.

-       …vas être en retard, a conclu Carole.

 

En rentrant vers dix-sept heures, je m’attendais à trouver Carole avachie dans un fauteuil du salon. Elle n’y était pas, elle préparait une théière dans la cuisine. J’ai posé mon sac et mon manteau près de la porte en lui souriant, touchée par cette attention. Elle m’a seulement jeté un rapide coup d’œil, mais je voyais la pli de sa lèvre se lever malgré lui.

Elle a versé l’infusion dans nos deux tasses et m’a entrainée dans la pièce voisine. Après s’être assurée que j’étais bien installée, ma tisane dans la main, elle a récupéré mes affaires dans la cuisine et les a rangées dans le placard de l’entrée. Je ne l’avais jamais vue aussi prévenante.

-       C’est parce que personne ne le fait pour toi, a-t-elle expliqué en revenant s’asseoir en face de moi. Phil aimerait s’occuper aussi bien de toi lorsque tu rentres de l’agence, mais comme il revient toujours après toi… il m’a donné l’idée de le faire à sa place.

Elle a récupéré sa décoction et sans me lâcher du regard, elle s’est reculée au plus profond du sofa, de sorte que seules ses jambes en émergeaient. Assise au bord de mon fauteuil, j’ai fixé le tapis sans savoir quoi dire. J’avais l’impression de revivre la scène de ma rencontre avec Phil, juste après qu’il m’ait servie. Il ne m’avait jamais rien servi de plus en tant que barman, c’est sans doute pour cela que je ne connaissais plus de problème pour trouver un motif de conversation. Encore une fois, je me suis sentie incapable d’entamer le dialogue. Et une fois encore, je n’ai pas eu à la faire.

-       C’est de mon initiative, hein, il ne m’a rien demandé, a précisé Carole. Et ça me fait plaisir, a-t-elle malicieusement ajouté.

Cette dernière phrase m’a désarçonnée, sans doute parce que c’était exactement le genre de chose auquel je ne me serais jamais attendue venant de Carole. Elle avait un léger sourire, presque douloureux, comme si elle regrettait ses paroles, craignant d’en avoir trop révélé sur elle.

-       Pourquoi ne t’installes-tu pas quelque part, ? Pourquoi ne trouverais-tu pas quelqu’un à qui faire tout ça à son retour.

Je savais d’avance quelle réaction j’allais provoquer, mais j’avais besoin qu’elle me parle un peu d’elle. Elle a évidemment baissé la tête et marmonné.

-       Ne va pas imaginer que tu es la première à évoquer une telle situation. Je sais ce que tu penses et tu te trompes. Ma place n’est nulle part, sauf peut-être sur la route. Il me faut être constamment en mouvement.

Je savais qu’elle voulait clore la conversation de cette manière, un tour de cape grandiose, une réplique théâtrale, une pirouette. Je ne l’entendais pas de cette oreille, alors j’ai quand même poursuivi :

-       Mais qui te l’a dit ? Quelqu’un de suffisamment peu important pour toi pour que tu ne songes pas une seule seconde que c’est de ton bonheur dont il est question ?

Je m’en suis voulue de m’emporter comme ça mais je voulais suivre mon idée. Je pensais que la pousser dans ses retranchements ferait sortir l’honnêteté de cet esprit formaté à ne dévoiler que le strict minimum et à cacher l’essentiel. Il faut croire que je me trompais.

-       Ce n’est pas important, Marion, a-t-elle dit très calmement. Tu n’as pas besoin d’en savoir autant pour comprendre ce que je veux dire.

Elle a posé sa tasse sur la table et s’est levée. J’avais la gorge serrée.

-       Par exemple, si comme tu le souhaites, je m’installais quelque part et menais ma petite vie , semblablement à tous mes voisins, ce n’est pas tant leur mode de vie que leur présence que je ne supporterais pas, a-t-elle développé en marchant à travers la pièce. Comme je te l’ai déjà dit, cette ville est trop habitée pour moi. Je n’arrive pas à tenir très longtemps dans une aire si densément peuplée sans devenir folle. Je vois arriver le moment de repartir avec une grande impatience.

Jamais je ne l’avais vue dans un tel état. Elle faisait les cent pas dans le salon comme un lion en cage, le visage fermé, mais sa voix ne trahissait rien de ce qui se passait à l’intérieur. Je ne savais pas si cela trahissait son besoin de voyager, de fuir, des souvenirs insupportables qui ressurgissaient ou un moyen de mettre un terme à ma curiosité, comme elle changeait systématiquement de sujet lorsqu’elle était émue.

J’ai eu une nouvelle fois le sentiment d’avoir perdu une bataille qui ne pouvait pas être gagnée. Je sentais que jamais je ne lui ferais divulguer ce qui lui faisait si mal.

-       Je ne parlais pas de nous, Carole. Phil et moi nous sommes installés ici parce que nous nous y trouvions bien. Toi aussi, tu peux trouver un endroit où t’arrêter et cesser de t’éparpiller sur les chemins qui t’abîment autant qu’ils usent tes semelles.

J’avais dit ces mots au hasard, sans attendre de réponse. Et je n’en ai pas eue.

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Fannie
Posté le 18/03/2020
Précédemment, quand j’imaginais que Carole pouvait être malade, je pensais à une maladie d’origine biologique qui réduirait considérablement son espérance de vie. Maintenant, j’ai plutôt l’impression qu’elle souffre d’anorexie. Si en plus, elle a une allure androgyne et qu’elle ne veut pas se mettre en couple, on peut imaginer qu’elle a également un problème avec sa féminité. C’est marrant, parce qu’au début, elle m’a brièvement rappelé une femme que j’ai rencontrée quand j’étais encore étudiante, qui était autrefois un homme et qui avait l’air très mal dans sa peau. Mais je ne l’ai pas mentionnée parce que je n’avais pas l’impression qu’il se dégageait de Carole un aussi grand malaise.
C’est vrai que son refus de parler agace par moments. Elle pourrait aussi dire qu’elle a vécu des choses difficiles ou qu’elle a des soucis dont elle n’est pas prête à parler pour le moment. Mais bon, je suis la première à avoir du mal à dire ce genre de chose.
Coquilles et remarques :
— Je n’ai jamais su si elle essayait de regarder à travers la vitre (...), ou si elle m’observait dans le monde à l’envers du reflet. [Pas de virgule avant « ou » dans ce contexte.]
— Alors que je me réchauffais les mains autour de mon bol de café et en beurrant les tartines encore brûlantes [Le « et » est dérangeant : elle ne peut pas faire les deux choses à la fois ; tu peux mettre « ou », « puis », ou préciser qu’elle fait ces deux actions tour à tour ou alternativement.]
— Et il la débarrassait de sa part, (...) et citait le vieil adage [Pour éviter d’avoir deux fois « et », je propose : « Alors il la débarrassait de sa part » ou « Il la débarrassait alors de sa part ».]
— et les avale en encore moins de temps [« en encore » sonne très mal ; je propose « et les avale en moins de temps encore »]
— a de nouveau tenté Phil [Cette incise me semble peu judicieuse ; je propose « a hasardé Phil » (malgré le hiatus) ou « a lancé Phil pour amorcer la conversation », ou quelque chose comme ça.]
— Elle n’était décidemment pas du matin [décidément]
— en me tournant vers Phil. Celui-là se tenait bien droit sur son siège [Je dirais « Celui-ci » ; dans ce contexte, « celui-ci » se rapporte au dernier nom qui a été cité.]
— mais je voyais la pli de sa lèvre [le pli]
— et m’a entrainée dans la pièce voisine [N.B. « entrainée » est la graphie rectifiée, la graphie classique est « entraînée ».]
— Elle a récupéré sa décoction [Comme il y a déjà « récupéré » un peu plus haut, je propose simplement « Elle a repris ».]
— de ma rencontre avec Phil, juste après qu’il m’ait servie. Il ne m’avait jamais rien servi de plus en tant que barman [après qu’il m’a servie ; « après que » commande l’indicatif / Il ne m’a jamais rien servi ; on emploie le plus-que-parfait pour marquer l’antériorité, mais cette action est postérieure à ce qui précède]
— Et une fois encore, je n’ai pas eu à la faire [à le faire]
— C’est de mon initiative, hein, il ne m’a rien demandé, a précisé Carole. Et ça me fait plaisir, a-t-elle malicieusement ajouté. [Le procédé qui consiste à mettre plusieurs incises pour une intervention d’un personnage me laisse dubitative ; je propose : « a précisé Carole, avant d’ajouter malicieusement ».]
— parce que c’était exactement le genre de chose auquel je ne me serais jamais attendue [Je dirais « à laquelle », à moins que « le genre » soit vraiment l’idée principale.]
— d’en avoir trop révélé sur elle. [Je dirais « sur elle-même ».]
— Pourquoi ne t’installes-tu pas quelque part, ? Pourquoi ne trouverais-tu pas quelqu’un à qui faire tout ça à son retour. [Il y a une virgule en trop après « quelque part ». / Point d’interrogation après « son retour ». Cette phrase pourrait donner l’impression que Marion voudrait bien que Carole s’en aille.]
— que tu ne songes pas une seule seconde que c’est de ton bonheur dont il est question ? [Faute de syntaxe : « c’est ton bonheur dont il est question » ou « c’est de ton bonheur qu’il est question ».]
— Je m’en suis voulue de m’emporter comme ça [Je m’en suis voulu ; quand le pronom réfléchi est COI, le participe passé ne s’accorde pas : j’en ai voulu à moi-même.]
— mais sa voix ne trahissait rien de ce qui se passait à l’intérieur. Je ne savais pas si cela trahissait son besoin de voyager, de fuir, des souvenirs insupportables [Pas de virgule entre « fuir » et « des souvenirs ». / Tu peux remplacer le deuxième « trahissait » par « reflétait ».]
— ou un moyen de mettre un terme à ma curiosité, comme elle changeait systématiquement de sujet lorsqu’elle était émue. [Dans cette phrase, le sens de « comme » est ambigu ; je propose « de la même manière que ».]
— Je sentais que jamais je ne lui ferais divulguer ce qui lui faisait si mal [La proximité de « ferais » et « faisait » est dérangeante ; je propose « jamais je ne l’amènerais à » / « divulguer » veut dire rendre public ; je propose « révéler » ou « me confier », « dévoiler » figurant déjà plus haut.]
— Et je n’en ai pas eue. [Et je n’en ai pas eu ; après « en », on n’accorde généralement pas le participe passé.]
Mimi
Posté le 21/03/2020
Je n'ai pas insisté sur l'anorexie de Carole mais implicitement oui, je crois qu'elle en souffre. Je ne t'en dis pas plus…
Merci pour ton commentaire !
Jupsy
Posté le 09/04/2016
La vie reprend son cours. Ou presque. J'ai trouvé adorable l'attention de Carole à l'égard de Marion. C'était mignon de la voir lui préparer une petite tisane. J'ai beaucoup aimé aussi le fait qu'elle termine la phrase de Phil, comme si c'était le déclencheur, celui qui disait qu'elle venait de retrouver sa place au sein de la demeure.  Marion, quant à elle, semble se montrer très maternelle avec Carole. Quand elle la regarde tourner la tartine avec espoir qu'elle la mange, c'était touchant. Par contre j'ai peur que ses remarques finales ne blessent Carole. C'est plutôt amusant de voir qu'elle essaie de pousser la jeune femme à rentrer dans la norme alors que cela l'agace un peu d'y être rentrée dans le chapitre précédent.  Je suis curieuse de voir si l'absence de réponse va avoir des conséquences. Ou si cela ne va rien changer du tout. :) <br />
Mimi
Posté le 09/04/2016
Je n'ai jamais osé faire ça avec une amie qui ne mangeait pas suffisamment et je regrette beaucoup maintenant. Peut-être que je l'aurais vexée mais bon...
Merci pour ton commentaire ^^
EryBlack
Posté le 04/06/2014
Un peu plus d'action dans ce chapitre-là, on dirait que les choses bougent... La conversation arrive au bon moment, il fallait bien que Marion finisse par parler à Carole... Alors, même si ça ne marche pas cette fois-là, je trouve quand même pas mal de trucs positifs. Déjà, Carole ne s'est pas fâchée, ou braquée, elle a quand même écouté ce que Marion a à dire. Et puis on en apprend un tout petit peu plus sur elle : alors, elle ne supporte pas les grandes agglomérations ? Ça me fait ressentir beaucoup d'affection pour elle, et de l'empathie aussi, parce que parfois, je hais les foules parisiennes...
Quelques remarques :
- Petites fautes de frappe : "autour de mon bol de café et en beurrant les tartines"  le "et" est en trop ? "mais je voyais la pli de sa lèvre" le. Idem : "Et une fois encore, je n'ai pas eu à la faire."
- "Elle a récupéré mes affaires dans la cuisine" et "elle a récupéré sa décoction" : ça fait deux "récupéré" tous proches l'un de l'autre (en général les répétitions ne me gênent pas, mais là je l'ai remarqué.)
- "Il ne m'avait jamais rien servi de plus en tant que barman, c'est sans doute pour cela que je ne connaissais plus de problème pour trouver un motif de conversation." La formulation est un peu complexe, j'ai eu besoin de relire la phrase pour bien la comprendre... ("Depuis que Phil n'était plus un barman pour moi, trouver un motif de conversation avec lui était beaucoup plus facile", ou quelque chose comme ça ?) 
- Même chose avec la phrase de Marion : "Mais qui te l'a dit ? Quelqu'un de suffisamment peu important pour toi pour que tu ne songes pas une seule seconde que c'est de ton bonheur dont il est question ?" Je ne suis pas certaine d'avoir très bien compris...
J'ai adoré la description du petit-déjeuner, la citation de Lavoisier, et la réplique de Carole "Ma place n'est nulle part, sauf peut-être sur la route". Au moins, elle ne considère pas la route comme "nulle part". 
À très vite pour la suite !  
Mimi
Posté le 04/06/2014
Et merci pour tes corrections. Ça sert beaucoup aux têtes de mules comme moi qui en vont jusqu'à oublier de remercier leurs lecteurs ^^' 
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