Chapitre 6 - Le chant du cygne

Par Belette

Chapitre 6

8 septembre

Le chant du cygne

 

 

Le dîner fut finalement servi, et Alexandra dû s’absenter à de nombreuses reprises pour aller répondre à un appel ou donner des ordres en cuisines. Ma mère en profita pour faire connaissance avec Norbert – qui se révéla plus à l’aise pour faire la conversation que je l’avais imaginé. 

Il expliqua qu’il vivait dans une ville voisine, sur la côte, et travaillait comme restaurateur de tableaux pour divers musées de la région. C’était d’ailleurs là-bas qu’il avait rencontré Alexandra, alors qu’elle venait léguer au musée de la marine de Fécamp une partie de la très ancienne collection de modèles réduits de son grand-père, mort quelques années auparavant et dont personne ne voulait.

Les mots franchissaient avec une étrange douceur sa bouche, une sorte de tolérance accordée à autrui qui contrastait avec son physique bourru. De roc glacé, il me semblait maintenant une arche solide, implantée dans le passé ; la fondation fidèle que devait voir Alexandra en lui. Il ne parlait pas pour rien dire, mais son discours témoignait d’une intelligence bienveillante. Ses yeux d’ambre d’abord froids prenaient alors les chatoiements de l’or liquide, la douceur du miel. J’étais déconcertée par un physique si contradictoire avec l’être.

Il se révéla très cultivé, passionné par son travail et la discussion dériva lentement vers la construction navale. Toute la famille de mon père travaillait dans ce secteur, lorsqu’elle habitait encore dans les environs, avant que mon arrière-grand-mère ne parte en Norvège lors de la Seconde Guerre Mondiale. Mon père, qui avait été conducteur d’un bateau-taxi, afin de financer ses études, avant de quitter la Norvège avec ma mère, aurait apprécié cette conversation. 

Si je fermais les yeux, et ce même si la voix de l’homme était différente de celle, basse et calme, de mon père, j’aurais pu m’attendre à le trouver là, attablé à nos côtés. C’étaient les mêmes mots, la même passion que celle qui avaient traversé mon enfance.

Ma mère écoutait plus attentivement Norbert qu’elle ne l’avait jamais fait avec son mari, mais je pouvais lire une certaine frustration dans la façon dont ses lèvres retombaient. Presque comme un tremblement.

Le goût du « trop tard » est terriblement amer dans la bouche.

Chaque table fut lentement débarrassée dans un ballet de serveurs vêtus de noir et de blanc, apparaissant furtivement dans le cercle lumineux des bougies avant de retourner à l’obscurité, emportant dans une pirouette les vestiges du repas. Alexandra nous rejoignit alors que les clients se levaient de leurs tables desservies, cheminant vers la piste de danse.

Le groupe prévu au programme était arrivé quelques minutes après notre morceau d’ouverture et les clients avaient été trop occupés à examiner le menu pour s’impatienter, le temps qu’ils s’installent. De la variété française, chantée par une jeune femme à la voix de velours, s’écoulait à présent des enceintes. C’était très différent de notre Californication, mais peut-être plus familier à une assemblée globalement quinqua ou hexagénaire.

Des projecteurs décrivaient de larges arabesques scintillantes et hypnotisantes sur le sol, faisant rayonner les premiers danseurs lorsque qu’ils les frôlaient de leurs faisceaux brillants. Les particules de lumière s’accrochaient aux vêtements, les paraient d’étincelles précieuses l’instant d’une seconde, aiguisaient le caractère éphémère de la fête. Les scintillements s’éteindraient dans un souffle l’aube venue, enfuis avec la musique, laissant le monde nu, à la lumière crue du jour et dans un silence assourdissant. 

Des chaises avaient été installées le long des murs autour de la scène et les tables tirées en retrait, afin de ménager le plus de place possible aux danseurs. Je distinguai même un buffet dressés avec des rafraîchissements.

Ma mère marchait à côté de moi et je ne pu m’empêcher de l’observer du coin de l’œil.

Elle avait mis sa robe bordeaux préférée, celle qu’elle réservait aux grandes occasions. Elle était légèrement cintrée et le rouge foncé renforçait le blond platine de ses cheveux mi-longs, relevés en un chignon élégant. Ma mère avait toujours été très douée pour s’apprêter avec grâce tout en restant naturelle. Ses doigts si délicats coiffaient et peignaient avec douceur et précision.

Néanmoins, sous le fard et malgré le vin qui les avaient fait briller, ses yeux restaient éteints, ternes. C’était la première fois que j’y prêtais attention, mais il me semblait que leur couleur s’était assombrie : le bleu glace, sauvage, avait tourné au gris fade de la neige sale et je distinguai quelques rides au coin de ses paupières. Elle avait l’air si lasse, vieillie avant l’heure alors qu’elle n’avait que la quarantaine. Sa peau n’était plus dorée, alors qu’elle m’avait toujours semblé piquée d’or fin et son visage si beau s’était affaissé comme sous un poids invisible. Cette dernière année l’avait autant marquée sur le plan physique que moral. Je me demandais où ses pensées avaient bien pu l’entraîner, alors que nous avancions ensemble, tout en n’ayant pas vraiment l’envie de l’y suivre, craignant que ce lieu ne soit peuplé de fantômes, de noyés et de corps inanimés.

Je secouai distraitement la tête, comme pour me débarrasser du contact physique de ces sombres réflexions. Je n’en fus pas plus sereine pour autant, alors j’accélérai le pas, préférant, même si c’était extrêmement égoïste, laisser ma mère à ses souvenirs aliénants, pour rejoindre Alexandra qui jacassait gaiement. Cette dernière était crochetée au bras de Norbert et son sourire immense trahissait son bonheur.

Autour de nous, des couples étincelants virevoltaient dans des tourbillons de membres enchevêtrés et de battements de cœurs, formant un mur infranchissable avec ceux qui n’avaient aucun partenaire. Mon esprit flottait plus loin encore. Je me laissais emporter par les notes délicates du piano, les laissais s’insinuer dans mon esprit et rebondir les unes contre les autres. Elles commencèrent une farandole désordonnée qui se mua peu à peu en un magma sombre et complexe. Les notes fusionnaient, se dissociaient et dansaient dans un joyeux chaos. Avant, les mélodies me pénétraient naturellement, s’enroulaient et émergeaient de mes doigts aussi naturellement que je respirais. Mais cela faisait si longtemps que le silence s’était abattu…

Soudain, en sentant les sons se mélanger dans ma tête et les prémices d’une mélodie émerger, j’eus alors l’espoir que cette soirée ait pu changer les choses. Mais, rapidement, les sons se fracassèrent, se déchirèrent les uns les autres, détruisant tout ce qui avait été créé. La seule mélodie qui resta fut le terrible requiem diffusé à l’enterrement de Daniel et de Papa.

Je jetai aussitôt toutes les notes hors de moi, les vomis comme du poison. Leurs échos distordus résonnèrent longtemps sous mon crâne, comme les cloches d’un tocsin.

Je revins alors au morceau de piano qui s’écoulait des enceintes, à la voix douce de la chanteuse, préférant subir la musique plutôt qu’essuyer un nouvel échec. Il me fallait me divertir, je ne pouvais pas gâcher cette soirée crépitante de lumière par des ombres aigres et dissonantes. Hâtant le pas, j’atteins Alex et le sourire doux de Norbert.

– Tout va bien, Nolwenn, me demanda-t-elle en me voyant émerger à ses côtés. La soirée te plaît ?

– Beaucoup Alex, lui assurai-je avec un immense sourire, cet endroit est si … Adapté à la musique. 

– Merci ! s’exclama-t-elle dans un rire. Ça me fait un plaisir immense.

– Philippe et Luc sont encore parmi nous ? M’enquis-je d’un ton badin.

– Ils ont dû partir immédiatement après la prestation. Un garçon charmant ce Luc, n’est-ce pas ?

– Un excellent musicien, me contentai-je de répondre.

– Vous vous recroiserez peut-être un jour, m’assura-t-elle en notant ma déception, Philippe pourrait vous faire travailler un autre morceau ensemble, non ?

– Certainement, susurrai-je avec un pas de recul tandis que ma mère nous rejoignait.

Je n’avais pas l’intention de me lancer en grande conversation avec Luc, mais je n’avais pu m’empêcher de prêter attention à sa manière de jouer. Sa musique recelait un secret brumeux, une étrange aura sombre qui nimbaient ses notes, chacune semblant sincères à s’en briser, tremblantes et coupantes. Sans pouvoir mettre de mots dessus, les vibrations gracieuses de son violoncelle m’avaient émue, avaient réveillé un recoin inconnu de mon être. 

J’étais très curieuse de sonder à nouveau ce regard clair et intelligent, de tirer quelques mots à cette mine sérieuse. Avais-je simplement été emportée par la musique ? Par un songe ? Avais-je rêvée la noirceur de Californication ?

Nous atteignîmes l’autre bout de la salle et ma mère me tendit une flûte de mousseux. Je vis Norbert se pencher vers Alexandra, à côté de moi.

– Mes lentilles me gênent, glissa-t-il à sa compagne, je vais les changer. Je vous rejoins dans un instant.

– Bien sûr, mon chéri, lui répondit-elle.

Il lui déposa un baiser sur la joue, délicat comme un papillon, puis disparut, avalé par la foule.

– Tu ne veux pas aller danser, Nolwenn ? Me lança ma mère avec un sourire malicieux.

– J’aurais l’air maline toute seule, tiens ! Mais vas-y, Maman, je te regarde.

Elle rit et rajusta une mèche derrière mon oreille. Alexandra et elle se mirent à discuter joyeusement, commentant les travaux qui avaient été faits pendant la rénovation de l’établissement, et le mélange de leurs deux voix, si familier, m’apaisa. Je me sentais mieux qu’au début de la soirée, après le stress de la représentation sur scène et mon accès d’angoisse dans les coulisses. L’odeur de cire du parquet et le rire des deux femmes m’avaient fait comme un rempart contre tout ce qui s’embusquait dans les ombres.

Je laissai mon regard errer sur la foule, emporté par le mouvement des danseurs quand il fut attiré par une silhouette familière qui évoluait  loin derrière ma mère, en arrière plan. J’avançai de quelques pas, plissant les yeux pour mieux voir dans la semi obscurité, afin de deviner si c’était vraiment qui je croyais.

Aksel dû me remarquer à cause de - ou grâce à - mon mouvement. Il se retourna vers moi et s’immobilisa une seconde, comme hésitant entre poursuivre son chemin ou venir vers moi. Finalement, il m’adressa un petit signe de la main, auquel je répondis timidement, ne sachant pas vraiment quoi faire alors qu’il s’avançait vers nous. Que faisait-il là ?

Sa tante l’avait peut-être emmené ici, histoire de le sortir des cours qui devaient être éprouvants pour un non-francophone et lui montrer une autre facette de la culture française. Un petit sourire naquit sur mes lèvres tandis qu’il arriva à ma hauteur.

– Nolwenn ! s’exclama-t-il, je te cherchais ! Je voulais te congratulation pour … ta musique !

Il me surpris plus encore en déposant un baiser sur chacune de mes joues, me saluant à la française. Je ne pus réprimer un mouvement de recul à ce contact, prise de cours.

– Désolé, marmonna-t-il en voyant mon trouble, ma tante dit qu’il faut que je faire des efforts.

– Tu m’as juste surprise, ris-je, contaminée par la bonne humeur qui s’écoulait toujours de lui.

– Je ne m’attendais pas à te croiser ici, et pas sur la scène. Tu joues bien ! Très bien du … ! Comment tu dis en français ? 

–  Oh, un « alto ». Et les deux autres musiciens avaient des « violoncelles ».

– AltoVioloncelle … répéta-t-il pour s’emparer de leurs saveurs, les faire rouler de son léger accent rauque. C’était très beau. J’aime beaucoup cette chanson.

– Moi aussi, lui répondis-je avec un sourire aimable.

Un petit silence gêné s’installa et je replaçai une mèche échappée de mon chignon pour me redonner une contenance.

– Tu es venu avec ta grand-tante, alors ? lançai-je finalement.

– Elle devait venir avec moi, mais elle est malade, me répondit-il avec une moue contrite. On avait déjà réservé, elle a insister pour que je … respirer l’air ? Tenta-t-il.

– T’aérer un peu, lui soufflais-je, l’encourageant à continuer.

– C’est ça, acquiesça-t-il. J’essaie de apprendre les cours que tu m’as donné, mais j’ai un peu de … dur ? Non : des difficultés avec le vocabulaire en … littérature. Désolé pour les fautes, je suis fatigué, m’expliqua-t-il en norvégien.

– Je comprends tout à fait, poursuivis-je dans la même langue, mais ce n’est qu’une question de jours, ça ira mieux dans une semaine.

– J’espère bien, rit-il.

Je lui souris de nouveau amicalement, mais, étonnamment, je ne pus m’empêcher de ressentir une pointe de déception. Sa présence était étrange après que celle de Luc ait empli tout l’espace. Il n’avait pas cette étincelle indescriptible qui rendait l’autre si magnétique. Un pincement désagréable fit frissonner mon échine. Non, il n’était pas cette pluie grondante que j’avais perçue dans les tréfonds de Californication. Il me sembla qu’il ne serait jamais qu’un vent frais et docile, pas les rafales sauvages et sublimes du pays dont il était pourtant originaire.

 

 

J’étais à présent étendue sur mon lit, de retour entre les murs rassurants de ma chambre. Je n’avais pas retiré ma robe : elle m’enveloppait encore d’une sorte d’atmosphère de fête, une atmosphère un peu dissonante que je ne voulais pas quitter. L’église d’Etretat sonna minuit et demi au loin, et l’écho des cloches ne me fit même pas réagir, tant j’étais absorbée par la contemplation de mon plafond dans la quasi obscurité.

Ma mère était allée se coucher directement après que nous soyons rentrées de La Boîte à musique. Elle semblait exténuée et je ne doutais pas qu’elle avait rapidement sombré dans le sommeil. Les vieilles boiseries soupiraient doucement dans le noir et être encore consciente quand tous les autres dormaient avec quelque chose d’exaltant.

Je tournai et retournai mon médaillon entre mes doigts depuis de si longues minutes que le métal froid avait rendu exsangue l’extrémité de mes doigts. Habituellement dissimulé sous mes vêtements, contre la peau tendre à la naissance de mes seins, je ne l’enlevais quasiment jamais. Ma mère me l’avait offert pour mes dix ans, mais le souvenir se perdait un peu dans les tréfonds de ma mémoire. Je me souvenais cependant de l’éclat incroyable de la pierre de lune, en son centre, qui m’avait hypnotisée comme il le faisait encore aujourd’hui.

Mes pensées s’enroulaient librement autour des volutes et des boucles épaisses gravées sur le pendentif, revenant sans cesse à leur point de départ. Remuant les événement de la soirée, les déchiquetant pour essayer de leur trouver un sens caché, d’extraire leur essence. Elles revenaient pourtant sans cesse au même point.

Après nous avoir rejoint, Aksel avait décidé de finir la soirée en notre compagnie - ou plutôt de la mienne - et je ne su jamais où il s’apprêtait à aller lorsque nos deux chemins s’étaient croisés. Il semblait partager ma passion pour la musique, sans pour autant la clamer ; j’avais juste remarqué l’air absent qu’il prenait parfois, son corps qui semblait tendu vers les enceintes, ses lèvres qui frémissaient sous les notes. Ce regard sombre et brillant perdu dans les voix et le bruit.

Cela faisait bien longtemps que personne n’avait franchi mes défenses avec autant de facilité qu’il l’avait fait. Bien trop fière pour m’y abandonner aussi rapidement, je sentais pourtant sa présence derrière moi à chaque instant, prête à me rattraper au besoin, comme Abygaëlle le faisait. L’amitié ne semblait pas seulement un confort pour lui, mais un besoin viscéral. Chaque mot accordé, il l’avalait et le retenait en lui. En parait ses prunelles gris foncé.

Sous la lumière des spots, elles avaient presque des reflets violacés.

Avoir une main tendue vers vous, sans jugement ni retour exigé était quelque chose de rare et je commençais à l’apprécier autant qu’à l’admirer pour cette dévotion.

Et pourtant, malgré cette sympathie, je n’avais pas pu m’empêcher de fouiller les coins d’ombre à la recherche d’un autre regard. D’un pas gracieux qui sortirait de nulle part et me saluerait de son ton égal. Pourquoi cette rencontre m’obsédait-elle autant ?

J’avais tâché de repousser l’empreinte du violoncelliste au plus profond de moi, d’être le plus présente possible. C’était la première fois que nous sortions, ma mère et moi, depuis l’accident. Je voulais me souler de lumière et de bruit avant que ne finisse la nuit.

Aksel et moi étions aller nous chercher à boire avant de rejoindre, ensemble, les adultes. Nous avions discuté à voix basse, tentant doucement de nous fondre dans l’obscurité afin de garder un peu en nous des poussières de fête. Le souvenir désagréable de ma frayeur dans les coulisses s’était totalement effacé. Je serais incapable de me rappeler néanmoins le sujet de notre conversation à Aksel et à moi, elle flotte dans un flou impénétrable. 

Alexandra et Norbert étaient introuvables et ma mère m’appris qu’ils étaient partis danser. Elle avait pris des couleurs, son regard s’était fait plus vif que d’habitude, retrouvant son dynamisme antérieur, semblant débarrassé de la brume qui le voilait toujours.

– Qui est-ce ? M’avait-elle chuchoté lorsque je lui tendais son verre.

– Oh pardon, j’ai oublié de vous présenter, avais-je bafouillé.

– Aksel Strøm, s’était-il annoncé avec un poli hochement envers elle.

– L’étudiant norvégien dont je t’ai parlé, avais-je précisé.

– Oh, le fameux Aksel, avait-elle répondu. Nolwenn m’a dit que tu venais des îles Lofoten ?

– Oui, avait-il confirmé, Nolwenn m’ont dit que vous étiez norvégiens aussi, n’est-ce pas ?

Ja*, avait répliqué ma mère avec un petit sourire. Tu dois être ravie d’avoir une interprète dans ta classe, alors …

Ma mère avait continué à déblatérer des banalités tandis qu’Aksel y répondait avec la franchise la plus profonde, totalement étranger à cette manie française qui indiquait de faire la conversation.

Je m’étais complètement détachée d’eux, absorbée par les jeux de lumières sur la piste, par tous ces corps anonymes qui dansaient devant moi. Je venais de remarquer Norbert et Alex virevoltant à l’autre bout de la piste de danse, enlacés, lorsque la voix de ma mère m’avait sortie de mes pensées.

– Il est presque minuit, on va penser à rentrer, Nolwenn, m’avait-elle crié, pour couvrir le volume de la musique soudain plus fort. Il faudra réussir à se lever, demain matin !

J’avais hoché la tête, m’arrachant à regret à la fête. La nuit n’a jamais la longueur que l’on veut… 

Nous nous étions dirigés vers le vestiaire à l’entrée où nous avions été déposer nos vêtements et mon étui d’alto au cours du repas, tandis qu’Alexandra et son compagnon nous rejoignaient pour nous saluer.

– Vous avez raison, avait ajouté Aksel, en nous accompagnant, il est tant que je rentre, moi aussi.

– Quelqu’un te ramène ? lui avait lancé ma mère avec un sourire amical.

– Non, je suis venu par bus, ma tante ne … conduit pas, avait-il répondu avec une petite grimace.

– Le dernier bus est passé depuis longtemps, on ne va pas te laisser rentrer à pied à cette heure-ci. On a de la place dans la voiture, nous pouvons te ramener, l’avait-elle invité, il suffit que tu me dise où te déposer.

Les yeux du jeunes hommes s’étaient éclairés, il semblait visiblement soulagé.

– Oh, ce serait extrêmement gentil ! J’habite la grande maison sur la falaise… ouest, à côté du… Hameau de Valaine… je ne sais pas si vous savez où c’est…

– Ah oui, j’avais oublié que Nolwenn m’en avais parlé, s’était-elle rappelé soudain. Le Clos des Pendues, c’est ça ?

– Oui, c’est ça ! Avait-il acquiescé en me lançant un petit regard, sans doute surpris que j’ai parlé de lui. 

– Vous n’avez pas eu de problèmes avec la maison, jusqu’à présent ? Insista-t-elle.

– Maman, avais-je chuchoté en secouant la tête pour qu’elle ne lui serve pas le couplet superstitieux.

Elle m’avait regardée en se mordant les lèvres, hésitante, mais elle avait finalement renoncé dans un soupir et invité Aksel à nous suivre avec un sourire mi-figue mi-raisin. Il avait du se demander ce qu’il se passait. Nous avions récupéré nos manteaux, mon bouquet et mon alto, tandis qu’Aksel était allé chercher ses propres affaires.

Quelques minutes plus tard, nous étions sortis dans l’air frais du début septembre. Le vent s’était engouffré dans mes cheveux, emplissant mes poumons de l’odeur de l’océan mêlée à celle de la pluie. Le mois de septembre ne faisait que commencer que déjà l’air n’avait plus la même odeur. L’été s’achevait dans un souffle sans que nous nous en rendions compte.

– Alors, comme ça, nous sommes voisins, avait lancé ma mère avec un sourire un peu bancal. C’est tant mieux, avait-elle ajouté, pensant certainement que je ne l’entendais pas, Nolwenn sera contente d’avoir un ami près de chez elle.

– Oui et moi aussi, avait-il confirmé, ce qui me mit étrangement mal à l’aise.

J’avais intérieurement poussé un soupir. Aksel et moi  ne nous connaissions que depuis l’avant-veille, et même si nous nous entendions déjà très bien nous n’étions encore que des étrangers l’un pour l’autre. Elle n’avait jamais compris mon goût pour la solitude et, malgré toutes les explications que j’avais pu lui fournir, elle continuait à vouloir s’assurer que j’étais suffisamment entourée, que je ne manquai pas « d’amis ».

Je les avais rejoins en forçant le pas, espérant qu’ainsi, ma mère arrêterait de parler de moi à Aksel ; je détestais ça. Nous avions remonté la rue déserte et rejoins la voiture. J’avais laissé la place avant à notre passager supplémentaire, malgré ses protestations polies et ouvert la portière arrière. 

Ma mère n’avait pas tardé à démarrer et la voiture s’était faufilée dans un bourdonnement sourd le long des rues endormies. Le silence s’était éternisé entre nous, mais j’étais bien trop concentrée à étudier l’attitude de ma mère, guettant la moindre rechute nerveuse, un quelconque contre-coup de cette soirée animée. Après son attaque de panique, l’avant-veille, j’aurais préféré qu’elle ne crise pas devant Aksel.

– Cette maison a-t-elle donc si mauvaise réputation ? avait demandé celui-ci en norvégien au bout d’un moment, se sentant sans doute plus libre dans sa langue maternelle.

– Le Clos des Pendues ?

– Oui.

– Eh bien … avait commencé ma mère en me lançant un regard désolé dans le rétroviseur. On raconte que des jeunes femmes accusées de sorcellerie auraient vécu à son emplacement et auraient été pendues au sommet de la falaise, lors de l’Inquisition. C’était aussi un site de rituels païens, de l’époque du duché de Normandie, je crois. C’est un endroit qui compte de nombreuses légendes.

– Et depuis, avais-je complété en levant les yeux au ciel, toutes sortes d’histoires de fantômes circulent dessus. Comme quoi ce serait un endroit maudit. Rassure-toi, jamais aucun spectre n’est sorti de cette maison, c’est juste des bêtises des gens du coin.

– Nolwenn, m’avait réprimandée ma mère avec un regard noir. Ne t’en fais pas, Aksel, avait-elle repris d’un ton doux, il ne s’y est jamais rien produit de grave, quelques accidents ménagers, rien de ce qui a de plus banal, mais tu sais comment sont les gens… Le moindre fait divers a alimenté les racontars.

– Ne vous en faites pas, ça fait déjà quelques jours qu’on y est installé, avait-il renchéri, et pour l’instant, à part quelques bruits de vieille maison, je n’ai pas entendu le moindre fantôme se promener.

Nous avions longé les prés bordant la falaise, et les vaches endormies dans la nuit fraîche. Les lumières d’Etretat brillaient derrière nous, nichées dans le creux de la valleuse, comme un petit nuage de lucioles. La voiture avait dépassé sans aucune hésitation l’étang d’Heuguemare, là où avait eu lieu l’accident, et si ma mère avait gardé le regard fixé sur la route, je n’avais pu m’empêcher de jeter un coup d’œil à l’obscurité noyant le plan d’eau. La clôture avait été réparée depuis longtemps et l’herbe avait recouvert les traces de l’orage. Tout avait été effacé. Comme si rien ne s’était jamais produit.

Ma mère s’était arrêtée devant le portail du Clos des Pendues et j’étais sortie pour aller ouvrir le nôtre tandis qu’Aksel l’avait remerciée chaleureusement. Lorsque j’étais revenue, il tenait la portière avant ouverte à mon attention. Je l’avais salué avant de me glisser dans l’habitacle et il nous avait souri alors que nous nous étions éloignées.

– Il est très gentil, ce garçon, avait commenté ma mère alors qu’elle s’était garée quelques mètres plus loin, à l’abri entre les arbres. Très poli.

– Oui, avais-je répondu un peu distraitement.

Elle avait soupiré alors que je m’étais faufilée hors de la voiture et avais attendu sagement sous le porche. Elle m’avait tendu les clefs et je m’étais empressée de déverrouiller la porte, pressée de retrouver la chaleur du foyer.

 

J’étais de retour dans l’ambiance familière de ma chambre quelques instants plus tard.

Mes volets étaient toujours ouverts et je suivais des yeux les fissures du plafond, rendu blafard par la lumière de la lune. Les poutres et les boiseries de la vieille bâtisse craquaient, chuintaient dans un murmure régulier. Mes pensées dérivèrent vers d’autres souvenirs nocturnes, vers mes frayeurs d’enfant, lorsque, la couette remontée jusqu’au yeux, j’essayais d’ignorer ces mêmes craquements qui me faisaient penser à des pas. Quand je tournais le dos à la fenêtre, les soirées d’hiver, alors que la lune jetait des ombres étranges sur mon parquet, jusqu’à que ma mère vienne fermer mes volets. L’obscurité n’est pas effrayante lorsqu’on ne voit pas ce qu’elle contient.

Le vieux frêne près de ma fenêtre s’agitait un peu au grè du vent et ses feuilles effleuraient le mur et ma vitre.

Ma grand-mère de Holvik nous racontait les contes populaires norvégiens, lorsque nous étions plus petits, Daniel et moi. La préférée de mon petit-frère était celle d’Yggdrasil, le frêne mystique, l’Arbre-Monde dans la mythologie nordique. Cette croyance viking d’un monde perché dans un arbre l’avait séduit très rapidement, et, même si à l’époque je préférais les histoires de Valkyries, ces déesses de la mort, aujourd’hui, je comprenais parfaitement ce qui avait tant plu à mon frère. Cette sensation de sécurité, de force d’être niché au creux d’un arbre. Perdu entre les nœuds et l’écorce de milliards d’autres vies…

Repoussant les draps au bout de mon lit, je me levai. Mes pieds nus arrachèrent des gémissements au vieux parquet tandis que je rejoignais la fenêtre. Ecartant les voilages, j’ouvris en grand les deux battants et m’accoudai au rebord. 

La fragrance humide d’humus et de bois de la nuit fit frémir mes narines et j’inspirai plus profondément ce parfum si familier. Jusqu’à ce que mes poumons m’en brûlent. Je bus si violemment la nuit que la tête ne tarda pas à me tourner et ma main à trouver naturellement le chemin de mon pendentif. Mes doigts remontèrent jusqu’à l’accroche de la chaîne, et d’un geste habitué je la décrochai, la faisant glisser dans ma paume ouverte.

Je caressais du bout des doigts la peau de métal autour de la pierre, presque religieusement, faisant jouer les rayons de lune sur la surface argentée, scintillante d’étoiles. Un froissement dans les fourrés me fit sursauter et l’écho, intact dans mes souvenirs, des voix inconnues de l’autre soir me déclencha un mouvement de panique. Le médaillon m’échappa alors que je reculai et chuta jusqu’au sol avec un tintement léger. Je jurai.

– C’était juste une bestiole, me morigénai-je en me penchant par-dessus la balustrade.

Le silence était retombé sur la nuit, épais et parfumé. Je plissai les yeux, tentant d’apercevoir où le bijou avait atterri.

Devais-je descendre le chercher ? Et si un animal le trouvait pendant la nuit et l’emportait ? Je restai un moment immobile, guettant un nouveau froissement, repoussant l’angoisse qui grondait au fond de moi, mais la nuit était silencieuse, comme endormie. J’hésitai et me décidai : si je faisais rapidement je ne pourrais pas faire de mauvaises rencontres. Je refusai de prendre le risque de perdre ce médaillon, il m’était trop précieux.

J’enfilais de vieilles tennis traînant sur la descente de lit, un sweat-shirt plié sur ma commode par-dessus mon pyjama élimé et sortis de ma chambre. Je marquai une pause sur le palier, cherchant la respiration profonde émergeant de la chambre de ma mère, puis descendis l’escalier en essayant de ne pas le faire grincer. Je traversai rapidement le rez de chaussée et ouvris sans faire de bruit la porte d’entrée.

Le gravier crissa sous mes pas, puis l’herbe humide effleura mes chevilles et je sentis mes semelles s’enfoncer dans la terre meuble. L’air marin s’engouffra dans mes poumons et engourdit toutes mes pensées. Mon corps se détendit, s’abandonnant au murmure de la nuit.

Là, debout dans l’immensité nocturne, l’idée qu’il puisse m’arriver quoi que ce soit me parut soudain impensable. La nuit était ma maison.

La voûte étoilée scintillait au-dessus de ma tête, multitude d’astres brillants et de constellations plus lointaines. La lune dispensait une douce clarté qui fit étinceler mon collier dans l’herbe, au pied du vieil arbre tordu. Je m’accroupis et le récupérai, essuyant d’un revers de manche la terre et la rosée le maculant. 

Je me séparais rarement de ce pendentif, son contact froid contre ma peau m’était si familier qu’il en était devenu indispensable. Je n’aurais pas digéré de le perdre. C’était comme l’odeur de la lessive, le parfum de ma mère, ou le chant des goélands sur la falaise : toutes ces choses qui semblent insignifiantes, mais qui appartenaient pourtant depuis si longtemps à ma vie qu’elles m’en paraissaient indissociables.

Je m’assis finalement sur la clôture basse de bois qui séparait notre terrain de celui du Clos des Pendues, le besoin de respirer un peu plus longtemps le chuchotement de la nuit s’étant fait aigu au fond de mon ventre. La peinture blanche s’écailla sous mes doigts et s’accrocha à mon pantalon de pyjama. Sans y prêter vraiment attention, mon regard effleura les vitres de la bâtisse voisine, qui avaient été débarrassées de leur couche de saleté, et mes pensées dérivèrent vers Aksel. Toutes les lumières de la maison étaient éteintes et, alors que Morphée semblait avoir étendu sa main sur le jeune homme et sa tante, je me demandai si, lui aussi, avait eu du mal à trouver le sommeil, ce soir. S’il rêvassait, allongé dans son lit, perdu dans les souvenirs de sa Norvège. Ou bien, s’il pensait à la musique, ce soir-là. Je me demandai si j’étais la seule à être transportée de cette façon.

Je marmonnai et me relevai pour remonter dans ma chambre. 

Un grincement rauque me fit sursauter et je m’immobilisai, figée sur la clôture. Je retins mon souffle, guettant le bruit de pas ou les chuchotements d’inconnus pour prendre mes jambes à mon cou. J’évaluai rapidement la distance d’ici à la porte d’entrée. Il ne me faudrait pas plus de cinq secondes pour la rejoindre, peut-être quelques unes de plus pour la verrouiller. C’était jouable.

Le son se répéta et une petite silhouette blanche se laissa glisser du sommet d’un arbre pour se poser, de son vol flottant, sur un piquet de la clôture, à quelques mètres de moi. La lumière de la lune me révéla la belle chouette effraie qui réitéra son cri désagréable. Je poussai un soupir de soulagement et me tournai vers elle, sans gestes brusques, afin d’observer ma visiteuse. Mon père m’avait dit un jour que beaucoup de superstitions étaient attachées à cet oiseau, qu’on clouait parfois son cadavre sur les portes de grange pour éloigner le Malin. Mais cette « Dame blanche » me semblait bien inoffensive dans sa robe de plumes claires. Ses yeux de nuit, deux amandes sur son visage en cœur me dévisageaient, tandis qu’elle inclinait sa tête sur le côté, de cette manière mécanique que seuls les oiseaux possèdent. Elle devait nicher dans une des granges non loin et chasser les rongeurs depuis le crépuscule.

L’oiseau fantomatique ne semblait nullement effrayé et sautilla un peu plus vers moi.

Ma mère observait d’un mauvais œil mes relations avec les animaux, me grondant lorsque je lui en ramenais à la maison, blottis contre mon coeur. Enfant, j’allais alors me réfugier dans le jardin où mon père était toujours fourré, les mains pleines de terre. Même s’il était souvent de l’avis de ma mère, il me prenait dans ses bras et me consolait. Ils semblaient partager un secret - du moins c’est ce qu’il me semblait du haut de mes huit ans - quant à leur refus de me voir développer cette étrange affinité. Plus tard, en grandissant, j’avais compris que ma mère avait agi dans mon intérêt, en réfrénant mes ardeurs. Elle m’avait protégée du regard des autres enfants et des enseignants, elle avait tout fait pour ne pas faire de moi une bête de foire. Pourtant, c’était une expérience si grisante que de pouvoir approcher le monde sauvage d’aussi près, que de voir son propre reflet danser dans leurs regards nocturnes.

L’oiseau m’examina attentivement. Une bourrasque ébouriffa ses plumes qu’il gonfla pour se protéger du froid, secouant un peu la tête. Le vent retomba aussi vite qu’il s’était levé, baignant les falaises d’un silence bruissant.

Je n’avais pas froid, même contre mes chevilles nues. L’air frais de septembre s’insinuai sous mon sweat-shirt trop grand et dans mon cou, mais je restais de marbre, presque comme si l’air m’effleurait sans réellement me toucher. J’inspirai à plein poumons la quiétude du soir, savourant cet instant de bien-être. Le fantôme d’ivoire perché sur la clôture avait soudain ralenti les battements de mon cœur.

Le silence régnait sur les landes. Les bosquets de bruyère murmuraient doucement et la terre humide chuintait. Tout était endormi. Même les petits rongeurs nocturnes ne faisaient pas le moindre bruit, du moins pas pour mon oreille humaine. La nature était plongée dans une profonde léthargie, comme dans l’attente de quelque chose qui tardait à arriver.

La chouette se redressa subitement, tendue, et s’envola en criant. La seconde d’après, une nuée d’oiseau s’échappa du bois, près de la route. Ils s’éparpillèrent tous dans des directions différentes en le plus parfait des désordres, fendant la nuit de leur cacophonie de piaillements.

« Les oiseaux sont les gardiens du monde », disait parfois ma grand-mère, l’air sombre lorsqu’elle évidait le poisson, « méfie-toi de leur silence. Mais pire encore, c’est lorsqu’ils s’enfuient ! Un être ailé ne se met jamais en sécurité sans une bonne raison … »

Les battements d’ailes s’éloignèrent, mais ceux de mon cœur ne cessèrent de se précipiter, de s’interrompre les uns les autres, se culbutant. Quelque chose les avait effrayés, tout près, et cette menace progressait silencieusement. 

C’est sans doute une voiture, tentais-je de me rassurer.

Mais toutes les pensées rationnelles du monde ne parvinrent pas à calmer le pressentiment, terrible, que je sentais gonfler du plus profond de mes entrailles. Comme le résidu d’un sixième sens archaïque. Je remontais vers la maison quand un cri strident déchira la lande. Un cri de terreur et de désespoir.

Un cri humain.

Un frisson remonta le long de mon dos jusqu’à ma mâchoire. Les mains soudainement gelées, mon regard s’appesantit sur l’obscurité entre les arbres. 

Détourne le regard et va-t-en, m’imposai-je redoutant ce que je pourrais voir.

Il me sembla qu’une lumière fendait brièvement la nuit et l’écho du cri tandis que je me retournai vers la maison. Les paupières closes, crispées, essayant de garder un pas calme. Si je courais, c’en était fini de mon sang-froid. Le trajet jusqu’à la porte d’entrée me parut interminable, battu par les sons sourds de mon cœur paniqué. Je  refermai le battant sans le claquer ni tourner les clefs dans la serrure, les mains tremblantes.

Je remontai dans ma chambre presque en courant et me jetai sur la fenêtre encore ouverte, comme une porte d’entrée à l’air nocturne et à l’écho du cri. Le battant se referma avec fracas et je me précipitai vers mon lit, le souffle erratique. 

Je me débarrassai des tennis et grimpai sur mon lit, les genoux ramenés contre la poitrine. Que devais-je faire ? Me recoucher comme si de rien n’était ? Chercher le sommeil en dépit de ce cri ? Car je l’avais bien entendu, aucun doute. Cette déchirure humaine, jamais je n’aurais pu l’imaginer. J’étais parfaitement alerte à ce moment-là. Alors, pouvais-je laisser cette personne dehors, engloutie par la nuit et le silence ? Devais-je refuser cet appel au secours ?

Le goût saumâtre de l’eau envahit ma bouche, l’écho ténu de l’asphyxie incendia brièvement ma poitrine. Paupières closes, je pris une profonde inspiration pour étouffer ma peur. Il fallait à tout prix que je m’assure que cette personne était saine et sauve, il était hors de question de me terrer sous ma couette. Je n’en avais pas le droit.

Je quittai ma chambre d’un pas résolu et courus jusqu’à celle de ma mère, ouvrant brutalement la porte.

– Nolwenn ? bafouilla ma mère, la voix empâtée de sommeil. 

La lampe de chevet clignota dans le noir.

– J’ai entendu quelqu’un crier sur la route et j’ai vu une lumière, débitai-je d’une voix hachée. Il faut absolument que l’on aille voir, Maman ! La lampe de torche est en bas ? Dans le tiroir …

– Calme-toi, Nolwenn, me coupa-t-elle d’une voix douce. Je ne comprends rien à ce que tu racontes.

– J’ai entendu hurler dehors, répétai-je en me forçant au calme, les poings serrés. Quelqu’un a besoin d’aide.

Nous perdions du temps.

– Tu as dû faire un cauchemar, ma chérie, soupira-t-elle en se recouchant. Je suis certaine que tu as eu très peur, mais ce n’était qu’un rêve … Personne n’a crié, je l’aurais entendu.

– Je n’arrivais pas à dormir, alors j’ai été à la fenêtre, protestai-je. Je ne dormais pas ! Je regardais dehors quand je … l’ai entendu.

– C’était peut-être un animal, ajouta-t-elle. Tu peux dormir avec moi, si tu veux …

– Ce n’était ni un rêve, ni un animal, Maman ! m’écriai-je au bord des larmes. Il y a quelqu’un dehors qui a besoin d’aide ! Il faut qu’on y aille ! Je t’en prie !

– Bon, lâcha-t-elle au bout d’un moment. Allons-y ensemble, alors.

Elle repoussa ses draps et attrapa une longue veste de laine abandonnée sur le fauteuil. Je dévalai les escaliers à toute vitesse, mis mes chaussures, ouvris le tiroir de la commode du salon à la volée et en arrachai la lampe de torche. Ma mère me rejoignit à la porte, chaussons aux pieds et nous nous engageâmes sur le sentier de calcaire qui dévalait la falaise. Pressant le pas, j’atteins la première la lourde grille que j’entrouvris tandis que ma mère me chuchotait de l’attendre. Je balayais le goudron luisant de pluie avec le faisceau de lumière. J’inspectai buissons et bosquets, suivis la route sur cent mètres vers la ville, talonnée par ma mère. Pourtant, je dus me rendre à l’évidence : il n’y avait rien. La nuit était silencieuse. Pas le moindre souffle de vent, ni grincement d’insectes ou oiseaux nocturnes. Rien que le silence bourdonnant mes tympans.

– Ce n’était qu’un rêve, conclut ma mère en me posant une main douce sur l’épaule. Ce n’est pas grave, Nolwenn.

J’inondai une dernière fois les fossés boueux de clarté, cherchant à briser le silence secret de la nuit. Il y avait forcément quelque chose. Je n’avais pas pu … rêver !

– Rentrons, m’enjoignit-elle d’un ton ferme et doux à la fois.

Muette, je hochai la tête et m’engageai docilement à sa suite. Le faisceau de ma lampe erra distraitement sur les touffes d’herbes, se heurta au souffle glacé de la nuit. Je me retournai à de multiple reprises, un peu sonnée.

Il n’y avait rien.

 

*Ja : Oui (norvégien)

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Sinead
Posté le 17/02/2021
Bonsoir,

Super ce chapitre, on sent que la musique tient une haute importance, même si on ne voit pas encore pourquoi. Et ce Norbert me paraît louche, j'ai l'impression que ce sera le grand méchant de l'histoire.
Belette
Posté le 28/02/2021
Merci pour ton commentaire et ta fidélité de lecture <3 Haha, je ne dis rien, tu verras ;)
Alice_Lath
Posté le 20/01/2021
Raaaah, encore un très bon chapitre haha, je sens que cette histoire va rester un bon moment dans ma PAL moi, je suis curieuse d'en savoir plus
Tu réussis à mettre le mystère par touches qui fait que l'on veut en savoir plus tout en divulguant assez de détails pour que l'on reste accrochés à l'histoire, c'est vraiment excellent à ce niveau
J'ai un poil plus de regret ptêtre au niveau des persos, qui même s'ils sont attachants, sont pour le moment presque un peu attendus, mais c'est là une question de goût personnel
Je me délecte par contre de la poésie de ta prose, cela rend le tout très fluide et hyper agréable à lire
Belette
Posté le 20/01/2021
Pour les persos, mis à part Aby, ce sont lesquels/par quels aspects que tu trouves attendus ? J'ai essayé de jouer avec les caricatures lorsque j'ai construit mes personnages, parce que je trouve que c'est un bon outil pour fixer rapidement des images dans l'esprit du lecteur. Evidemment, l'objectif étant de sortir de ces caricatures par la suite (ce qui sera peut-être plus visible dans les prochains chapitres), mais peut-être que je m'y prend trop tard et qu'on se désintéresse d'eux dès le début ? Ou peut-être que cette tactique est un échec complet de ma part ^^'
J'espère que ça s'améliorera un peu dans la suite, mais si tu veux bien m'en dire un peu plus sur ce que tu trouves d'attendu ou de caricatural, tu me serais d'une aide précieuse :)
Encore merci pour tous ces commentaires et tes retours, ça me touche beaucoup et me rassure aussi ! La suite va mettre un peu de temps à arriver, j'ai très peu de temps pour l'écriture en ce moment :'(
Des bisous <3
Alice_Lath
Posté le 20/01/2021
Mmmh disons le pressentiment de triangle amoureux autour de l'héroïne belle sans le savoir, le mec mystérieux, le blond enjoué, la meilleure amie qui cherche à faire sortir sa pote et qui est extravertie etc
Belette
Posté le 20/01/2021
Ok, c'est bon je suis rassurée en fait x) *ricane*
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