Chapitre 7 - Cœur brisé

Par Belette

Chapitre 7

9 septembre

Cœur brisé

 

Ereintée par ma courte nuit, j’avais manqué de me rendormir lorsque le carillon du réveil avait déchiré le calme de la chambre. Je m’étais redressée avec l’impression de m’exhumer hors d’une vase épaisse et visqueuse, la bouche empâtée et l’estomac au bord des lèvres, alors que la lumière du petit matin se déversait sur les lattes du parquet. 

J’avais passé mes mains sur mon visage froissé, la farandole des évènements de la veille se culbutant les uns les autres. J’aurais tout aussi bien pu me convaincre que la nuit dernière, avec son concert et ses lumières, n’avait été qu’un songe, si le bouquet de roses blanches, sagement posé sur mon bureau, n’avait pas été nimbé de la grisaille de l’aube. Elles me semblaient si loin, les quelques minutes de grâce passées dans les méandres de Californication, comme englouties par le reste de la nuit et le hurlement qui l’avait déchirée.

Bien que nous fûmes allées inspecter la route à la lumière des lampes torches, en dépit des paroles apaisantes de ma mère et de la preuve infaillible de mes yeux, je n’avais pas réussi à me défaire de l’écho du cri. De ce son strident, à moitié avalé. 

J’avais tenté de me persuader que j’avais tout imaginé ou qu’il s’agissait d’un animal sur la lande, mais le hurlement ne m’avait pas lâchée de la nuit entière et lorsque, enfin, j’avais sombré dans le sommeil, il s’était invité dans mes rêves.

J’y déambulais seule dans la salle vide du restaurant d’Alexandra. Les projecteurs de la scène étaient allumés, les couverts dressés sur les nappes immaculées, pourtant aucun invité n’était encore arrivé. Puis, une mélodie était montée des coulisses, noire et vibrante comme le grondement sourd d’un animal affamé ; les tripes secouées par les basses, j’avais marché à pas lents vers la porte de service. Chaque pas semblait plus dur que le précédent et j’avais l’impression d’être engluée dans un suc qui freinait ma progression. 

Lorsque j’avais finalement atteint la porte et fais ployer la poignée sous mes doigts, un hurlement strident avait soudain déchiré le requiem, sans interrompre pourtant la grêle cruelle des notes. 

La porte des coulisses avait claqué derrière moi sitôt franchie et la pénombre m’avait avalée. Je n’entendais que le clapotement de l’eau, tranquille, sous chacun de mes pas, comme si le sol avait été recouvert d’une pellicule liquide. Le vent s’était levé et un soudain contact froid sur ma joue m’avait fait tressaillir.

Il neigeait. Les flocons, épais et duveteux, flottaient, épars, avant de finir leur course sur la peau de mon visage et dans mes cheveux.

J’avais renversé la tête en arrière, inspirant l’odeur chargée d’hiver, lorsqu’une étrange sensation sous ma semelle m’avait arrêtée. Baissant les yeux, j’avais soulevé le pied et découvert des centaines de roses jetées au sol. Le vent s’était levé à nouveau, plus fort cette fois, et leurs pétales noirs s’étaient mis à bruisser furieusement.

On aurait dit le bruit de la mer, les soirs de tempêtes.

J’avais émergé de cet étrange rêve avec une convulsion fiévreuse, les doigts serrés autour de mon médaillon, ivre de terreur. Le reste de la nuit s’était déroulé dans une mosaïque étourdissante de réveils et de bribes de rêves rouges et noirs. 

Mon sommeil avait beau être agité depuis des mois, entrecoupé de vase et de tempête, il me semblait avoir rarement été aussi fatiguée depuis bien longtemps.

 

 

Ma mère était déjà partie pour son bureau depuis plus de deux heures lorsque je décrochai mon vélo de sous le porche et le laissai me porter le long des champs, immenses et mornes, qui grignotaient la lande. Le chemin calcaire était constellé de flaques troubles et je fus heureuse de rejoindre le long ruban goudronné qui serpentait jusqu’au centre-ville. 

Une dizaine de minutes plus tard, je descendis de mon vélo et l’attachai à un portant libre devant le lycée. Je ne commençais la journée qu’à dix heures par un cours de sport en commun avec Abygaëlle et nous avions convenu de nous retrouver dans la galerie couverte qui servait de préau. 

Le pas pressé, je franchis l’enfilade de couloirs presque vides et aperçus ses boucles flamboyantes, installée sur un banc du déambulatoire, face au jardin du cloître où une fine pluie commençait déjà à détremper la végétation.

– Salut, lançai-je en m’affalant à ses côtés, laissant mon sac chuter lourdement à mes pieds.

– Salut, me répondit-elle machinalement, sans lever pour autant les yeux de son téléphone.

Elle avait le pouce crispé sur le bord de l’écran, les sourcils froncés et la mine sérieuse. Je me penchai par-dessus son épaule, cherchant à identifier le sujet de son trouble, mais les reflets sur l’écran m’empêchèrent de lire. 

– Qu’est-ce qu’il se passe ? Chuchotai-je doucement.

Elle eut finalement un sursaut, comme si elle revenait brutalement à la réalité. Elle leva un regard confus vers moi et me fourra finalement son téléphone entre les mains. 

– Le journal de ce matin, déclara-t-elle simplement d’une voix tendue alors que je remontai la page pour consulter le-dit article.

 

« Une jeune femme retrouvée décédée sur la lande

Marianne Cauvillier, 22 ans, étudiante en lettres modernes sans antécédents judiciaires, a été retrouvée décédée, tôt ce matin, dans un fossé de la route de Valaine, à peine à trois kilomètres du centre-ville. Les secours, arrivés sur les lieux, n’ont pu que constater son décès des suites d’un arrêt cardiaque.

 Une autopsie a cependant révélé de nombreuses contusions sur les poignets et à la tête qui pourraient indiquer une lutte entre la victime et un potentiel agresseur. Si la cause du décès de la jeune femme semble d’origine cardiaque, les services judiciaires n’excluent pas l’homicide. Passage à tabac ou simple accident cardiaque ?

Le parquet du Havre vient d’ouvrir l’enquête. »

 

Le court article se terminait par une photo en couleur de la jeune victime, souriante et insouciante comme elle devait l’être à l’époque où le cliché avait été pris, ainsi que par un numéro de téléphone pour les  dépositions d’éventuels témoins.

J’eus du mal à détourner mes yeux du regard bleu clair figé sur l’écran. Ces cheveux châtains, ces rides d’expression aux coins des yeux…

Si son nom m’avait été familier, c’était son visage qui s’était soudain rappelé à ma mémoire. Marianne. Ça datait de l’époque où Daniel et moi étions encore trop jeunes pour rester seuls à la maison pendant que nos parents sortaient. Je me souvenais de cette fille discrète et souriante qui était venue nous garder plusieurs fois. Elle nous laissait toujours nous coucher plus tard que ce que nos parents avaient exigé et elle avait dit qu’elle habitait de l’autre côté des grands champs qui s’échouaient au pied de notre terrain. 

Je me souvenais de sa petite silhouette qui se découpait sur le ciel embrasé du couchant, glissant le long de la route, avalée par les champs de blé au détour d’un tournant. 

Et maintenant elle gisait dans le ventre froid d’une morgue.  

– La route de Valaine, souffla Abygaëlle, ce n’est pas celle qui va jusqu’à chez toi ? 

– Si, c’est ça, acquiesçai-je. Pourquoi ? 

– Je ne sais pas, répondît-elle en haussant les épaules. Je me suis dit que ça devait être plein de voitures de police ce matin et que tu en saurais peut-être plus. Que tu aurais vu quelque chose… 

– Je n’ai pas vu la police en passant à vélo ce matin, la détrompai-je, mais tu sais, les champs sont pleins de petites routes et de tournants, il suffit qu’ils aient été juste un peu plus loin pour que je ne les remarque pas…

Au fur et à mesure que je parlais, je pris la mesure de ce que je disais, mon esprit serpentant le long des vieilles routes de la lande, toutes en bosses et sinuosités, pour s’arrêter finalement    au sommet du sentier qui dévalait la valleuse d’Antifer jusqu’à la mer. Et je sus que c’était là qu’ils l’avaient trouvée. 

Nous étions allées naturellement dans l’autre sens avec ma mère, la nuit dernière, balayant du faisceau de nos lampes la route qui allait jusqu’à Etretat. Mais les sons étaient joueurs sur la lande, rebondissant sur les vallons et se transformant, donnant l’impression de venir de nulle part et partout à la fois. 

C’était elle que j’avais entendu crier, j’en étais sûre à présent. Ce n’était ni un animal ni le produit d’un rêve. Et nous n’avions pas su la trouver, alors qu’elle gisait là, seule, sur le bord d’un sentier que j’avais si souvent emprunté. 

– Ça va, Nolwenn ? S’enquit Aby avec un froncement de sourcils. Tu fais une tête bizarre.

Je la dévisageai un instant, hésitante. Abygaëlle et sa présence si familière. Pourtant, je fus bien incapable de lui confier quoi que ce soit en cet instant. Je ne sais si c’était l’air abattu qu’elle affichait à ce moment-là ou la tournure qu’avait pris notre relation ces derniers mois, mais les mots ne parvinrent pas à franchir mes lèvres.

– Ce n’est rien, lui assurai-je en réprimant un frisson. Viens, on va être en retard, sinon.

Je lui fourrai son téléphone entre les mains et me relevai sans l’attendre, chargeant mon sac à dos sur une épaule. Je ne pus empêcher pourtant mes jambes de trembler, alors que je traversais les couloirs pratiquement vides de l’ancienne abbaye, les talons de mon amie résonnant derrière moi sur le vieux carrelage.

L’air froid se précipita sur mon visage lorsque je franchis les portes-fenêtres donnant sur le parc, brûlant mes poumons. Je ralentis pour qu’Aby puisse me rejoindre et regardai mon haleine s’élever en fines volutes dans la grisaille du matin, comme pour former les mots que je refusais de prononcer.

Il y avait un tueur en liberté à Etretat.

 

 

Malgré les cinq tours de gymnase que nous imposait invariablement notre professeur en  guise d’échauffement et les points de côté qu’ils ne manquaient jamais de provoquer, les chuchotements ne diminuaient pas. 

Marianne Cauvillier était aux lèvres de tous, son nom exhibé tantôt avec peur, tantôt avec indifférence et parfois même avec excitation. Une espèce de frénésie mortifère crépitait dans l’air ambiant, électrisait les discussions des lycéens qui s’agitaient comme des mouches. 

Nombreux étaient ceux qui avaient fait des recherches Internet sur la jeune victime et son profil sur les réseaux sociaux n’avait jamais dû avoir autant de succès qu’à présent. Abygaëlle et moi avions été y jeter un coup d’œil dans les vestiaires, sidérées par le tourbillon de messages déposés sur son mur. Combien lui avaient déjà adressé la parole avant ce fameux soir ? Combien pouvaient se vanter de l’avoir côtoyée ?

Mon amie m’avait réprimandée lorsque j’avais exprimé mon dégoût face à ce bourdonnement de sollicitude : tout cela partait de bonnes intentions, soutenait-elle. 

Pourtant, les conversations que même l’essoufflement ne tarissait pas et que j’interceptai, alors que des groupes d’élèves nous doublaient, la faisait démentir. Il y avait une lueur particulière dans leurs regards qui n’était pas celle de la peur ou du chagrin. Je crois qu’ils ne mesuraient pas l’ampleur de cet évènement, ce dernier restant au rang d’information factuelle, désincarnée et vidée de toute matérialité. 

Ils se sentaient protagonistes d’un feuilleton policier. 

En d’autres temps j’aurais peut-être pu le comprendre, mais ce fut la colère qui bouillonna au fond de moi alors que l’écho du hurlement qui avait déchiré la nuit se superposait au choc régulier de mes baskets contre le linoléum. Il n’y avait rien de plus matériel, de plus pesant que la soudaine disparition d’une existence, que ce soudain vide.

Les chuchotements ne se calmèrent pas au fur et à mesure que le soleil poursuivait sa course et, même s’il n’y avait rien de nouveau dans les médias, les théories allaient désormais bon train. 

Je poussais un long soupir, peinant à me concentrer sur la résolution de mes équations au milieu du brouhaha de voix basses.

– Et s’il l’avait assassinée en lui faisant boire des produits chimiques ? chuchota une fille du premier rang à sa voisine. Ça expliquerait pourquoi elle a le cœur abîmé et que ça ne se voit pas de l’extérieur !

– Et comment il s’y aurait pris pour lui faire boire des produits chimiques, hein ? rétorqua son amie. Elle aurait recraché, et puis tu ne peux pas atteindre le cœur par le système digestif comme ça… Ça lui aurait abîmé la gorge avant.

– Ouais, c’est vrai, concéda l’autre. Par injection dans une artère, alors ?

– Le plus important, expliquait plus loin une fille aux cheveux rouges à un groupe de garçon derrière elle, c’est de savoir pourquoi il l’a assassinée. Parce que c’est pas crédible de mourir d’une crise cardiaque à vingt-deux ans ! Moi, je pense que c’est son mec qui a fait le coup …

– Et pourquoi ça serait forcément un mec, tiens ? répliqua un des garçons.

– Il paraît que le poison c’est une arme de femme, renchérit un grand brun à lunettes.

– N’importe quoi, nia la fille, c’est toujours les mecs qui tuent les filles assez jeunes.

Mon regard glissa sur notre professeur de physique, un quinquagénaire ventripotent et affublé d’un bouc poivre et sel. Il était assis à son bureau, tapotant sur son ordinateur pendant que nous étions censés faire la liste d’exercices inscrits au tableau. Le livre ouvert entre nous, Aksel avançait lentement, ses doigts hésitant sur les touches de sa calculatrice. Il n’avait pas ouvert la bouche de l’heure à part pour me gratifier d’un « salut » maussade en s’installant. Sa mâchoire restait résolument crispée et il fronçait régulièrement les sourcils. Avec un nouveau soupir, je griffonnai un calcul sur ma feuille et vérifiai que j’obtenais le même résultat que lui en regardant par-dessus son coude.

– Tu n’as pas l’air en forme, commentai-je finalement, inquiète de ce silence inhabituel de sa part.

– Fatigué, se contenta-t-il de répondre, son accent bien plus prononcé que d’habitude.

– Il s’est passé quelque chose ? insistai-je d’une voix douce, en norvégien.

– Le journal, répondit-il en français. La fille avait tuée à côté de chez nous et ma tante a peur. Je ne devoir repartir en Norvège que fin d’année, mais elle a prendre rendez-vous chez proviseur pour savoir. Je repartira à la fin de ce mois, si trop de danger.

Je hochai doucement la tête.

– Mais je veux rester, ajouta-t-il en levant finalement les yeux vers moi. Il y a pas danger.

– Je suis sûre que la police va enfermer le fou furieux responsable de ça, articulai-je lentement, ne t’en fait pas.

– Je me demande si ce que dit ta mère, hier… Si ce ne pas vrai… Le clos des Pendues et le malchance.

– La malchance, rectifiai-je. Non, on te l’a dit, ce n’est qu’un conte. Il n’est jamais arrivé malheur à cause de cette maison. C’était des coïncidences.

– Mais cette fille est morte proche… Et toi …

– Moi ? répétai-je en fronçant les sourcils.

– Oui, ton accident, balbutia-t-il en détournant le regard.

Je sursautai et une douleur me perfora le coeur. Je n’avais pas été prête à cela, pas à l’entendre de sa bouche. Comment avait-il… ?

– C’est Aby qui t’as … ? Commençai-je, ma voix se brisant sur la fin de la phrase.

– Aby ? Non ! s’exclama-t-il avant de baisser à nouveau la voix, se tassant sur sa chaise. C’est une fille qui est dans sport avec moi. Elle m’avait dit ce matin. Ecoute, je suis désolé, j’ai pas pensé que…

– Comment s’appelle-t-elle ? le coupai-je d’un ton glacial.

– Hm, quelque chose comme … Solveig ? Soleig ?

– Solène ? corrigeai-je.

– Oui, Solène !

Un soupir las m’échappa et je me laissai glisser dans le fond de mon siège.

– Tu es colère ? chuchota-t-il en remarquant mon trouble.

– Ce n’est pas de ta faute, tentai-je de le rassurer sans y croire moi-même. Je n’aime pas parler de ça.

– Excuse-moi, bafouilla-t-il piteusement en baissant la tête.

Il reprit son exercice en silence et je lui jetai un regard en coin. 

Je m’en voulu d’avoir été aussi glaciale avec lui, mais j’avais été prise de court. J’hésitai un instant à faire un geste vers lui, à lui assurer que je n’étais pas en colère, à le lancer sur une de nos conversations sur la Norvège, sur les fjords et les orques dans l’océan… Mais je n’y parvins pas. J’étais trop fatiguée, trop lourde, comme soudain âgée de mille ans.

Je retournai alors, moi aussi, aux équations qui me semblaient encore plus inintelligibles que d’habitude, le grondement d’une tempête se superposant dans ma tête à l’écho du cri de Marianne.

 

 

La journée s’acheva finalement à dix-huit heures et j’inspirai avec délices les premières secondes de la soirée lorsque je refermai mon sac et me glissai hors de la salle. Les heures s’étaient succédées dans un brouhaha macabre de jeunes filles mortes. J’étais épuisée et je voulais sortir de cette ambiance électrique. 

Pourtant, je devais encore trouver Abygaëlle puisque sa mère et la mienne avaient convenu qu’à la vue des récents évènements, il n’était pas prudent que je rentre seule à vélo sur une petite route de campagne déserte. Mme Montbray avait donc gentiment proposé de me déposer chez moi, ce soir, bicyclette dans le coffre. 

Nous devions nous rejoindre devant les laboratoires de sciences, dans le parc du lycée, à une centaine de mètres du bâtiment principal.

Les couloirs étroits étaient presque vides lorsque je refermai mon casier d’un coup sec et les quelques élèves retardataires s’empressaient de me doubler et de dévaler les escaliers. Mon sac à dos chargé sur une épaule, je m’engouffrai à mon tour dans le tourbillon de marches grinçantes, la main fixée sur la mince rampe de bois, polie par la paume de l’âge. L’odeur de poussière, de cire à bois et des produits d’entretien s’échappait de la cage d’escalier, effleurant les vielles pierres crème chargées de celle, plus lourde, de l’humidité. J’inspirai   cette effluve familière et le calme retrouvé des lieux m’apaisa. Le bourdonnement incessant de la journée m’avait fait l’effet d’un interminable acouphène. 

Deux étages plus bas, la volée de marches se déversa dans un nouveau couloir aveugle. Les deux extrémités se perdaient dans l’ombre, si bien que je ne savais de quel côté prendre. Il ne me semblait jamais être passée par ici, mais une partie du lycée avait été rénovée cet été et je devais avoir atterri dans un de ces souterrains en travaux jusqu’à cette année. Je m’apprêtais à gravir à nouveau l’escalier, pour retrouver mon chemin à partir du niveau supérieur lorsque des notes éparses attirèrent mon oreille. Mon ouïe me jouait-elle des tours ou était-ce bien de la musique que j’entendais ?

Délaissant la rampe, je me coulai en silence vers l’origine du bruit.

Les sons s’amplifiaient à chaque pas et, la main sur le mur, dans la pénombre, je me laissai guider par la mélodie. Au bout d’une quinzaine de mètres, le couloir tourna et l’obscurité m’avala, seule les LED vertes signalant une issue de secours dispensaient une quelconque clarté. Mes doigts frôlaient le mur, se rapprochant toujours plus de ce que j’identifiais à présent comme un piano. Ils rencontrèrent le battant d’une porte. La mélodie mourut au moment même où elle devenait nette. Je m’immobilisai, retenant mon souffle pour qu’il ne camoufle aucun bruit.

Finalement, le piano repris une nouvelle mélodie et j’appuyai ma tête contre la paroi de bois. Les premières noires s’égrenèrent lentement, presque de façon désinvolte, et je reconnus les accents faussement joyeux de la suite pour piano, « Lieutenant Kijé » de Prokofiev. 

Après un bref silence, le thème principal s’éleva doucement, grave et mélancolique. La mélodie montait et descendait, s’enroulant sur elle-même. Elle me fit penser au vent que j’entendais souffler dans les fondations de la vieille abbaye. 

Je restai un long moment à écouter sans bouger. 

J’aurais pu passer mon chemin, j’aurais sans doute dû d’ailleurs : Abygaëlle m’attendait et j’étais déjà en retard, mais je fus incapable de m’en aller. Il y avait quelque chose de furieux dans la façon dont les notes se culbutaient les unes les autres. Une sorte de colère qui s’infiltrait et brisait le rythme habituel du morceau.

Les accords bas faisaient trembler le bois du battant contre mon front. 

Sans gestes brusques, mes doigts firent ployer la poignée et j’entrouvris la porte de la salle. Je devinai un petit amphithéâtre que je découvrais pour la première fois, paré de vieilles boiseries et de tentures pourpres. De profil, en contrebas sur la scène, un jeune homme était courbé sur le piano à queue verni, ses traits crispés et concentré sur l’effort. 

Les yeux mis-clos, Aksel s’acharnait sur la ligne mélodique, sa physionomie toute entière, depuis ses doigts s’abattant sèchement sur le clavier à sa mâchoire contractée, vibrante de fureur.

Les yeux agrandis par la surprise, je contemplai la violence incongrue de celui qui m’avait jusque là semblé une simple brise fraîche. Figée de stupeur, mon regard glissa sur son profil illuminé, ses sourcils froncés à s’en faire mal et sa grande silhouette comme écrasée par un poids, recroquevillée au-dessus des touches noires et blanches. 

Je ne sais combien de temps je restai ainsi à l’observer.

Il n’était pas vraiment beau à proprement parler, avec sa bouche un peu trop grande et son nez légèrement busqué, mais pourtant, à cet instant précis, il dégageait quelque chose de complètement différent. Quelque chose de sauvage que je n’avais pas perçu jusqu’à présent, quelque chose de puissant qui jetait une lumière différente sur l’or de ses cheveux. 

Il abattit un nouvel accord qui me fit sursauter. 

Je revins soudain à la réalité et me fis l’effet d’une voyeuse. Qu’est-ce qui m’avait pris d’ouvrir la porte comme ça ? 

J’aimerais dire que c’est la honte qui me fit reculer, que je regrettais d’avoir violé son intimité, mais la vérité est qu’il m’intimida soudain. Il y avait quelque chose dans son aura qui me faisait tout à coup me sentir toute petite, insignifiante et cet aspect de lui que je découvrais me troubla. Alors, doucement, je me reculai et laissai retomber dans un souffle la porte, de nouveau aveugle à la tempête qui grondait derrière.

Mes yeux mirent un certain temps à s’habituer à l’obscurité et mes doigts longeant le mur me ramenèrent au pied du vieil escalier grinçant. Je gravis les marches, un peu hébétée, et débouchai sur le palier du premier. Retrouvant alors mon chemin, je fus amène de me glisser sans encombre jusqu’au cloître et, à partir de là, d’enfiler le large couloir désert qui s’ouvrait sur le parc. Je poussai les impeccables portes-fenêtres vitrées, qui avaient percé le mur de pierres claires d’un puit de lumière, et posai enfin le pied sur le gravier de l’allée extérieure. 

L’humus qui bordait le chemin était scintillant de pluie et les quelques feuilles à terre perlées d’eau. J’inspirai profondément l’air chargé d’ozone, vacillante encore après ma découverte dans les sous-sols, et l’odeur humide se mélangea aux visions de tempête. Il me resta sur la langue le goût des automnes pluvieux et venteux de mon enfance.

Des dizaines de mètres de terre et de béton avaient beau me séparer de l’étrange scène que j’avais surprise, il me sembla encore entendre l’écho des notes flotter jusqu’à moi et couvrir ma peau de chair de poule. 

Qu’est-ce qui avait bien pu le mettre dans un tel état ? Il avait parlé du rendez-vous que sa tante avait pris avec le proviseur : avaient-ils convenu qu’il rentre en Norvège suite à la macabre découverte de la matinée ? J’espérais pour lui qu’ils attraperaient rapidement le coupable pour que la situation se stabilise.

Pourquoi fallait-il que la mort ne se contente pas seulement d’emporter ses proies dans son sillage, mais qu’elle s’infiltre aussi dans la vie de tout ceux qui évoluaient à côté ? Le vide n’était-il pas suffisant ? 

Après avoir consulté ma montre et constaté mon grand retard, je me mis à trottiner d’un pas pressé et mal assuré sur les gravillons glissants, bientôt avalée par le couvert des arbres. Une centaine de mètres plus loin, le tunnel végétal s’ouvrit sur une clairière encore parsemée de fleurs sauvages de fin d’été et, posé sur un gazon parfaitement entretenu, un cube de béton  et de verre. A travers les vitres, on distinguait les grandes tables blanches carrelées des laboratoires et même quelques maquettes suspendues au plafond, leur nature dépendant de la matière à laquelle était assignée la salle : biologie, chimie, physique… 

La couche de nuages se faisait de plus en plus sombre et lourde au-dessus de ma tête, si bien que je décidais de franchir le porche pour attendre Abygaëlle au sec.

Des éclats de voix m’atteignirent alors que je rejoignais la porte vitrée et Eric sortit en trombe du bâtiment, me bousculant au passage. Je poussai une exclamation de protestation, manquant de glisser sur l’herbe trempée, mais il me lança un regard noir et poursuivit son chemin sans s’excuser, bientôt avalé par le sous-bois humide.

Je fronçai les sourcils et m’engouffrai à mon tour dans le pavillon, pressentant que mon amie avait elle aussi croisé le chemin du jeune homme. Les couloirs étaient sombres en cette fin d’après-midi, vidés de leurs élèves, et il me fallut quelques secondes pour m’habituer à la pénombre. J’entendis rapidement le bruit mouillé de pleurs et trouvais Abygaëlle assise contre un mur, au détour d’un couloir. Elle essuya précipitamment ses joues en me voyant arriver et me fis un pauvre sourire.

– Tu es en retard, déclara-t-elle d’un ton qu’elle voulait badin, mais sa voix trembla et se brisa.

Je me laissai glisser au sol à côté d’elle, attendant en silence qu’elle prenne la parole, mais elle fuit mon regard.

– C’est juste un abruti, lâchât-elle finalement.

– Qu’est-ce qu’il s’est passé ?

– Il m’a plantée, mercredi après-midi, confia-t-elle à voix basse. On devait aller au cinéma ensemble, mais il n’est jamais venu. 

– Il a pu oublié, commençai-je.

– Non, Nolwenn, me coupa-t-elle avec colère. Je l’ai vu à la terrasse d’un café avec une autre fille, en rentrant chez moi.

Je poussai un long soupir et lui frottai doucement le genou.

– Il sort avec d’autres filles en même temps que moi, reprit-elle avec un grincement de dents, il pensait que je ne m’en rendrais pas compte. Je ne sais pas ce qui me met le plus en colère entre ça et le fait qu’il me prenne pour une idiote, gronda-t-elle. Je lui ai dit d’aller se faire voir, je ne veux plus entendre parler de lui.

– Tu as bien fait, il ne te mérite pas.

– Sans doute… soupira-t-elle sans grande conviction.

Elle posa son menton au sommet de ses genoux, semblant soudain aussi vulnérable que lorsque nous avions huit ans. Cela me désempara.

J’aurais voulu qu’elle se voit à travers mes yeux. Qu’elle puisse constater combien elle était belle, vive, solaire et qu’elle n’avait besoin de personne d’autre qu’elle-même pour être tout cela. J’aurais aimé le lui dire, le faire couler jusqu’à elle pour la réchauffer là où elle se sentait vide, mais je ne sus pas comment. 

– Pourquoi tu ne m’as rien dit ? Demandai-je à la place.

– Je ne sais pas… soupira-t-elle. J’ai essayé de t’en parler hier soir, quand je t’ai eu au téléphone, mais tu partais pour ton concert et… 

Elle ne finit pas sa phrase et ses yeux se perdirent dans le lointain. 

Nous étions assises l’une contre l’autre, pourtant jamais elle ne m’avait parue aussi lointaine. Je pris conscience que cette distance, en réalité, ne datait pas de ce simple incident avec Eric.  Elle s’était insinuée entre nous depuis des mois, érigeant un mur invisible que je ne savais plus comment franchir. Depuis quand n’étions-nous plus capables de nous dire les choses ? 

Je lui pris la main maladroitement et la pressai doucement entre mes doigts. Elle appuya sa tête contre mon épaule.

– Mes parents me mettent la pression en ce moment, en plus, ajouta-t-elle. Le dossier pour la prépa, tu sais bien. Je suis vraiment fatiguée. Et avec ce qu’il s’est passé sur la lande… Ils ne vont plus me lâcher, je ne vais même plus pouvoir sortir tant qu’ils n’auront pas attrapé ce fou. Je… 

Elle ne finit pas sa phrase et enfouit son visage dans mon épaule. Je la berçai doucement contre moi, frottant doucement son dos.

J’aurais aimé qu’elle se sente libre.

 

 

Ma mère se trouvait sur le porche lorsque je revins à la maison, traînant mon vélo à côté de moi sous une fine bruine. Quant à l’homme qui lui faisait face, je ne pus l’identifier, alors que je gravissais le chemin calcaire, que par le gyrophare bleu vif dont sa voiture, garée devant le portail, était ornée.

La police.

L’enquête était d’ore et déjà entamée, et ils étaient visiblement à la recherche de potentiels témoins dans le voisinage. Et des témoins, il y en avait effectivement. Qu’est-ce que ma mère avait bien pu déjà leur expliquer ? Leur avait-elle déjà tout raconté ou attendait-elle ma présence pour le faire ? Car force était-il d’admettre finalement que mon cauchemar de la nuit dernière n’en était pas un. 

Lorsque la mère d’Abygaëlle m’avait déposée devant le portail, je n’avais pu m’empêcher de fixer le sentier dévalant la valleuse jusqu’à la mer, là où j’avais supposé qu’ils avaient retrouvé le corps. À quelques dizaines de mètres de là où nous nous étions arrêtées avec ma mère, pendant la nuit.

Le besoin irrépressible de leur raconter ce que j’avais entendu me secoua, jamais je ne pourrais vivre avec cet effroyable hurlement en mémoire. Il fallait que je parle. Ce serait trahir que de se taire.

– Là voilà, justement, lança ma mère en m’apercevant. Tu arrives au bon moment, Nolwenn, l’inspecteur voudrait te poser quelques questions par rapport à hier soir …

Je couchai mon vélo dans le gazon humide et grimpai vers le perron. Elle enlaça mes épaules d’un bras maternel lorsque j’atteins leur hauteur, érigeant, l’air de rien, un rempart entre la loi et son enfant. L’homme posa un regard du même bleu terne et fatigué que sa chemise sur moi, le visage ouvert mais professionnel.

– Bonsoir mademoiselle, je suis l’inspecteur Beaulieu, se présenta-t-il avec une voix étonnamment douce. Je suis en charge de l’enquête sur le décès de Marianne Cauvillier.

– Entrons, proposa ma mère d’un ton cordial, mais ferme. Nous serons mieux à l’intérieur.

L’homme hocha la tête et nous suivit dans le salon où il prit le fauteuil, tandis que nous nous installâmes côte à côte dans le canapé. Je lui jetai un coup d’œil curieux alors qu’il déclinait le café que lui proposa ma mère. Il avait environ quarante-cinq ans, les cheveux presque entièrement gris, coupés en brosse. Il avait l’air épuisé de celui qui bat la lande depuis l’aurore à la recherche d’informations, en vain. Son regard fouilla distraitement la pièce, me frôlant au passage, mais sans grand intérêt. Mécaniquement.

– Nolwenn Kellstein, dix-sept ans, c’est bien ça ? commença-t-il, soudainement armé d’un calepin.

Je hochai la tête.

– Connaissiez-vous Marianne Cauvillier ?

Nouveau hochement de tête. Son regard las me fit signe de développer.

– Elle habitait dans la ferme voisine et elle était venue faire du baby-sitting lorsque j’étais plus jeune, mais ça se résume à cela.

– Hum, je vois. Comment était-elle à cette époque ? Vous vous étiez bien entendue avec elle ?

– Elle était gentille, elle riait beaucoup, mais c’était il y a longtemps… Je ne me rappelle plus très bien et je ne sais pas ce qu’elle était devenu ces dernières années. Ni si quelqu’un aurait pu lui en vouloir, si c’est ce que vous cherchez à savoir, ajoutai-je.

Ce fût à son tour d’acquiescer.

– D’accord. Comme vous l’avez sans doute lu dans les communiqués de presse, on l’a retrouvé sur le bord d’un chemin, pas loin d’ici. Est-ce que vous auriez entendu ou vu quelques chose de suspect au cours de la journée d’hier ? Demanda-t-il sans grande conviction. Une dispute ? Quelqu’un au comportement étrange qui traînait sur la lande ?

Nous y étions.

J’ouvris la bouche pour répondre, mais les mots s’emmêlèrent sur ma langue. Je me fis l’effet d’un poisson hors de l’eau, asphyxié. Ma mère posa sa paume chaude sur mon genou, et son odeur flotta jusqu’à moi, un instant, apaisante.

– Nous sommes rentrées très tard, hier soir, expliqua-t-elle, et Nolwenn a veillé un peu. Elle avait la fenêtre ouverte et a entendu crier.

– Crier ? s’étonna l’inspecteur.

Son regard délavé se fit soudain moins lointain.

– Un cri de femme, sur la route, affirmai-je. Un peu avant une heure du matin.

– Vous étiez dehors ?

– Non, balbutiai-je, à ma fenêtre. Je… Je fermais mes volets. Ça m’a effrayée, alors j’ai été chercher ma mère pour qu’on aille jeter un coup d’œil. Au cas où quelqu’un aurait eu besoin d’aide …

– Vous n’avez rien vu ?

– Non, juste entendu crier.

– J’ai cru à un cauchemar, compléta ma mère, mais elle n’en démordait pas, alors nous sommes allées sur la route avec une lampe de torche. Mais il n’y avait rien … Nous ne pouvions pas nous douter que …

– Vous n’avez rien à vous reprocher, madame, la rassura l’inspecteur, la jeune fille est probablement morte dans la minute. Mieux vaut que vous ne vous soyez pas trouvées sur les lieux à cet instant. Jusqu’où êtes-vous allées ?

– À deux cent mètres environ de là où elle a été retrouvée, répondis-je. Mais la route était déserte.

L’homme hocha plusieurs fois la tête, il griffonna quelques lignes sur son calepin, nous lançant un regard rapide entre deux mots avant d’achever sa prise de notes. Ma mère et moi échangeâmes un regard perplexe, attendant la suite de la conversation.

– Merci beaucoup, mesdames, conclua-t-il en se relevant, votre témoignage nous sera précieux.

– Cette jeune fille a donc bien été assassinée ? glissa ma mère avec une mine préoccupée. Si près des habitations ? 

– C’est bien ce que nous cherchons à découvrir, répondit-il, mais je ne peux malheureusement rien vous dire.

Il rajusta sa chemise bleu terne, le calepin disparut dans le vieil anorak gris et nous le raccompagnâmes dans un silence guindé sur le seuil.

– Mieux vaudrait éviter les sorties en solitaire, surtout de nuit, dans les semaines à venir, nous prévient-il avant de se détourner. Je ne cherche pas à vous effrayer, mais la possibilité que l’agresseur soit encore dans les parages est réelle, aussi soyez prudentes.

– Cela va de soi, acquiesça ma mère, la mine grave. Merci pour tout, inspecteur.

– C’est moi qui vous remercie.

Il nous adressa un dernier hochement de tête entendu et descendit à petit pas le chemin calcaire.

– Rentrons, m’invita-t-elle en me caressant doucement les cheveux.

Je la suivis à l’intérieur, et m’apprêtais à regagner ma chambre, mon sac sur l’épaule, quand sa tête émergea de la cuisine.

– J’ai fais du thé, mon ange, tu en veux ?

– Oui, j’arrive, lâchai-je après une seconde d’hésitation.

Mes mains étaient glacées, et un peu de théine ne serait pas de refus pour éclaircir la brume de mes pensées. Cependant, je connaissais ma mère, et « tu veux du thé » rimait souvent avec « il faut que nous parlions ». Je laissai mon sac glisser le long de mon bras et le posai contre le mur du couloir.

Je tirai une chaise, m’assis lourdement et appuyai ma joue sur ma paume, le temps qu’elle verse le liquide ambré dans nos tasses.

– Merci, soufflai-je en refermant mes doigts engourdis autour du récipient brûlant.

J’inspirai sans bruit le parfum riche de la boisson, son âcreté si familière. Le silence s’étala entre nous, ponctué par le bruit de la pluie qui avait forcit.

– Nolwenn, commença-t-elle, la voix mal assurée , je …

– Ne te fatigue pas, Maman, j’ai compris, répondis-je en plantant mes yeux dans les siens. Je sais que tu vas dire qu’on ne pouvait rien faire… soupirai-je.

– Nous aurions pu nous trouver nez à nez avec l’agresseur.

– Je sais, il n’empêche que je me sens en partie responsable. Que ce serait-il passé si nous avions fait deux cents mètres de plus ?

– Ne te perds pas trop en « si », me conseilla-t-elle en me caressant la main. Nous ne pouvons rien y changer.

– Qu’est-ce que tu en sais ? rétorquai-je.

– Nolwenn … soupira-t-elle.

– Je préfère arrêter d’y penser, marmonnai-je, je monte. J’ai des devoirs à faire.

Je grimpai à toute vitesse les marches de l’escalier et déferlai dans ma chambre. Comment faire pour noyer ces bruits dans mon crâne ? Pour faire cesser cet horrible hurlement qui rebondissait contre les parois de mon crâne ?

Je me défis rageusement de mes chaussures et me laissai tomber sur mon lit, sentant le poids de la journée peser soudainement sur mes épaules. Je roulai sur le dos et pressai mes paumes contre mon front migraineux. 

J’aurais voulu revenir au concert d’hier, remonter le temps pour me noyer à nouveau dans Californication

Non, plus loin que ça encore, à la réflexion. À l’époque des coquillages que nous ramassions sur la plage avec Abygaëlle et dont nous remplissions nos seaux. Quand notre plus grand soucis était de n’être pas suffisamment grandes pour descendre y jouer sans surveillance. À l’époque où il n’y avait pas de non-dits, pas de silences, pas d’hésitations. Pas de cette espèce de déchirure que je sentais m’écarteler un peu plus à chaque minute. 

Jusqu’où faudrait-il remonter pour qu’elle disparaisse ? 

Le carillon de mon téléphone interrompit le chemin de mes pensées et je le sortis de ma poche avec un soupir. En lisant du norvégien, je devinai l’identité de l’expéditeur avant même de voir le prénom d’Aksel s’afficher en haut de la notification.

«  Excuse-moi pour ma maladresse d’aujourd’hui », écrivait-il. « Je n’ai pas réfléchi avant de parler, mais je ne voulais pas te blesser ou te rappeler de mauvais souvenirs. Je suis un idiot, désolé. »

J’eus un pauvre sourire malgré moi et ses excuses, aussi maladroites soient-elles, me réchauffèrent le coeur.

« C’est oublié, ne t’inquiète pas », me contentais-je de lui répondre. « C’est du passé. »

Je reposai le téléphone contre ma poitrine et me perdis dans la contemplation des fissures du plafond. Pourquoi cela m’avait-il tant serré le coeur si c’était réellement du passé ? Pourquoi cela continuait-il à hanter mes nuits ?

J’étais sur le point de me redresser quand mon téléphone carillonna à nouveau. 

« On ne se défait pas du passé », écrivait à nouveau Aksel.  « Il ne fait pas de bruit, mais il reste là. »

J’ouvris la bouche, ne sachant que répondre, quand le carillon résonna une dernière fois : 

« Bon week-end, on se voit lundi :) »

Je lui répondis un « Bon weekend à toi aussi » confus et laissai retomber mes bras en croix sur mon front. La façon dont il s’était déchaîné sur le piano du sous-sol me revint et je me demandais ce qui avait bien pu lui arriver pour qu’il tienne ce genre de propos. 

Si le mien avait le goût de la vase et des tempêtes, quel était ce passé qui envahissait ses silences à lui ? 

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Pluma Atramenta
Posté le 26/02/2021
Coucou Belette !

Avant de me plonger pleinement dans ce chapitre, j'ai relis légèrement les précédents chapitres, histoire de me remettre dans l'ambiance ^^ Oh, je ne suis absolument pas déçue de cette décision...! C'est un véritable plaisir que de redécouvrir *Orage* et ses mystères, ainsi que Nolwenn, Aksel, Aby et... une nouvelle énigme ! J'ai navigué au rythme de ta plume virevoltante aux accès parfois poétiques, très fluide, fine et légère, toute en demeurant très juste. Ta manière d'écrire est un vrai bijou, vraiment, et en terminant ce chapitre-ci, je n'ai qu'une envie : m'époumoner avec force.
(LA SUITE ! LA SUITE ! que hurle mon esprit) <3

Petites coquilles & remarques :

- La journée s’acheva finalement à dix-huit heures et j’inspirai avec délices (...) = délice sans -s.

- Au bout d’une quinzaine de mètres, le couloir tourna et l’obscurité m’avala, seule les LED vertes signalant une issue de secours dispensaient une quelconque clarté. (seule = seules, car il y en a plusieurs)
Sinon, je plussoie parfaitement (et cet avis est subjectif) la mention de la marque de lampe, cela accentue l'aspect réaliste des choses, nous immerge un peu plus profondément dans l'histoire. En te lisant en effet, j'étais complètement déconnectée de la réalité, aspirée par celle de ton histoire. J'avais vraiment l'impression de marcher de manière fantomatique aux côtés de Nolwenn ; de me questionner quand elle se questionnait, de me laisser gagner par la peur quand le doute la submergeait. Oh, j'ai passé un merveilleux moment de lecture, tu peux me croire !
Bref, tout ça pour t'encourager à mentionner davantage les marques des objets, (tant que cela n'enfreint pas les questions de droits d'auteur) :)

A très vite, j'espère ! <3
Pluma.
Belette
Posté le 28/02/2021
Whaouh merci pour ce suuuuuuper message <3 ça me fait chaud au coeur :3
La suite arrive bientôt, la période est un peu chargée, d'où ce rythme de publication un peu erratique en ce moment :/
Alors LED c'est pas une marque mais vraiment le nom du dispositif de lampe (Diode ElectroLuminescente), mais je vois ce que tu veux dire :) Je prends bonne note en tout cas !

Et je suis super contente d'avoir réussi à t'embarquer aux côtés de Nolwenn, j'ai parfois peur que ces passages qui sont un peu à la frontière entre le rêve et la réalité perdent trop le lecteur ou ne soient pas dosés comme il faut :/

Merci encore pour ton commentaire et ta fidélité de lecture :)
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