Chapitre 6 (2/2) : C'est à moi d'en juger

La brune vit son instructeur appuyer sur un bouton et la scène changer. Cette fois-ci, on y voyait plusieurs femmes affronter une énorme bête poilue. Le cœur de Cera fit un bond dans sa poitrine. Elle serra les poings en voyant l'animal grogner avant de déchiqueter le bras de l'un de ses adversaires. Son ventre se tordit lorsque l'une des inconnues pénétra de sa lame le dos de la créature. Elle avait l'impression d'avoir déjà vu ces images quelque part...

- C'est la corrida. Les femmes gagnent des points en fonction des techniques qu'elles utilisent pour abattre l'animal. Ces points déterminent ton rang dans la fosse. Si tu parviens à devenir la « Reine », ta valeur marchande monte et la fréquence des combats diminue. Tu deviens intouchable le temps de quelques semaines.

Mais à quel prix ? Cera se garda d'argumenter son point de vue. Elle voyait bien que Cédric était passionné par son sujet. Cette étincelle dans ses yeux la poussa à se méfier de lui. Un individu sain d'esprit ne regarderait jamais de telles scènes avec autant de flegme.

- Il nous reste trois jours pour te préparer.

La jeune femme n'aima pas du tout le ton qu'il employa. Elle suivit ce dernier dans la salle d'entraînement.

- Commençons par l'endurance.

Cera souffla avant de suivre les instructions. Elle en avait vraiment assez de cette vie.


 

*


 

Priam passa les jours suivants à effectuer des recherches sur ses futurs concurrents. Il avait déjà plusieurs pions sur l'échiquier mais ces derniers ne connaissaient rien de ses projets. Il devait se préparer à toute éventualité. Il recueillit des informations jugées sans importance pour une grande partie de la population sauf pour lui.

La Maison Kirsteein fait l'acquisition d'une propriété sur l'avenue Thunder.

La fille de Erwann Baltimore donne naissance à un garçon.

Les frères Argonaute passent un marché avec la Maison Patry.

Priam notait tous les moindres détails dans un carnet qu'il gardait en permanence sur lui. Dans cette Maison, il n'accordait sa confiance à personne, même pas en son père. Un père qu'il avait connu à l'âge de douze ans. Si le Diable devait porter un visage en particulier, il porterait celui-ci. Thomas Emrys n'avait rien d'un homme et tout d'un animal. Un requin. C'est l'image qu'il en ressortait de ce père lors de son adolescence.

Le jeune homme cliqua nerveusement sur l'embout de son stylo avant de ranger le tout dans la poche de sa veste. Depuis qu'il était parti en « voyage d'affaires », Priam se sentait un peu plus serein. Il ne redoutait plus de le croiser, lui et ses yeux froids et morbides, à chaque détour d'un couloir. En sa présence, l'héritier avait l'impression d'être un poisson piégé dans le mauvais bassin. Il ne voulait pas avoir peur mais il ne pouvait s'en empêcher. Cet homme tirait toujours les ficelles de sa vie. S'il lui enlevait son héritage et son prestige, il ne lui resterait plus rien.

Priam se leva de sa chaise pour jeter un œil à l'extérieur. De son bureau, il avait un bref aperçu de la salle d'entraînement. Il ne vit cependant ni Cédric ni Treize. Sa treizième chance. En la voyant sur cette scène de Paradise Lost, le jeune homme avait vu du potentiel. Et il espérait ne pas s'être trompé sur son compte. Ce combat entre elle et Lukas avait fini par semer le doute. Il remit machinalement son appareil auditif en place avant de se diriger vers cette salle, le carnet placé contre son cœur.


 

*


 

Le corps de Cera était aussi mouillé qu'une éponge. Effondrée contre les cordes, elle essayait de reprendre son souffle. Face à elle, Cédric essuyait à peine une goutte de sueur.

- Relève-toi et viens me coller une droite.

- Je... veux... de l'eau, quémanda-t-elle entre chacune de ses respirations.

Comment pourrait-elle gagner contre une personne qui n'avait pas suivi les mêmes jours de préparation ? Elle accumulait la fatigue tandis qu'il n'avait pas levé le moindre petit doigt. Ce combat était loin d'être équitable.

- Demain, tu n'auras pas l'occasion d'en demander avant qu'on ne te tranche la tête.

Demain. Cera n'était certainement pas prête à se battre le lendemain. Elle avait le corps et le cœur lourd. L'envie n'était pas là. Elle échangerait quelques coups avec son adversaire avant de l’assommer. Elle savait qu'il était plus difficile de maîtriser quelqu'un que de le blesser mais elle se promit d'essayer, pour sa propre conscience. La jeune femme revit malgré elle les images de l'arène. Elle serra les poings, le cœur serré.

- Tu es déjà descendu dans l'arène ? Demanda Cera pour fuir ses pensées lugubres.

Cédric rangeait les poids qu'elle venait de soulever, un sifflement joyeux au bord des lèvres. Cet homme était vraiment étrange. Dérangeant.

- Elle est réservée aux femmes. Seul les prisonniers condamnés à mort descendent là-dedans.

La chasseuse pouvait sentir tout son mépris à l'endroit des femmes qui ne valaient apparemment pas mieux que de vulgaires criminels. La brune trouva curieux ce comportement des hommes envers la gente féminine. Elle ne comprenait pas d'où leur venait cette haine. D'autant plus que les femmes se pliaient volontiers à leurs paroles. Il n'y avait rien de normal ici.

Après son repas, Cera fut contrainte de suivre Dix jusqu'au moyen de déplacement utilisé quelques jours plus tôt. Sa collègue lui apprit qu'ils voyageraient de nuit afin d'éviter les bouchons sur la route. Pendant qu'elles utilisaient un fourgon qui regorgeaient d'accessoires et d'armes en tout genre, Priam était à l'arrière d'une voiture blindée. Il était escorté de deux hommes entraînés dont Lukas, l'homme qui avait asséné le coup de poing à sa guerrière. Celui-ci observait nerveusement le paysage, une arme à la main.

L'homme aux yeux bleus priait pour qu'aucune révolté ne se mette en travers de leur route. Il n'avait pas envie de tirer sur ces femmes qui, au fond, ne recherchaient qu'un peu de liberté. Il repensa aussitôt à sa petite sœur, partie trop tôt. A chaque fois qu'il appuyait sur la détente, il pensait à elle et à son merveilleux sourire.

- Combien de temps encore ?

La voix grave de son patron lui fit revenir à la réalité.

- Vingt minutes Monsieur.

Les routes qu'ils empruntaient pour se rendre à l'arène n'étaient jamais sûres. Ce genre de convoi était particulièrement visé par les rebelles de la société : les révoltés. Ces derniers contestaient chaque décision, chaque système mis en place par les plus grands. Lukas avait tendance à s'identifier avec ces gens bien qu'il ne le dise pas ouvertement. La peur le préservait du bon « côté » du peuple. Il avait un boulot et il était bien traité. Les lois n'avaient d'impact que sur les femmes alors Lukas choisit de se terrer dans son silence. Du moment que ce n'était pas moi...

De son côté, Priam relisait ses notes avec conviction. Il était nerveux, certes, mais rien ne l'empêcherait de collecter toutes les informations. Il avait confiance en sa nouvelle acquisition. Elle allait l'aider à gravir les échelons, à se faire une place dans le cercle très fermé de l'élite. Il vérifia l'heure sur sa montre et ajusta le col de chemise. Ils étaient arrivés. Il serra le boîtier de contrôle dans sa main et descendit de la voiture. Il adressa un signe de tête au voiturier avant de s'aventurer à l'intérieur, suivi de Cera qui ne savait plus où donner de la tête.

L'arène était gigantesque. De forme circulaire, sa taille surplombait les plus grands bâtiments aux alentours. En chemin, ils croisèrent le personnel de garde, tous des hommes, avant de s'aventurer dans les quartiers réservés à la Maison Emrys. Contrairement à l'extérieur ancien et archaïque, le moderne avait pris ses marques à l'intérieur. Des écrans recouvraient les murs, des machines emplissaient l'espace. Cera n'avait jamais rien vu de tel.

- Nous, c'est par là, désigna Dix avec un sac dans chaque main.

Elles traversèrent toutes les deux le luxe pour se retrouver dans une simple chambre. Les murs étaient jaunis par le temps et le parquet était gondolé, signe d'humidité dans la pièce.

- Il n'y a qu'un seul lit, commenta la plus jeune.

- Pour avoir quelque chose de plus beau, il faut gagner.

Toujours ce même mot... Gagner. Comme si c'était aussi simple. Cera s'assit sur le bord du lit, la fatigue bien présente. Elle n'avait pas encore entrepris quoi que ce soit qu'elle était déjà épuisée. La jeune femme avait l'impression qu'au lieu d'évoluer, Cédric la faisait régresser. Elle sentait ses muscles la tirailler de toute part. Comment espérer gagner avec un corps aussi lourd que le sien ?

- Les épreuves commencent quand exactement ?

- Demain. En début de soirée. Ça te laisse le temps de décompresser.

- Pfff... Comme si je pourrais être tranquille en étant si proche de la mort.

Cera risquait de mourir demain. La brune s'allongea le cœur lourd. Elle n'était pas encore prête à rejoindre les étoiles. Elle n'avait encore rien accompli dans sa vie. Elle avait certes reçu un titre, celui de la plus grande chasseuse de l'île, mais à côté de ça, elle n'avait rien mené. Au fond, sa vie sur le camp se résumait à peu de choses. Ses camarades l'avaient peut-être même oubliée. Cette simple pensée l'angoissa. Qui se souviendrait d'elle si elle mourrait ? Dans cette nouvelle vie, elle ne représentait qu'un numéro, tout comme ses prédécesseures. Le nombre treize. Viendraient s'ajouter à sa suite d'autres femmes comme elle. Une quatorzième. Une quinzième... Elles finiraient probablement comme elle : malheureuse et oubliée.

Cera finit par s'endormir, la larme à l’œil et le cœur en vrac. Elle vivait peut-être ses dernières heures sur Terre.

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