Chapitre 3 - Le glas de la justice

Au conseil ministériel

 

Qui aurait cru que le vautour allait être fasciné par sa proie. Lui qui d’habitude se délecte de ses charognes, à donner des ailes à l’une d’entre elles. Profondément ancré dans son costume noir, le rapace descendait à grands pats l’escalier du conseil ministériel. Pour la première fois, Garnel Asage faisait face au silence qui l’entourait. Autour de lui, les huit terrasses de la cavité restaient désespérément vides. Troublé, le ministre à la main droite gantée se heurta à ses propres choix. Aujourd’hui, il était seul. Aucun Yeghes ne pouvait l’aider et répondre à ses questions sur la création du Nouveau Monde, sur la Déesse ou sur sa possible résurrection. Seul et perdu, il était pourtant devenu l’homme le plus puissant.

 

__ Ministre Asage ! Vos trains sont bien arrivés à destination, on attend un communiqué radio d’ici quelques instants, l’accueillie Madame Gorstik avec un faux enthousiasme.

__ Très bien, vous leur avez précisé que c’était uniquement la détenue à la cape bleue que je voulais entendre ? se renseigna Garnel sur la défensive face au regard inquisiteur de sa collègue.

__ Oui, mais de qui s’agit-il mon cher ami ? tenta de savoir la vieille femme en faisant descendre ses lunettes rondes au bout de son nez aquilin.

__ Vous avez d’autres nouvelles à me donner Mme la ministre ? esquiva un Garnel anxieux.

__ Oui, nous devrions parler… hésita la politicienne. D’égalité. À la vue des sondages, des retours du peuple, vous êtes vu comme l’homme de la situation, le ministre qui a la plus grande cote de popularité, voyez-vous ?

__ Et ? l’interrogea Garnel avec ennui.

__ Nous sommes un conseil de six ministres. Vous n’êtes pas seul à gouverner et il faut le rappeler au peuple ! Si nous vous devons notre nouvelle liberté, l’anéantissement des Yeghes ne vous donne pas le droit de régner seul. Sommes-nous d’accord monsieur le ministre ? insista sa collègue de toute sa colère.

 

À la place de Garnel Asage, tout le monde aurait fait profil bas face à cette mise en garde. Pourtant, le ministre ganté ignora la menace et se dirigea avec nonchalance dans son bureau. De nouveau seul, il s’assit dans son fauteuil en cuir le temps de poser ses idées. Le regard perdu dans le vide, il regarda les jointures blanchies de sa main gauche. Depuis qu’il avait touché Manon, il ne gardait gantée uniquement sa main droite. L’autre semblait s'être affranchi de son don. D’abord douloureuse, puis désobéissante, sa main gauche pouvait à présent guérir ce que sa main droite avait contaminé. Avant, sans la pièce de cuir qui la recouvrait, sa main gauche aurait tué Mme Gorstik sur le champ. Bien sûr que le peuple l’acclamait lui. Il était celui qui avait tout pensé, préparé et construit, il méritait donc cette popularité.

 

Lassé par cet affront, la voix qui grésilla soudainement dans sa radio allumée lui fit retrouver le sourire. Doux, mais puissant, l’écho féminin donnait l’impression de faire revivre le ministre.

__ Je… Je suis Manon…Agape souffla le poste. Fille de l’illustre conciliateur-dynaste et Élu des Kalokas, Paskhal Agape acheva la voix.

À ses mots, le ministre prit le micro avec frénésie. Il voulait lui répondre, lui dire que même à des milliers de kilomètres, il serait toujours là pour elle. Il aurait voulu lui faire savoir que c’était le prix à payer pour qu’elle reste en vie entourée des gens qu’elle aime, pourtant l’homme en noir fût contraint de se taire. Son enthousiasme avait été coupé par le cliquetis de la porte de son bureau. Furieux, il se dirigea lentement vers celle-ci et tomba nez à nez face à la ministre Gorstik. En plongeant son regard sombre dans les yeux fatigués de sa collègue., il y vit sa jalousie et la fit rentrer dans son bureau sans ménagement. Il renferma ensuite la porte derrière elle, en prenant bien soin de la fermer à clé cette fois. Silencieusement, il se dirigea à nouveau vers sa radio et pris la parole pour la première fois.

__  Est-elle encore là ? demanda Garnel d’une voix vibrante d’émotion.

__ Non, monsieur le ministre. Voulez-vous que je la rappelle, lui répondit avec hésitation le poste.

 

Garnel vit à ce moment le regard de supériorité que Madame Gorstik posait sur lui. Elle détenait un secret sur lui, il avait menti. Manon aurait dû disparaitre en même temps que Sonfà, c’est ce qu’il lui avait dit. C’est ce qu’il avait promis à tous, à ses frères et aux ministres. Pourtant, il n’en avait rien fait. Son secret découvert, il était en danger. Sa vie, l’incroyable avenir qu’il s’était créé était en péril, mais ce n’était pas pour lui qu’il avait peur. Douloureusement, il reprit le micro sans détourner son regard de sa nouvelle ennemie.

 

__ Non, ça ira. Surveillez-la bien et tenez-moi au courant de tout ce qu’il se passe. Je veux un rapport quotidien sur elle. Ah et j’oubliais… Ramenez-moi sa cape au plus vite ! gronda le ministre avant de couper son poste sèchement.

 

Face à lui, sa collègue avait enlevé ses lunettes comme si elle voyait clair en lui à présent. De sa main libre, elle tira sur son pull en laine pour l’ajuster au mieux et être prête pour le combat à venir. Elle avait un moyen de pression, il les avait trahis en omettant de leur dire que la fille de Paskhal Agape était toujours vivante. Or c’était une grosse erreur de laisser en vie le seul témoin de leur complot contre les Yeghes.

 

__ Vous vous rendez-compte que si elle parle, ce sont nos têtes qui se retrouveront sur des piques ? s’insurgea la vieille dame. Oh, mais comment avez-vous pu vous permettre cela ? Vous, avec vos airs supérieurs, celui qu’on écoute car il sait tout, a fait l’erreur de tomber amoureux de la mort elle-même.

__  Ne dramatisez pas Madame Gorstik, grommela Garnel avec haine.

__ Vous êtes pourtant un homme respecté. Moi-même je vous admirais et vous vous oubliez pour le regard d’une simple demoiselle. Qu’est-ce que vous pouvez être décevant… C’est à la victime de tomber amoureuse de son bourreau, pas l’inverse ! Prenez bien conscience de ce que vous avez fait, car cette décision va vous emmener à la corde. Je me montrerais miséricordieuse en vous pendant face à elle, vous la retrouvez dans la mort telle des amants déchus, le railla la ministre en se délectant de sa récente prise de pouvoir.

__ Vous croyez réellement que je vais craindre les paroles d’une vieille chouette ? Le peuple a accepté toutes nos décisions, car elles venaient de moi, de mon autorité naturelle. Si vous me destituez, vous mettez également à mal toutes mes prises de paroles : les nouvelles lois séparatistes, les camps, les arrestations, mais surtout l’anéantissement des Yeghes. Sans moi, vous retournez à la case départ, s’exclama Garnel en tapant du poing sur la table.

__ Sans vous, je rabats les cartes. Vous prenez trop de place, nous allons vous éliminer et nous verrons après comment vous remplacer. Et puis, pourquoi vous remplacer d’ailleurs ? À cinq, nous serons tout aussi bien, s’enthousiasma Madame Gorstik.

__ Vous m’évincez et vous voyez après comment continuer sans moi, c’est ça votre plan ? Et pour elle ? l’interrogea le ministre Asage soucieux d’en apprendre plus.

__ Et bien, comme vous, elle ne sert plus à rien maintenant que nous sommes arrivés à nos fins. Soyez heureux d’avoir pu entendre une dernière fois sa voix, car je vais demander son exécution. Mais ne vous inquiétez pas, je veillerais à ce qu’elle pense à vous au moment fatidique. Vous avez l’air de tant tenir à elle, qu’il serait dommage qu’elle meure sans la conviction que c’est de votre faute ! ricana la ministre de sa voix rouillée.

 

À ses mots, Garnel se leva lentement laissant sa collègue reprendre son souffle entre deux ricanements. Il se posta droit devant elle pour lui offrir son regard des plus glacial. Une personne saine d’esprit aurait pris ses jambes à son cou, mais la ministre continua à rire de lui. Elle ne s’arrêta que quand son interlocuteur se mit à pouffer aussi. Pour la première fois, elle entendit Garnel rire à gorge déployée. Confrontée à la folie de l’homme à qui elle faisait face, elle recula pas à pas jusqu’à se retrouver acculée à la porte close du bureau. À cet instant, Madame Gorstik comprit que les rôles s’étaient inversés et que c’était elle la proie.

 

Un chasseur ne devient pas une brebis du jour au lendemain, elle aurait dû le savoir avant de l’affronter sur son terrain. Dans son regard, elle vit la flamme du feu qu’il allait abattre sur elle. Elle aurait pu le menacer autant qu’elle le voulait, mais s’en prendre à celle qu’il avait protégée était une grave erreur. La ministre le comprit bien trop tard. Doucement, Garnel Asage déganta sa main droite et prit soin de poser son gant avec minutie sur son bureau. Il planta ensuite son regard glacial sur madame Gorstik pour la prévenir qu’il allait bientôt planter ses griffes dans sa chair vieillie.

 

__ Garnel, ressaisissez-vous ! Enfin, vous n’allez pas m’étrangler comme une vulgaire paysanne. Tentez un procès sur la place publique, bafouez-moi, complotez, tenta la ministre sans conviction.

__ Je vais vous montrer ma vraie nature, celle qui me permet de m’octroyer le droit de vous gouverner tous, répliqua le politicien avec haine.

__ Qu’est-ce que vous… chuchota la ministre en portant ses mains à sa gorge et en adressant un regard surpris face à cette révélation.

 

Garnel avait tendu sa main vers elle. Fièrement, il dirigeait son pouvoir droit sur son accusatrice. Son aura pourpre se déchainait tout autour de lui tel un poison. À nouveau, il ne se contrôlait plus, mais en trouvait une grande satisfaction. Sans pouvoir dire un mot de plus, madame Gorstik pâlit au fur et à mesure jusqu’à devenir bleu. Pourtant, Garnel ne s’arrêta pas là. La main tendue, il amplifia son don jusqu’à ce que son adversaire se désagrège et qu’il en tire un grand plaisir. Petit à petit, le corps de la ministre tomba en poussière comme s’il n’avait jamais existé. Tout, autour du Sirélien, commençait à pourrir tellement il défoulait sa haine. Les dorures du bureau se grisèrent, les plantes moururent et l’air se vicia peu à peu.

 

__ J’aurais accepté mon sort, si ma mort ne la mettez pas en danger. Vous voulez la tuer, car elle vous fait peur. On a toujours eu peur de moi, de ma différence et de ma puissance, je ne permettrais pas qu’il en soit de même pour elle. Je vais créer un monde où nous pourrons vivre sans être craints. Il me faudra du temps, elle me détestera pour ça, mais un jour, grâce à moi, elle sera acceptée de tous. Je vous en fais le serment Namon, cria Garnel avant de remettre son gant comme si de rien n’était.

 

Face à lui, en lieu et place de Madame Gorstik, se tenait un petit monticule de poussière grise. Sans un mot, il se baissa pour y ramasser les lunettes de la victime, les seules qui furent épargnées par la haine du Sirélien. Inspiré par son discours avant qu’il ne la tue, il la remercia en époussetant ses verres. Une fois totalement ressaisi, il fit appeler un milicien pour faire disparaitre toute preuve de ses actes.

 

__ Quand vous aurez fini, convoquez-moi un conseil ! ordonna-t-il le sourire aux lèvres en se hâtant d'appeler d'autres miliciens à la rescousse.

 

Celui qui était rentré abattu et le dos courbé, dans le cratère ministériel avait l’air d’avoir retrouvé de sa superbe. De nouveau plongé dans ses pensées, il se dirigea à grandes enjambées sous la coupole du dôme pour diriger ses troupes tel un chef d'orchestre. Au-dessus de lui se trouvait le portrait de la Déesse qui arpentait chaque jour de nouvelles mèches bleues. Comme si elle l’aidait à réfléchir, après avoir congédié sa milice, il fit les cent pas et tourna en rond jusqu’à ce que les quatre autres ministres le rejoignent.

 

__ Vous nous avez fait demander ? s’enquit Chiwa le ministre de l’Économie.

__ Mes frères et sœurs, l’heure est grave ! J’ai reçu un télégramme de la résistance, madame Gorstik a été retenue en otage par nos opposants. Nous devons leur déclarer la guerre… annonça Garnel calmement.

__ Comment est-ce possible ? Que va-t-il lui arriver ? s’inquiéta Lona, ministre du Commerce, de l’Industrie et de l’Agriculture.

__ C’est déjà trop tard malheureusement. Nos miliciens n’ont pu rapporter que cette preuve de l’acte infâme, lâcha Garnel en tendant les lunettes de la ministre disparue.

__ Que s’est-il passé ? s’écria le ministre du Travail.

__ Racontez-leur, ordonna Garnel en pointant du doigt les miliciens dans l’ombre.

 

Sous le regard pénétrant de leur chef, les six hommes décrivirent comment un groupe de résistant, mené par Tomàs, était rentré par effraction chez la ministre. Ils détaillèrent ses appartements sans dessus, dessous, et les appels à l’aide de la politicienne.

 

__ Nous étions sa garde rapprochée et nous avons tenté d’intervenir sans succès. J’ai voulu joindre Garnel pour recevoir plus d’hommes, mais il était trop tard et nous étions dépassés face à un tel acharnement de dons. Madame Gorstik est morte en héros dans les bras d’oppresseurs Hylés et Physés, tous dirigés par Tomàs, mentit l’ainé avec aplomb.

 

Sous le choc, aucun des quatre ministres ne prirent la parole laissant Garnel roi de son jeu de cartes. Il profita alors de l’incompréhension, de la peur et de la surprise pour assoir encore plus sa domination.

 

__ Nous devons nous montrer dignes de notre martyr. Elle est irremplaçable et nous marquerons sa perte au fer rouge sur le dos de tous ceux qui ont participé à sa mort. De près comme de loin.

__ Oui, nous nous vengerons ! s’exclama Tora, chargée de l’éducation et de l’enseignement.

__ Qui va tirer au sort son remplaçant sans les Yeghes ? le coupa Hantz inquiet.

__ Ministre Asage, avez-vous une idée vous qui connaissez l’histoire de notre civilisation ? ajouta Chiwa.

 

Fier de lui, Garnel avança au centre du dôme pour s’entourer de ses collègues. Face à ses pantins, il tira un à un ses fils invisibles de manipulateur jusqu’à ce qu’il arrive à son but. Il tenait à respecter le dernier vœu de la ministre de la Justice. Il lui devait bien ça.

 

‘‘Tentez un procès sur la place publique, bafouez-moi, complotez’’ se rappela avec ironie Garnel avant de prendre la parole.

 

__ En s’en prenant à l’un de nous, Tomàs savait exactement ce qu’il faisait. Il voulait montrer au peuple qu’on avait besoin des Yeghes pour gouverner. La disparition de l’un des ministres devrait nous obliger à les réunir pour tirer au sort le remplaçant. Il ne mérite pas qu’on leur fasse cet honneur ! s’insurgea-t-il faussement.

__ Ils méritent le pilori ! grogna avec haine Hantz.

__ Oui ! Pour autant, nous ne sommes pas encore assez légitimes pour remplacer leur fonction. N’êtes-vous pas d’accord avec moi, vous le ministre du Travail ? l’interrogea Garnel.

__ Oui… mais alors que faire ?

__ Nous allons prendre le temps de gagner la confiance du peuple. Nous allons penser à notre avenir et le construire avec eux. Mais jusqu’à ce qu’on trouve une solution convenable pour ce ministère, nous ne remplacerons pas madame Gorstik. Voilà ce que ferez des sages à notre place, insista Garnel avec conviction.

 

Perdu et totalement sous l’emprise de leur leadeur, le conseil ministériel abdiqua. Celui qui aurait dû être destitué quelques heures auparavant, se trouva finalement gratifier d’un double poste. La journée s’acheva alors entre stupeur et acclamation. L’annonce de la mort en martyre de la ministre de la Justice fut l’effet d’une bombe à Kentronakan et dans toutes les villes du Nouveau Monde. Pourtant, dans son discours Garnel Asage se montra rassurant et convaincant. La foule l’acclama quand il déclara la guerre à tous les Physés et Hylés qui avaient participé de près ou de loin à cet attentat. Les humains, ne voyant que leur haine, en oublièrent même les nouvelles fonctions de leur dirigeant préféré et c’est en tant que ministre de la Protection des peuples et du territoire, mais aussi de la justice, qu’il annonça l’aube d’une nouvelle ère.

 

‘‘Aujourd’hui, l’ordre du Nouveau Monde a pris un coup. Les Yeghes ont sonné le glas de la justice aidé par un groupe de Physés et d’Hylés récalcitrant. Encore aujourd’hui, aucun de leur Élu n’a refait surface. Ni Bénédit Karmir ni Gaultier Kajut n’est sorti de l’ombre. Ils se contentent de se terrer sans respecter nos lois d’union et de procréation. Aujourd’hui, surement sous leurs ordres, leurs peuples sont venus nous défier. Cependant, nous aussi nous pouvons nous montrer doués. C’est pour cela que je fais appel à nos frères pour nous venir en aide. Ami de toujours, soulève-toi contre l’oppresseur et rallie ton peuple Kalokas au mien. Ensemble, nous ramènerons l’ordre ! Ensemble nous érigerons un monde meilleur. Je mets notre destin dans les mains du plus puissant des peuples Siréliens. Paskhal Agape, guide des Kalokas, je te nomme Épée du conseil ministériel. Puisses rendre justice à tes frères humains’’ répétait sans cesse toutes les ondes de radio ravivant la haine chez les uns et la peur chez les autres.

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