Chapitre 2 - Trois hommes : Le père, le frère, le monstre

Dans la citadelle Agape.

 

Les poings fermés et ligotez entre eux, Loris martelait la porte de sa suite. Les percussions sur le métal faisaient écho aux tambourinements de sa propre migraine. Le demi-frère, fou de rage, se sentait trahi. Positionné telle une bête enragée, on pouvait malgré tout percevoir en lui un enfant abandonné par ses pairs.  Le chef des miliciens passa sa matinée à appeler le renfort de son armée. Les mains en sang, Loris comprit que ses hommes n’écoutaient en réalité que les ordres de son ainé. Tout comme lui, ils étaient à la merci de Garnel Asage. Le ministre adulé par tant de personnes et craint par les autres. Le frère malaimé resta seul dans sa nouvelle cellule à essayer de comprendre l’homme qu’il admirait tant.

 

_ Loris, es-tu calmé ? l’interrogea enfin Garnel à la fin de la journée.

_ Tu te fous de moi ? Comment as-tu pu me faire ça ? Lever la main sur moi…

_ Les enjeux étaient plus grands que ta personne, mais j’en suis désolé. Je te laisse méditer encore.

_ Non ! Pitié, mon frère… supplia Loris tel un enfant apeuré.

 

À ces mots, la porte s’ouvrit doucement sur un Loris agenouillé par terre, tête baissée et bras levés pour qu'on lui enlève ses liens. Garnel se tenait face à lui, puissant et intransigeant. Pourtant, si son demi-frère avait relevé la tête à ce moment précis, il aurait vu que quelque chose dans le regard de son ainé avait changé. Une lueur d’espoir, une flamme de compassion et d’amour semblait danser dans ses grands yeux noirs. Bien qu’il s’évertuât à le cacher, Garnel sentait que quelque chose en lui avait changé. Sinon pourquoi aurait-il offert à sa nièce l’objet le plus précieux qu’il détenait dans sa collection d’historiens. S’il avait fait créer une robe sur-mesure à sa bienaimée, il n’avait pas pu s’empêcher de la couvrir d’une cape. En faisant ça, il l’avait fait reine comme au temps où sa première propriétaire la portait. Après des années de recherches et d’obstination, le plus humain des Siréliens avait retrouvé ce bout de tissu dans les salles closes du conseil ministériel. Véritable musée inconnu du Nouveau Monde, il avait mis la main sur le seul vêtement que la Déesse avait laissé sur terre : sa cape bleu nuit surmontée d’une capuche profonde. Il avait rajouté à sa collection sur Namon avec les restes de son sceptre à tête de loup qu’il avait fait transformer en amulette.

 

_ Je te pardonne, mais toi pourras-tu me pardonner ? le sonda Garnel inquiet.

 

Dans un hochement tête lent, Loris acquiesça silencieusement avant de se relever doucement. Le regard dur qu’il posa ensuite sur son frère voulait dire tout le contraire. Il n’y aurait pas de pardon entre ses deux hommes. Quelque chose s’était brisé ce soir-là. Si aucun d’eux ne savait encore quand, ils allaient se trahir dans l’avenir. L’un comme l’autre en était conscient, pourtant ils prirent le pari de continuer à avancer ensemble malgré tout. Comme ils l’avaient toujours fait jusque-là.

 

_ Vas-tu la punir pour tout ce qu’elle nous a fait ? s’enquit Loris timidement.

_ J’ai sauvé son corps du bucher, mais mis son âme aux enfers, répondit son ainé de sa voix grave.

_ Il n’y a aucun endroit dans le Nouveau Monde où elle sera protégée de nous. Tu dois en être conscient, reprit Loris en attrapant le bras de son frère.

_ Tu en as pourtant créé un où chaque lendemain est pire que le précédent. Ta personne n’a pas à aller se promener sur ces terres. Ton nouveau rang ne te permet pas de disparaitre de la vue du public ainsi. Tu ne prendras jamais le risque de t’y aventurer par peur que les journalistes t’y suivent et découvrent la vérité sur ces camps. Quant à Paskhal, il la croit morte et il n’ira pas les déterrer là-bas. Il semblerait donc que Manon devra autant son salut que sa damnation à ta création cruelle, le rassura Garnel avec fermeté.

_ Qu’il en soit ainsi alors, grommela un Loris sournois.

_ Tu peux reprendre le contrôle des miliciens, je m’en vais m’occuper des ministres.

 

Le cadet des frères Agape attendit alors que son ainé quitte la citadelle pour y lâcher sa rage. Malgré ses mains écorchées, il renversa tous les meubles et objets qu’il rencontra sur son passage. Devenu fou, il ne s’était jamais senti aussi vivant. Le poids de sa loyauté envers son frère venait de s’envoler. Il se sentait aussi déboussolé que libre. Garnel avait outrepassé ses droits en l’assommant violemment. C’était la seconde fois que son frère levait la main sur lui. Ce même Garnel qui avait toujours tenté de le protéger des coups de leur père avait trahi leur accord tacite de fidélité.

 

_ J’ai une dette envers toi et je te dois la vie, mais je ne te pardonnerais jamais ce que tu as fait tant que Manon sera en vie ! cria Loris seul dans la salle du trône. Toi qui as tué pour me libérer du courroux de notre père, je te sauverais de cet amour malsain. Quand elle sera morte, tu pourras devenir le roi du Nouveau Monde. Je te protègerais d’elle et te guiderais jusqu’à ta destinée. Mon frère, je ne te laisserais pas vivre sous son influence. Je t’en fais le sermant ! ajouta-t-il en se coupant volontairement la main pour faire couler son sang sur le trône de son ainé absent.

_ Chef, quelqu’un souhaiterait vous parler, le coupa alors un milicien derrière lui.

_ Qu’y a-t-il encore ? s’énerva Loris.

_ Quelqu’un au téléphone pour vous, insista le jeune homme.

 

Sans plus attendre, Loris remonta dans ses appartements pour prendre l’appel. Il fut alors surpris d’entendre la voix de son frère au bout du fil.

_  Pour une fois que c’est à toi que je veux parler, tu tardes à me répondre, lâcha Paskhal avec nonchalance.

_ Pour une fois que tu m’appelles, tu devrais faire attention à me respecter toi qui as besoin de mes services sans passer par Garnel, rectifia un Loris tendu.

_ Tu as raison mon ami. Excuse-moi, je tenais tout d’abord à te féliciter pour ta nouvelle promotion et surtout pour la création de ces camps de travail. Ils font peur aux miens et grâce à ça je les divise des autres familles siréliennes. Les Kalokas ont toujours eu la vocation de vivre au-dessus des autres. Nous sommes les plus forts et les plus méritants, nous sommes faits pour diriger. Je te remercie de m’aider à le faire, reprit le cadet.

_ N’oublie pas Garnel dans tout ça. Il nous conduira tous jusqu’à la résurrection du Nouveau Monde.

_ Bien sûr, c’est un travail d'équipe, le coupa le conciliateur-dynaste. Mais ce n’est pas à ce sujet que je t’ai appelé. Tu avais raison, j’ai besoin de tes services et de ta discrétion.

_ Qu’est-ce que mon petit frère ne peut pas faire tout seul ? se moqua Loris en enroulant une de ses boucles noires autour de son doigt.

_ Ma femme Hestia, elle est partie et…

_ Tu veux que je la tue cette fois ? s’enquit Loris avec joie.

_ Non ! Elle ne doit pas mourir. En aucun cas, s’énerva Paskhal en appuyant sur chaque mot pour se faire comprendre.

_ Alors, pourquoi faire appel à moi dans ce cas ? se lassa le chef de la milice.

_ Elle a découvert mon secret et s’est enfuie. Je ne sais pas où elle est, ni ce qu’elle compte faire de ces informations, mais il faut la retrouver.

_ Bon sang, tu es incapable de tenir ta famille ! Chacun de tes proches est pourri jusqu’à l’os, femme comme enfants. Ta descendance est en train de gâcher le rêve de notre frère ! T’en rends-tu compte au moins ? beugla Loris en mettant un coup de pied dans le mur pour défouler sa rage.

_ Que veux-tu dire exactement ? s’inquiéta Paskhal en entendant ses accusations.

 

Comme essoufflé par sa propre haine, Loris pris un temps avant de lui répondre. Des révélations venaient lui piquer la langue. On aurait dit un serpent prêt à déverser son venin mortel. Toutefois, l’homme de main de Garnel reprit ses esprits et ne trahit pas son secret.

 

_ Rien ! Ta moitié n’a pas à se mettre au travers de notre chemin, ça pourrait lui couter la vie à terme. En as-tu bien conscience ? Elle ne doit pas passer avant nos idéaux.

_ Tu la retrouveras avant qu’il ne soit trop tard. Bien que nous soyons en froid elle et moi, notre lien d’âme sœur est inaliénable. Elle ne pourra pas me trahir sans se trahir elle-même. Il lui faudra du temps pour qu’elle ait le courage de me nuire. D’ici là, tu l’auras retrouvée et je me chargerais de la ramener à la raison. Mais je te promets que si notre avenir en dépend, je saurais prendre les bonnes décisions à son sujet, affirma Paskhal avec haine.

_ Très bien et je suppose que je dois garder cela pour moi ?

_ Oui mon frère, ce serait mieux que ça reste entre nous.

_ Tu as des pistes à me donner pour que je puisse la traquer ?

 

Il s’en suivit une longue liste de détails sur la façon de vivre d’Hestia, de Marie et de Zaven. Les trois fugitifs avaient laissé peu de traces derrière eux, mais voyager avec deux enfants en bas âge n’était pas des plus simple. Loris avait assez de matière pour lancer l’alerte dans sa milice. Il se réjouissait qu’on lui fasse à nouveau confiance pour une tâche aussi importante et détenir un secret dans le dos de Garnel le galvanisait au plus haut point. Bien que Paskhal le manipulait pour arriver à ses fins, Loris se sentait plus proche de son cadet qu’il ne l’avait jamais été.

 

_ Mon frère, maintenant que nous sommes d’accord et que je t’ai dit tout ce qu’il y avait à savoir sur Hestia et mes amis, pourrais-tu encore me rendre un service ? tenta un Paskhal fébrile.

_ Qui veux-tu que j’enlève et que je tue pour toi cette fois ?

_ Qu’a-t-il fait de Solenne ? Est-elle toujours en vie ? Puis-je espérer la revoir quand nous aurons réussi à conquérir le Nouveau Monde ? chuchota l’Élu d’une voix tremblante.

_ Je suis tombé sous son charme directement. Cette vulnérabilité, cette maigreur et ses os saillants. On peut lire dans ses yeux de glaces toute sa fragilité, elle est trimbalée à travers le vent à chaque tempête et s’excuse de vivre à chaque bourrasque. Elle n’a pas sa place parmi ton peuple et pourtant elle s’y accroche. Elle n’est pas morte, non, mais elle n’est pas réellement en vie non plus. C’est une écorchée par la vie, comme moi, mais elle ne s’en relèvera jamais. Gardes l’espoir de la revoir un jour si tu veux, mais saches qu’elle n’acceptera jamais qui tu es, déclara solennellement Loris avant de raccrocher subitement heureux de sa tirade.

 

Au fin fond de la Zorrèce, le cadet Agape souffrait en silence face au néant de sa nouvelle vie. Lui qui avait toujours cru que le bonheur viendrait avec le pouvoir et la longévité ne s’était jamais senti aussi vide. Sa main se crispait seule sur le combiné qu’il n’arrivait pas à raccrocher après les révélations de son frère. Pour la première fois, l’homme de pouvoir qu’il était se sentait faible. Il était là le revers de la médaille, son fardeau et il allait devoir apprendre à vivre avec s’il voulait aller au bout de ses rêves.

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