Chapitre 4 - Une nuit sombre

Aux Lendemains Sans Peur

 

Brisée et sa confiance au genre humain bafouée, Manon se raccrochait au torse de Vikthor comme si sa vie en dépendait. Il fallut six hommes pour venir à bout de leur étreinte et ce fut avec le souffle coupé que les deux Siréliens se lâchèrent. Comme si plus rien ne comptait autour d’eux, ils ne parvenaient pas à se quitter des yeux. Pour cet affront, ils prirent trois jours d’isolement. La punition aurait dû les briser, mais les deux amis mirent ce temps à profit pour se rapprocher. Enfermés dans le noir, chacun dans une cellule différente, c’était sans compter sur leurs telsmans et le don de télépathie de Manon. Comme si plus rien ne pouvait les éloigner maintenant qu’ils s’étaient rencontrés, ils passèrent leur temps à parler.

 

Ils avaient une soif d’apprendre à se connaitre, comme si le temps allait leur manquer. Ils avaient l’impression qu’on leur avait volé une partie de leur rencontre. Le temps d’un instant, Manon oublia son rôle de sœur et de meneuse de peuples. Plus rien ne comptait à part cet homme. Pendant ce temps, Solenne vivait mal cette séparation. Seule pour la première fois de sa vie, elle se sentit en danger à chaque moment passé dans ces camps. Isolée, elle s’était pourtant liée d’amitié avec Bernard qui l’avait pris sous son aile en attendant le retour de Manon.

 

_ Ne t’en fais, ils ne vont pas la garder infiniment sous cloche, la rassura le vieillard en roulant entre ses doigts sa moustache blanche.

_ Depuis quelque temps, ma sœur est différente… Elle n’est pas comme d’habitude. Je suis presque sans nouvelles, comme si elle était dans une bulle, expliqua la blondinette timidement.

_ Personne ne vit notre situation de la même façon. Être enfermé ainsi ce n’est pas simple, elle a surement besoin de prendre du recul.

_ Manon n’est pas comme ça. Il y a quelque chose qui cloche, mais je ne saurais pas dire quoi, avoua Solenne en se rongeant les ongles.

Elle avait raison, sa sœur ne l’aurait jamais laissé sans nouvelles. Elles avaient toujours été élevées en jumelle et Manon passait son temps à la surprotéger. Solenne était pourtant prise de remords de penser ça de la personne sur qui elle pouvait le plus compter. Elle avait l’impression de se trahir en avouant cela.

 

_ Si je peux me permettre, ta sœur n’est pas toujours elle-même ! s’exclama soudainement Tania en s’incrustant dans la confidence.

_ C’est ce que je disais à Bernard, oui… souffla Solenne anxieuse.

_ Non, mais ce que je veux dire, c’est qu’elle n’est pas toujours elle… insista l’extralucide en appuyant sur chacun de ses mots cette fois.

_ Pourquoi dis-tu ça ? intervenu Bernard en se rapprochant de Solenne pour la soutenir.

_ Ma sœur a été bénie pour accomplir de grandes choses et depuis je lui prête des pensées, des actions qui ne sont pas tout à fait siennes. Tu as raison, Tania, acquiesça Solenne avec les larmes aux yeux.

Sans qu’elle s’en rende compte, tout un groupe s’était amassé au tour d’elle et les écouter parler en attendant l’heure du diner. Quand Solenne releva la tête pour affronter le regard de Tania, elle fut interpelée par Lorna, la seule Yeghe de la cabane.

_ Alors toi aussi tu l’as vu ? Tapis dans son ombre, Namon semble s’accrocher à elle pour veiller sur nous, intervenu la Yeghe d’or à la grande surprise de Bernard.

_ Oui, répondirent en chœur les filles.

_ Depuis peu, je crois que je la ressens, reprit Solenne d’une voix douce, mais serrée.

_ Mais elle n’est pas la seule sur qui la Déesse à jeter son courroux… murmura Tania d’une voix inaudible.

_ Que dis-tu ? l’interrogea la Kalokas.

_ Euh… Je ne sais plus. Rien d’important, supposa la clairvoyante.

Lorna avait l’air d’être fascinée par cette dualité qu’elle avait aperçue chez Manon lors de sa confrontation avec les miliciens. Solenne ne lui fit donc pas part de sa crainte de perdre l’âme de sa sœur. Pourtant si la Yeghe avait pu reconnaitre Namon en ayant simplement aperçu Manon de loin, c’est que la présence de la Déesse était déjà forte. C’est donc le cœur serré, que Solenne accueillit sa cadette à son retour d’isolement.

 

_ Manon ! Enfin ! Tu… comment tu vas ? bafouilla Solenne en croisant le regard de Manon.

_ Bien… Je suis désolée de cette absence. J’ai l’impression d’avoir été comme absorbée ces derniers temps… expliqua-t-elle sonnée.

_ Ma sœur… souffla Solenne soulagée en encadrant son visage de ses mains.

 

Contrairement à il y a trois jours, Solenne ne vit pas le regard de la Déesse dans les yeux de sa sœur. Rassurée, elle la serra contre son corps maigre. Comme si elle aussi en avait besoin, Manon lui rendit l’étreinte. Autour d’elle, tout le monde les regardait comme des bêtes de foire. On dévisageait Manon pour ses cheveux bleus et son étrange résurrection.

 

Elle aurait voulu leur dire que c’était en partie à cause d’elle qu’ils étaient là. Elle n’arrivait même pas à regarder les Yeghes en face depuis son arrivée. Lorna fut pourtant la première à venir vers elle et à lui donner un bout de pain en guise de bienvenue. La télépathe eut à peine le temps de croquer dedans qu’un homme maigrichon la pressa de sortir.

 

_ Vous faites trop de vague ici ! Vous allez nous attirer des ennuis si vous continuez, grogna fébrilement l’homme en la guidant à l’écart de la cabane.

_ À qui m’emmenez-vous ? s’enquit Manon avec colère.

_ Ah oui j’oubliais que vous êtes télépathe…répondit le prisonnier

_ Qu’est-ce que vous nous voulez ? les interrompit soudainement Vikthor accompagné d’un autre physé qui lui ressemblait trait pour trait.  

_ Faire les présentations, grommela alors une voix sans visage.

 

Vikthor et Manon s’approchèrent donc de la pénombre pour apercevoir leur mystérieux interlocuteur. Leurs accompagnateurs restèrent un peu à l’écart, ravivant l’anxiété grandissante de l’Élu des rouges. D’instinct, il se plaça légèrement devant Manon qui paraissait étrangement détendue face à la situation.

 

_ Vous vous êtes fait désirer depuis votre arrivée, reprit la voix d’un ton grave.

_ Présentez-vous alors, qu’on en finisse ! Quel homme à hâte de nous voir et peu envie de se montrer, s’emporta Vikthor.

 

Sans rien répondre, l’homme de l’ombre tendit une main vers le cou de Manon. Sans aucune délicatesse, Vikthor le saisit avec force au poignet. Les deux se figèrent quand sous cette main tendue, le telsman de Manon se divisa en deux colliers.

 

_ C’est bon Vikthor. Tout va bien, le rassura Manon en détachant sa main de la peau brune de leur interlocuteur.

Sous les yeux ébahis du jeune Physé, le visage de Gaultier sorti doucement de la pénombre, le sourire aux lèvres. Ému, il ne put s’empêcher de prendre dans ses bras ses deux acolytes. Bien qu’un peu tendu, Vikthor se laissa faire.

 

_ Maintenant, nous sommes réunis mes amis, reprit Gaultier avec émotion.

_ Pour toujours et à jamais ! s’exclama une voix frêle dans leur dos.

 

Derrière eux, Achot avança à petits pas vers Manon. Il voulait la remercier d’avoir sauvé la vie de Gaultier et permis leurs retrouvailles. Sans plus attendre, il se précipita dans ses bras aux grandes dames de Vikthor.

 

_ Merci mille fois. Je vous dois sa vie… Je vous le revaudrais ! insista Achot.

_ Une partie de moi a aidé Gaultier à rentrer dans les camps pour retrouver son âme sœur, précisa Manon à l’intention de Vikthor.

_ Elle m’est apparue quand je n’avais plus d’espoir. En lui parlant, j’ai su ce que je devais faire et je lui ai confié mon telsman pour qu’on ne puisse pas me retrouver, continua Gaultier.

_ Par la pensée ? murmura Vikthor stupéfait.

_ Par l’amour… le repris la télépathe.

_ Un jaune, un rouge, puis un orange triomphant, ajouta Gaultier en récupérant son telsman du cou de Manon.

_ Et moi je te présente mon père. Lombard Peyrache, les coupa Vikthor à l’intention de Manon.

_ Oui, je suis celui qu’on a enfermé ici pour avoir élevé des enfants qui ont le sens de la justice et de la liberté. On me reproche tous les jours d’être le parent de vauriens, mais c’est ce dont je suis le plus fier ! Mais je vous en prie, appelez-moi Lom, précisa Lombard.

Ils restèrent à l’écart une bonne partie de la nuit, bien loin des craintes du camp. Vikthor raconta son périple avec Arthur jusqu’à la citadelle Asage. Manon relata ses mois d’enfermement et le procès de Sonfà. Les deux âmes sœurs ainsi que Lombard expliquèrent leurs vies aux camps et leur contact avec la résistance.

_ Sophya… Comment va-t-elle ? s’enquit alors Vikthor curieux.

_ Oh ta sœur est une meneuse. Une main de fer dans un gant de velours, répondit Gaultier avec l’approbation du père Peyrache.

_ Ou l’inverse, on ne sait pas trop ! taquina Achot.

_ Mon cousin doit les rejoindre, avez-vous eu des nouvelles ? les interrogea Manon inquiète.

_ Ton cousin ? répéta Gaultier avec surprise.

 

Manon dut alors expliquer son lien de parenté avec Garnel, les projets de son père et le mensonge de ses oncles. À chacune de ses paroles, Achot tombait des nues, tandis que Gaultier ne cachait pas son énervement. Vikthor lui se mordait la lèvre pour s’empêcher d’insulter à tout va la famille Agape. 

 

_ Alors tout s’explique… souffla Achot les larmes aux yeux.

_ Garnel vient de nous accuser d’un attentat sur la ministre de la Justice, reprit Gaultier.

_ Plus exactement, il dénonce les actes de la résistance sous les ordres de Tomàs, mais avec l’accord de Gaultier et Vikthor, précisa Lombard.

_ Cela permet à Garnel de cacher notre détention, interpréta Manon.

_ La radio dit que Vikthor Peyrache est détenu dans une Bant à Kentronakan et que la résistance agit dans la violence pour que les ministres cèdent à sa libération, la corrigea Achot.

_ Garnel… nous a envoyé ici dans le plus grand des secrets… Pour me protéger, reprit la télépathe.

_ Garnel a demandé à ton père de lever une armée contre nos peuples ! s’emporta soudainement Gaultier.

 

Choquée, Manon écouta silencieusement le récit de l’Élu des oranges. Depuis son départ de la citadelle, la ministre de la Justice avait disparu et Garnel avait remis la faute sur la résistance. Elle était émue par ces choix politiques. Comme si elle avait mis de l’espoir dans cet homme, elle était à nouveau déçue. Il l’avait sauvé, mais de l’autre côté, il déclenchait une guerre.

Comment comprendre cet homme ? s’interrogea silencieusement Manon pendant le récit de ses amis.

Au moment de partir, Gaultier redonna son telsman à Manon avec regret.

_ Tu dois encore le porter et ainsi protéger mon identité. Au moment venu, tu me le rendras, mais ce n’est pas pour maintenant, précisa tristement Gaultier.

Perdue dans ses pensées, Manon regagna sa cabane aux côtés d’Achot et Gaultier. Puis se coucha auprès de sa sœur endormie. Elle la regarda briller de son aura argenté dans son sommeil et se sentie apaisée. Comme si elle sentait l’agitation de Solenne, Manon posa sa main sur son ventre et sa tête dans le creux de son cou. Leurs respirations s’accordèrent pour vibrer à l’unisson et tandis que l’une rêvait de l’avenir, l’autre partit en quête de son passé.

 

Je suis l’enfant de la nuit. D’une nuit froide malgré la fin de l’été, se souvient Solenne. Trois jours de tendresse et d’amour avant qu’on vienne m’enlever à mes parents. Morts, tous les deux morts, se répéta Solenne dans son rêve.

Depuis, je suis comme écorchée… Depuis je rêve.

Caché dans un placard, je n’ai rien vu, mais je le sais. Je sens l’homme à la cicatrice tuer mes parents avec haine et dégout.

Depuis, je suis comme écorchée… Depuis je rêve.

Reconnaissante d’avoir été adoptée par une famille aimante, je me souviens pourtant des bras d’une Déesse qui avait l’air de me considérer comme son propre enfant. Livrée comme un fardeau, je vis dans l’ombre d’une sœur qui se transforme peu à peu.

Depuis, je suis comme écorchée… Depuis je rêve.

Je suis l’enfant de la pleine lune. D’une lune sombre malgré sa phase lunaire, se rappela Solenne. J’ai passé trois jours dans les bras de mes parents… humains. De simples humains pense-t-ont. Pourtant, je vois ma mère unique et bénie. Je la vois bénie, comme ma sœur aujourd’hui. 

Depuis, je suis comme écorchée… Depuis je rêve.

Je ne sais pas qui je suis, ni qui sont mes parents. Je ne suis pas Sirélienne, comprit Solenne. Je ne suis pas humaine. Je suis nouvelle et faite d’argent. Je ne suis pas la première, mais j’ai été choisie, admit l’adolescente. Ce que le sang n’a pas pu fait sœur, l’amour s’en est occupé.

Et depuis je suis comme guérie… Depuis je vois.

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