Chapitre 20

Par Mimi

 

J’ai posé la photo sur le comptoir.

-       Est-ce que vous savez si ça se situe dans la Brande ? ai-je demandé en croisant les mains sur la surface disponible derrière la carte de Carole.

Le jeune homme s’est penché et a longuement observé le relief accidenté imprimé sur le bristol. Il s’est ensuite accroupi et a disparu derrière le bureau. Je trouvais la situation infiniment risible - et sans doute lui aussi - mais je pinçais les lèvres pour éviter de lui faire penser que je ne le prenais pas au sérieux. Assise dans un fauteuil dans le coin lecture, feuilletant un livre de randonnée, Anne Rivière m’a lancé un clin d’œil lorsque je me suis tournée vers elle.

C’était elle qui m’avait proposé de m’accompagner. Lorsque je lui avais exposé mes intentions, elle avait regretté de ne pas avoir pensé à procéder comme Madame Leblois. Après avoir recoupé la liste de Madame Leblois avec celle de Phil, nous nous étions mises en mouvement pour retrouver l’endroit. Nous devions faire vite afin qu’elle soit rentrée suffisamment tôt pour ses tables d’hôtes, aussi ne pouvions-nous visiter qu’un office de tourisme par jour. Le syndicat d’initiative de la Brande était le troisième depuis le début de nos recherches. Pour l’instant, rien d’intéressant ne nous avait retenues dans la région.

Je me doutais des motivations d’Anne pour m’accompagner dans cette folle aventure. Elle aussi devait se sentir responsable de la disparition de Carole. Elle aussi devait avoir des remords, ceux de ne pas mieux la connaître, de ne pas l’avoir aidée sur le plan personnel, de ne pas l’avoir empêchée de partir. Elle aussi aimait Carole, elle aussi s’était habituée à sa présence, toutes ces années. Je n’avais pu qu’accepter chaleureusement qu’elle me conduise aux différents endroits de la liste de Madame Leblois à bord de sa vieille voiture toute rouillée, emportant mon sac de randonnée à l’arrière, au cas où.

Le réceptionniste a soudain ressurgi devant moi dans une volée de papier, une pile de dépliants dans les bras.

-       On va vérifier ça tout de suite, mais ce paysage ne me dit pas grand chose… Vous avez essayé du côté du Massif des Escarions ?

-       Oui, mais ça n’a rien donné, est intervenue Anne. Nous y sommes allées avant-hier. La roche n’est pas de cette couleur, qui correspond plus à ce qu’on observe ici.

Tout en feuilletant ses brochures, notre interlocuteur a collé son nez sur le panorama en comparant avec les montagnes qu’on observait par la fenêtre.

-       Et Sainte-Marie-sur-Dragonne ? a-t-il de nouveau tenté en lisant le tampon sur l’enveloppe posée à côté de la carte.

-       Ça ne correspond pas, a expliqué Anne en se levant. D’ailleurs, c’est moi qui l’ai envoyée, cette lettre.

Le garçon d’accueil m’a interrogée du regard, sceptique.

-       C’est une longue histoire, ai-je balayé en me saisissant d’une brochure.

-       La Dragonne prend pourtant sa source dans une zone assez encaissée, a-t-il poursuivi après un court moment de réflexion. Est-ce qu’en remontant, on ne retomberait pas sur ce type de paysage ?

Il a brandi la carte, mais il ne s’attendait manifestement pas à une réponse.

-       Les sommets ne sont pas si hauts par chez nous, a assuré Anne. J’aurais reconnu cette vallée si ç’avait été celle où la Dragonne prend sa source.

L’homme a enchaîné sur d’autres arguments et l’échange s’est prolongé sans que j’y prête attention. Je parcourais les pages des itinéraires de randonnée à l’affût de photos ressemblant de près ou de loin à la mienne. Anne n’avait pas tort, la couleur des montagnes, gris, presque violet, était similaire. Seulement, si la vallée que nous recherchions ne rappelait rien à notre homme, inutile d’insister de ce côté-là ; ce type devait connaître le coin mieux que la plupart des gens ici - du moins je l’espérais.

Nous avons pris congé de notre indicateur avec le sentiment, très souvent éprouvé ces temps-ci, d’avoir parcouru tout ce chemin pour pas grand chose. La bétaillère d’Anne couinait et grinçait dans les virages en épingle à cheveux et nous ne faisions rien pour couvrir ce bruit. Nous n’avions rien à nous dire. Nous nous connaissions si peu, en définitive. Le seul lien que nous avions était une jeune fille qui avait disparu, comme les randonneurs que j’avais croisés lors de ma première halte sur ma route vers Sainte-Marie. Si Carole restait notre sujet de prédilection pour nos conversations, certains moments étaient suffisamment décourageants pour que nous l’évoquions à nouveau.

Le soleil avait depuis longtemps disparu derrière les grandes barres rocheuses qui nous entouraient. Je n’avais jamais vu de montagnes aussi hautes. Il faut dire que je n’étais jamais venue dans de tels endroits, j’avais l’habitude de partir en vacances à la campagne, chez mes parents, ou à la mer quand j’étais enfant. La route descendait en serpentant, longeant un autre torrent semblable à la Dragonne, en plus rapide et plus violent. Le suicide de Pauline Petit m’est subitement revenu en mémoire. Et si la vallée que nous recherchions était l’endroit choisi par Carole pour quitter le monde, à l’instar de la cliente de Madame Leblois ?

Je me suis accrochée de toutes mes forces à la poignée de maintien pour ne pas flancher. Alors que je tentais de reprendre mes esprits et de ne pas tirer de conclusions hâtives, Anne s’est tournée vers moi, la mine inquiète.

-       Vous êtes malade, Marion ? Je vais trop vite, peut-être ?

J’ai essayé de sourire, mais je craignais de lui faire peur tant mon visage était tendu par l’angoisse.

-       Non non, ai-je répondu en maîtrisant le plus possible ma voix, qui avait la contenance d’un piaillement. Je me pose juste des questions sur… Carole.

Anne s’est un peu crispée sur son volant. La voiture a continué son chemin sans en être affectée.

-       Je ne sais pas pourquoi elle veut qu’on trouve cet endroit, ai-je seulement dit.

Je ne voulais pas lui faire part de mes idées morbides quant à ce que j’y trouverai. J’étais certaine qu’elle les avait déjà.

Anne a longuement soupiré, comme si elle se préparait à me dire quelque chose que je ne voulais pas entendre.

-       A-t-elle seulement envie que vous retrouviez cet endroit ? Elle ne vous demande rien. Peut-être veut-elle vous dire qu’elle aime cette vallée, pas qu’elle compte s’y enfuir ou y mourir. Peut-être qu’elle ne veut pas que vous vous inquiétiez, alors elle vous montre l’endroit paisible où elle a choisi de rester. Ou alors elle vous envoie une image paisible, pour vous dire qu’elle vous aime.

Je n’avais pas pensé à ces possibilités. J’étais un peu aveuglée par mes idées noires, les scénarii dans lesquels je la retrouvais morte. J’avais peut-être l’esprit un peu trop rationnel. Ou un peu trop différent du sien.

Je n’ai pas répondu. Anne continuait à rouler sans plus me regarder. Les montagnes se faisaient de moins en moins hautes à mesure que nous nous rapprochions de Sainte-Marie. J’ai vu avec soulagement la voiture franchir le pont de la Dragonne où je pensais avoir perdu Carole. Alors que nous montions vers le Chêne Vert, après tourné dans le chemin privé qui menait chez Madame Leblois, Anne a ralenti sa vieille bagnole cahotante.

-       Marion ?

-       Mmmh ?

-       Si je vous aide, si je veux la retrouver, c’est parce que je suis égoïste. Ce n’est pas pour elle que je fais ça, c’est pour moi. Je n’ai pas envie de ne plus jamais la revoir.

 

Deux jours plus tard, nous étions en route vers le parc national des Massifs Gris. Nous n’avions plus nos grandes espérances du début de nos recherches, mais il était impensable de ne pas aller jusqu’au bout de notre idée.

La veille, profitant du jour de repos, celle où on ne prenait pas la route, j’avais aidé Anne à son hôtel, endossant une nouvelle fois le rôle de Carole, celui qui me collait à la peau depuis le début de mon périple. C’était la moindre des choses, elle qui sacrifiait des journées entières pour me conduire aux quatre coins de la région et même au-delà. Après m’avoir conjuré que ce n’était pas nécessaire, qu’elle n’attendait rien en retour et qu’elle s’inquiétait tout autant que moi du devenir de Carole, elle avait fini par accepter, reconnaissant qu’elle en avait bien besoin avec ses absences.

D’ordinaire, je passais l’aller du voyage à scruter le défilement du paysage à travers la vitre, prête à reconnaître l’angle de vue de la photo au verso du message de Carole. Ce jour-là, je me suis contentée de regarder loin devant sur la route qui longeait les montagnes, toujours du même gris-violet auquel elles devaient leur nom. Pour m’occuper parfois, je lisais pensivement les prospectus que nous avait donnés le type du syndicat d’initiative de la Brande, celui des Escarions et les autres. À part des itinéraires de randonnée ou des renseignements sur la faune et la flore de montagnes qui n’étaient pas celles que nous recherchions, leurs plans simplifiés ne donnaient pas d’autres informations. J’alternais ma lecture et des bribes de conversation avec Anne pour passer le temps.

-       J’ai l’impression de connaître ce nom, a soudain dit Anne en ralentissant à une intersection.

Je prenais connaissance des deux espèces de digitales courantes dans la région. Anne s’était arrêtée sur le bord de la route, à l’entrée d’une sorte de vallée boisée.

-       La Cordière, ai-je lu sur le panneau qu’elle désignait.

Pour ma part, je n’en avais jamais entendu parler.

-       Vous croyez que le souvenir de ce nom est lié à Carole ? ai-je demandé alors qu’elle n’avait pas d’autre réaction.

-       Non…

Elle a secoué la tête, comme si elle voulait se réveiller d’un cauchemar.

-       Je ne sais plus. Je ne crois pas…

J’ai souri, davantage par compassion que par amusement.

-       Ce n’est pas grave. On peut y jeter un œil, si vous voulez. Peut-être que ça vous reviendra.

Je ne sais pas ce qui se serait passé si je m’attendais à trouver ce que nous y avons vu. Au stade où nous étions, nous ne pensions plus pouvoir être aussi surprise que nous l’avons été. Cette image était telle que nous la voyions, si réelle qu’elle semblait totalement artificielle, créée dans un décor éphémère et faite de carton-pâte, sans profondeur ni consistance. Elle nous était familière, et pourtant d’une taille si étrangère, comme si nous n’avions fait que l’observer à travers le trou de la serrure d’une immense porte qui cadenassait l’entrée de la vallée.

À la pancarte indiquant l’entrée du lieu-dit La Cordière, nous avons su que nous venions de retrouver l’endroit où la photo avait été prise.

 

 

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Fannie
Posté le 27/03/2020
Au début du chapitre, on a l’impression d’avoir sauté un passage. Cette ellipse me laisse dubitative. On voit Marion qui ne sait pas du tout quoi faire et soudain, elle se trouve tout à fait ailleurs avec Anne. À mon humble avis, il faudrait quand même ébaucher l’idée de revoir Anne et/ou visiter les lieux de la liste. Ce n’est pas comme s’il fallait ménager le suspense. À la fin de la première partie du chapitre, c’est un peu pareil : Anne dit qu’elle aide Marion dans ses recherches par égoïsme et on n’a pas droit à la réaction de Marion, ni même à sa première pensée.
Personne n'a pu les renseigner et elles trouvent cet endroit par hasard et par elles-mêmes : belle leçon pour les personnes comme moi qui détestent demander leur chemin. ;-)
Coquilles et remarques :
— - et sans doute lui aussi - [Il faut des tirets longs.]
— mais ce paysage ne me dit pas grand chose… [pas grand-chose]
— a-t-il de nouveau tenté en lisant le tampon [à mon humble avis, il faut éviter d'employer « tenter » comme verbe d’incise ; je propose « a-t-il hasardé » ou « a-t-il suggéré »]
— ai-je balayé en me saisissant d’une brochure. [C’est encore un verbe qui n’évoque absolument pas la parole : je propose « ai-je reparti » ; dans cette acception, le verbe « repartir » se conjugue avec l’auxiliaire « avoir ».]
— mieux que la plupart des gens ici - du moins je l’espérais [Il faut un tiret long.]
— Nous avons pris congé de notre indicateur [Ici, « indicateur » passe très mal ; je propose simplement «  Nous avons pris congé de lui », puisqu’il y a « ce type » juste avant.]
— d’avoir parcouru tout ce chemin pour pas grand chose [pas grand-chose]
— je n’étais jamais venue dans de tels endroits, j’avais l’habitude de partir [Je mettrais un point-virgule après « endroits ».]
— en maîtrisant le plus possible ma voix, qui avait la contenance d’un piaillement [L’emploi de « contenance » est impropre ici ; je propose « qui ressemblait à un piaillement », « qui s’apparentait à un piaillement » ou « qui s’était muée en piaillement ».]
— Je ne voulais pas lui faire part de mes idées morbides quant à ce que j’y trouverai [trouverais ; conditionnel présent pour exprimer une action future]
— les scénarii dans lesquels [les scénarios : l’Académie recommande le pluriel régulier et si tu mets la terminaison italienne, il faudrait enlever l’accent aigu (scenarii) ; cela dit, en italien le mot « scenario » n’a pas le même sens qu’en français, raison de plus pour employer le pluriel en « s »]
— Alors que nous montions vers le Chêne Vert, après tourné dans le chemin privé [après avoir tourné]
— Anne a ralenti sa vieille bagnole cahotante [a fait ralentir ; c’est la voiture qui ralentit]
— La veille, profitant du jour de repos, celle où on ne prenait pas la route [celui où (le jour de repos) ; avec « celle » se rapportant à « La veille », la phrase est bancale]
— C’était la moindre des choses, elle qui sacrifiait des journées entières [Il n’y a aucun lien syntaxique entre les deux parties de la phrase ; il faudrait dire quelque chose comme « C’était la moindre des choses à faire pour elle, qui sacrifiait des journées entières ».]
— Je ne sais pas ce qui se serait passé si je m’attendais à trouver ce que nous y avons vu [si je m’étais attendue ; il faut marquer l’antériorité]
— pouvoir être aussi surprise que nous l’avons été [surprises]
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