Chapitre 2.1

Inès compte les secondes en tapant du doigt sur le mur. Dix, quinze, vingt. L'ascenseur n'arrive pas. Elle pourrait prendre les escaliers, mais elle patiente depuis trop longtemps : descendre les étages à pied serait un aveu d'échec. Enfin, la porte de l'ascenseur s'ouvre. Lois apparait devant elle. C'est la deuxième fois qu'elle la croise depuis le début des vacances. Elle aurait préféré faire du babysitting dans l'immeuble d'une fille plus cool, mais elle n'a pas eu l'embarras du choix : elle a pris ce qu'on lui a proposé. Inès la salue de la tête puis entre, forçant Lois à se serrer à l'autre bout de la cabine. Elle pense à l'organisation du week-end qui approche. Elle prévoit de passer son Samedi enfermée dans sa chambre à dévorer la saison 12 de Ru Paul Drag-race, mais dimanche, elle voudrait sortir. Se maquiller, mettre une jolie robe, aller boire un coup et peut-être, rencontrer un mec. Son dernier rencard date du printemps.

L'ascenseur vacille et Inès doit s'appuyer contre le mur d'en face. Elle regarde Lois, dont la main a saisi la rampe. 

"Wahou. Ça secoue!" commente Inès. 

Lois ne répond rien.

"Okay, toujours aussi chelou la meuf". Au lycée, Lois traversait les couloirs à toute vitesse, le nez collé au sol. Elle passait les récréations plongée dans des bouquins énormes ou assise au pied d'un mur, murmurant des secrets à sa grande copine Charlotte Boulanger. Inès ne lui accordait qu'une attention limitée, mais elle aurait cru intéresser Lois un peu plus que cela. Toutes les filles de leur établissement lui faisaient les yeux doux pour faire partie de sa cour. Lois, elle, a une occasion en or de lui adresser la parole et elle ne la saisit pas.

L'ascenseur s'arrête et les portes s'ouvrent en grinçant. Inès sort, tandis que Lois reste au fond de l'ascenseur, les yeux fixés sur un point au mur.

"Tu ne sors pas? lui demande Inès.

- Heu... Si, si."

Lois accourt vers la porte, mais trop vite : elle percute Inès, qui retient un cri. 

"Pardon, pardon!"

Lois se fige et rougit instantanément. Inès ne peut s'empêcher de rire. 

"Bah c'est pas grave. Mais t'aurais pu faire gaffe

- Désolé, je... J'avais la tête ailleurs.

- Ailleurs, mais où çà?"

Lois la regarde la bouche ouverte, l'air perdue. "Elle est tellement à la ramasse que ça en devient marrant". Inès l'observe, attendant sa réponse.

"Bah, dans mes rêves."

Inès fait un geste à Lois pour l'inviter à passer. Elles avancent vers la sortie de l'immeuble. Inès fait un clin d'oeil à la jeune fille.

"Je suppose qu'on va se revoir! La prochaine fois, tu regarderas droit devant toi et ça se passera mieux."

Lois, les joues coquelicots, ouvre la bouche pour lui répondre avant de se raviser et de partir vers la droite. "Rarement vu quelqu'un aussi à côté de la plaque" Au loin, Inès l'observe avancer dans l'allée, de sa démarche balourde, avec cette jupe beige trop large qui la grossit. Habillée d'une robe moulante et d'un décolleté, elle serait presque jolie. Du maquillage, les cheveux relevés. "Elle pourrait faire un petit effort". Elle la suit du regard, jusqu'à ce que Lois disparaisse dans l'angle d'une tour. 

Inès prend le chemin opposé à celui de Lois. Pour atteindre son immeuble, elle doit traverser le boulevard qu'elle a toujours connu en travaux, éviter les voitures folles, les trottinettes en colère, sauter par-dessus les barrières, ou, si elle en a le courage, faire le tour. Depuis l'entrée de la banane, elle apperçoit le long bâtiment couleur craie où elle vit. Face à la porte d'entrée, des jeunes garçons traînent. Inès les suspecte de cacher des paquets de cannabis dans les buissons. Comme toutes les filles du quartier, elle se tient loin de ces trafics et se contente, lorsqu'elle croise des dealers, de marcher vite en baissant la tête et d' augmenter la musique sur son téléphone, juste au cas où. Une fois à l'intérieur de l'immeuble, elle doit prendre l'ascenseur jusqu'au 10e étage, ou grimper les marches deux par deux lorsqu'il tombe en panne. Dans l'escalier, ça sent le jus de poubelle. Inès accélère le pas, la main sur le nez. Lorsqu'elle atteint son appartement, elle peut enfin reprendre son souffle. 

"Papa, je suis là!"

Inès referme la porte derrière elle et enlève ses chaussures. Elle entend le cliquetis de couverts en métal venir de la cuisine. Dans la petite pièce toute en longueur, où une table blanche en formica est adossée à un mur, son père fouille une armoire à la recherche de fourchette. Sa sœur Fatima se balance sur une chaise de jardin jaune, les pieds posés sur la table, un livre entre les mains.

"Poupette!" Son père s'approche d'elle et l'enlace. "Je suis rentré tôt aujourd'hui. On dîne en famille?

- Avec plaisir. Ça fait longtemps qu'on n'a pas mangé ensemble."

Abdel prend la bouteille de Perrier qui leur sert de carafe d'eau depuis des années. Il la remplit au robinet et la pose au centre de la table, où six barquettes en plastique trônent. Inès prend la plus proche d'elle et enlève la membrane qui la ferme. L'odeur sucrée du poulet croustillant réveille sa faim. 

"Ca, c'est pour moi!" annonce-t-elle.

Fatima relève la tête de son livre et attrappe à son tour une barquette.

"Papa, dépêche-toi de choisir où Inès va tout manger!"

Abdel ne répond rien et remplit les verres d'eau de ses filles à ras bord.

"Je peux encore me servir toute seule! proteste Inès.

- Arrête de faire la grognonne choupinette! Il faut bien que ton vieux père serve à quelque chose."

Les surnoms loufoques que son père lui attribue agacent Inès autant qu'ils l'amusent. Son travail de vendeur dans le Auchan d'une ville voisine l'occupe de 14H à 21H. Quand Inès se lève le matin pour aller au lycée, il dort encore. Quand elle revient de cours, il travaille. Les soirées qu'ils passent ensemble sont courtes et son père est déterminé à étouffer Inès d'affection les rares fois où ils mangent ensemble. 

"Alors le baby-sitting? demande-t-il à Inès.

- Très bien! Les enfants ont été sages.

- Pas comme toi petite. Impossible de te mettre au lit si ton père n'était pas là pour te chanter une berceuse.

- Tu radotes, papa, tu radotes." remarque Fatima la bouche pleine. "Toujours les mêmes histoires. Tu sais qu'Inès approche des 20 ans?

- Oh non! Sujet tabou!" s'écrie Abdel en posant la main sur le coeur. "Je me remets encore de ton nouveau statut d'avocate, alors une révolution à la fois!

- Avocate, dans ses rêves ouais!" rétorque Inès pendant que sa soeur lui tire la langue.

Depuis mai, Fatima est en stage au sein d'un cabinet d'avocat réputé. Le matin, elle part vers 9 heures, tailleur impeccable et maquillage discret. Lorsqu'elle revient, le soleil est couché depuis longtemps. Inès l'a déjà croisé une fois dans le métro en rentrant de soirée. Fatima dormait, la tête posée sur la vitre, la bouche entrouverte, son sac serré contre elle. Dans la rame bondée, elle était la seule fille en chemise. Autour d'elle, majoritairement des hommes, et quelques femmes, âgées, aux traits tirés. Fatima ne gagne sans doute pas beaucoup plus qu'eux. Elle a du âprement négocier sa gratification de stagiaire, qui n'atteint pas 800 euros. Pourtant, elle n'est plus du même monde qu'eux. Ses ongles vernis et ses deux téléphones dans la poche le leur indiquent. 

"Allez, ne m'en veux pas Fati. J'ai le droit d'avoir le seum. Pendant que tu te la joues business woman, moi je suis coincée ici. Tout le monde s'est donné le mot pour partir à l'autre bout de la planète, en m'abandonnant derrière. La seule personne qui est encore ici, c'est la meuf la plus chelou de toute l'école.

- Comment ça chelou? demande Abdel en fronçant les sourcils.

- Une voisine des Allouins. On n'a jamais vraiment parlé, mais elle est à deux doigts de la syncope à chaque fois que je lui adresse la parole.

- Avoir une copine ne lui ferait peut-être pas de mal.

- Je vais pas non plus passer mon été à jouer à SOS amitié!

- Parce que tu croules sous les amies cet été?"

Inès fait la moue. Le repas terminé, elle se rend dans sa chambre et se jette sur le lit, les bras étendus autour d'elle. Son portable n'indique que 20 heures. Elle envisage d'ouvrir son ordinateur, regarder Riverdale ou 13 Reasons why, se promener de blog en blog à la faveur d'un mot-clé, ou se gaver de vidéos Youtube jusqu'à l'indigestion. Elle pense mettre NRJ, danser en rangeant sa chambre, prendre le balai et en faire un micro, secouer sa crinière dans tous les sens. Mais la flemme la submerge, l'empêchant de se lever pour enclencher une de ces activités. Elle attrappe son téléphone, fait un tour sur Instagram puis allume Tinder. Elle commence par trier les messages reçus.  Les "ça va gazelle", "ma rose du désert", "charmante", sans état d'âme, elle bloque. Elle reçoit trop de sollicitations pour perdre son temps avec ce type de personne, qui a sans doute envoyé 10 fois le même message, attendant qu'une proie morde à l'appât. Cette première sélection réalisée, elle relit les messages dignes de son attention et y répond. Trois chanceux ont été choisis aujourd'hui. Parmi eux, Thomas, avec qui elle échange régulièrement. Sur sa photo de profil, un sourire immense qui lui mange le visage, des cheveux crépus coupés court et une peau sablonneuse, si noire qu'elle prend des reflets bleus. Inès les aime ainsi, maigre, le cou fin, les clavicules qu'on devine sur le haut de son torse. Il suit un BTS Génie civil et habite à Gennevilliers, à 15 minutes de chez elle, à côté de la station Gabriel Péri. Inès préfère draguer le long de la ligne 13, jusqu'à Saint Lazare au maximum. Au-delà, les allers retours pour voir son prétendant sont longs, chers et difficiles à justifier auprès de son père. Elle s'arrange plus facilement avec la vérité lorsque le rencard ne dépasse pas les 8 kilomètres autour de chez elle. Elle ne ment pas, mais donne une justification assez floue pour que son père en déduise par lui-même qu'elle va voir une copine. En rentrant à la fac, son emploi du temps deviendra moins prévisible et elle pourra étendre le champ de ses amours à toute la région parisienne. Pour l'instant, ses discussions légères avec Thomas lui suffisent. Déjà 3 semaines qu'ils se parlent et Inès souhaite désormais le rencontrer. Elle déroule en pensée son agenda afin de trouver la date et l'horaire qui l'arrangeront le mieux. 

"Tu fais quoi ce week-end? Un verre dimanche, ça te chaufferait?"

Une fois la proposition faite, Inès quitte l'application. Elle va sur Facebook, fait dérouler le fil d'actualité. Sans réfléchir, elle tape le nom de Lois Garcia dans la barre de recherche. Sur son portable, s'affiche la photo de profil, ratée. Lois l'a prise toute seule et en bas à droite du cliché, Inès aperçoit la naissance de son bras. Ses longs cheveux roux lui tombent sur le visage, masquant un de ses yeux. Même sur Facebook, elle n'est pas capable de se mettre en valeur. L'arrière-plan n'est même pas beau : Inès arrive à reconnaitre les vitres criardes du centre commercial voisin. Sans réfléchir, elle appuie sur "ajouter dans ma liste d'amis". Puis elle repose son téléphone et tombe tête la première dans ses pensées éparses. Elle finit par s'endormir, toute habillée, encore maquillée, les bras étendus autour de son corps lâche. 

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Cocochoup
Posté le 08/11/2020
J'avais fais une coupure lecture sur PA et je reprend avec ton histoire.
J'adore.
J'adore ta plume qui en quelques details te plante une ambiance, un décor. C'est calibré, bien pensé, très réaliste. Simple sans être simpliste.
Je cours lire la suite ❤️
Soah
Posté le 14/10/2020
J'aime beaucoup ce chapitre. Je m'attendais pas a ce que l'on ait un autre point de vue que celui de Lois. La surprise est très chouette et intéressante de surcroît.
J'aime beaucoup en apprendre plus sur Inès mais aussi ce qu'elle pense : les chapitres avec Lois ne laisse pas penser a la même chose.

Quelques soucis de concordances des temps au début - étant sur téléphone je peux difficilement relever les coquilles - mais sinon c'est vraiment nickel. :)
cecile_sotto
Posté le 07/11/2020
Bonjour,
Merci beaucoup pour ce retour! Le projet avance bien de mon côté, mais je ne publie plus trop sur Plume d'argent : ton commentaire me donne envie de m'y remettre! Je vais corriger les problèmes de concordances des temps, qui sont vraiment ma bête noire :) Merci
Soah
Posté le 08/11/2020
Hey,
Je t'en prie, je suis ravie d'entendre que ça avance ! :D
Se faire un lectorat sur PA est assez long - j'ai mis environ une année à me faire un petit lectorat fidèle - mais je trouve que c'est rewardant : on se sent réellement soutenu ici :)
N'hésite pas à venir sur le forum, il y règne une bonne ambiance, les conversations sont très sympathiques et c'est aussi un très bon moyen de gagner en visibilité :)
elisacbx
Posté le 10/08/2020
C'est la première histoire que je lis sur Plume d'Argent, et je dois avouer que j'ai dévoré tes premiers chapitres ! Ton écriture est très fluide, douce et agréable à lire, et j'adore le fait qu'on soit plongés dans le quotidien des personnages de manière très intime ! Quelle super idée d'avoir inclus des détails comme le nom d'immeuble "la banane", ou encore les dates Tinder sur la ligne 13 uniquement, ça ajoute beaucoup de réalisme :)
Et je trouve Lois particulièrement attachante, sa timidité et son manque d'assurance donnent envie de la voir évoluer, peut-être avec un peu d'aide de la part d'Inès, qui sait? J'attends de lire la suite avec impatience !
cecile_sotto
Posté le 10/08/2020
Merci beaucoup pour ces très gentils mots! J'espère que ces premiers chapitres te donneront envie de continuer la lecture de mon histoire, et qui sait, peut être de commencer à écrire à ton tour!
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