Chapitre 2.2

Inès se réveille à onze heures du matin, les cils collés par le mascara. Elle regrette sa fainéantise de la veille, et se précipite dans la salle de bain redresser la situation. Du démaquillant, une mousse nettoyante, et tout allait mieux. Devant le miroir, malgré son air endormi, Inès se trouve belle. Elle passe le doigt sur les lignes de son visage. Ses yeux étirés, ses sourcils hirsutes, le droit plus haut que le gauche, ses lèvres pulpeuses. Ses cheveux, que la nuit a emmêlé, ce sac de boucles, les unes entrecroisées aux autres. Inès entreprend de les coiffer. Elle humidifie l'ensemble de sa chevelure, puis tête baissée, la recouvre de crème. Elle passe ses mains dans ses cheveux pour les peigner, recréant une multitude de mèches. Inès redresse la tête. Ses cheveux humides tombent jusqu'à la moitié de son dos. Elle raffole de ses boucles, leur indiscipline et leur folie, les collines qu'elles tracent le long de son corps. Sur Internet, des communautés de femmes se transmettent potions et sortilèges afin de magnifier leur chevelure. Inès les suit assidument, pressant des graines de lin pour se fabriquer du gel, touillant de la crème d'avoine jusqu'à en avoir mal aux mains, récupérant de vieux pots de confiture pour y conserver ses masques capillaires. Ce matin, elle se photographie dans le reflet du miroir pour poster le résultat sur Instagram. A son tour, elle partage ses secrets de mise en beauté, les mettant à disposition de ses amies. 

De retour dans sa chambre, Inès détermine sa tenue du jour. Elle choisit une robe rouge en viscose et des sandales à franges noires : rien d'excentrique, mais de quoi la mettre en valeur. Ainsi apprêtée, elle rejoint la cuisine se servir un café. Son père devrait être là, mais il a du sortir faire une course. Inès n'aime pas être seule. Elle s'arrange  pour qu'une amie soit là lorsque sa famille sort. Mais cet été, tout le monde l'abandonne. Cyrielle a rejoint l'Angleterre pour un stage linguistique qui la fera briller dans son école de commerce à la rentrée. Sarah, qui rêve de travailler en cuisine, s'est dénichée un boulot dans un restaurant de Fès. Myriam s'est installée à Toulon, où elle a suivi son compagnon de dix ans de plus qu'elle. Inès, elle, n'ayant aucune bonne raison de partir, reste à Asnières. En enfilant sa veste en jean, elle se félicite d'avoir trouvé son boulot de baby-sitter. Au moins, les Allouins payent bien. A la rentrée, elle ira à la fac les poches remplies de fric, de quoi passer des soirées sympas avec ses nouvelles amies.

Le babysitting ne commence qu'à 13 heures, et en attendant, Inès se poste devant la télévision du salon. Elle fait défiler les séries disponibles sur Netflix et se décide pour une comédie romantique américaine. A 12H30, elle va chercher un sandwich triangle qui traîne dans le frigidaire et le mange les yeux rivés sur l'écran. A 12H50, elle part : il ne lui faut que 10 minutes pour atteindre la Banane. Elle monte les escaliers à toute vitesse et se présente devant l'appartement des Allouins les joues rosies par l'effort. Comme à son habitude, Yasmine lui ouvre la porte, son sac à la main, son manteau sur le dos. La jeune maman est toujours pressée, et à peine a-t-elle accueilli Inès d'une bise sur chaque joue, qu'elle s'élance dans les escaliers. Inès se retrouve seule dans l'entrée. Elle enlève sa veste et se rend dans le salon. Là, sur le tapis multicolore, entre la table basse et le canapé, Leila et Yacine ont étendu une armée de Barbie. Toutes nues, leurs robes de princesses en tas dans un coin, les jumeaux les attrappent l'une après l'autre et leur imposent une inspection en règle. Lorsque Leila voit Inès, elle l'interpelle en secouant les bras. 

"Inès, Inès! On trouve pas leur zézètte."

Le baby-sitting a appris à Inès que la passion des êtres humains pour les parties génitales prend sa source dès le plus jeune âge. Leila et Yacine ne parlent que de ça à longueur de journée. Leila, en particulier, s'inquiète beaucoup de l'état futur de son sexe. Le premier jour de baby-sitting, alors qu'elle buvait un chocolat chaud devant un vieux Disney, la petite fille s'est tournée vers Inès pour lui poser une question qui, au vu de son air attentif, la tourmentait depuis longtemps : "Et toi, tu as une zézètte?". Inès a manqué de s'étouffer avec son café. Elle a hésité, puis décidé de jouer la carte de la transparence totale - de toute façon, Leila découvrirait tôt ou tard la vérité. "Oui, j'ai une zézètte" a-t-elle affirmé haut et fort. Leila a repris le visionnage de son dessin animé, les sourcils froncés, l'esprit ailleurs. L'honnêteté d'Inès a encouragé les jumeaux qui discutent désormais ouvertement de leur sexe devant elle. Si quelqu'un lui avait dit que garder des enfants s'apparentait à des cours d'éducation sexuelle, elle aurait révisé avant d'accepter le poste. 

Inès embrasse les enfants puis s'affale sur le canapé. Elle ouvre Instagram, fait défiler les publications. Les femmes y prennent toutes la même pose cambrée, seins en avant et épaules droites, une moue boudeuse figée sur le visage. Inès réalise soudain qu'elle ne pourra presque rien poster de l'été. Que vaudront les tours grises d'Asnières face aux décors de cartes postales qui inondent son téléphone? Si c'est pour faire pitié à ses abonnés, autant faire la morte. Elle aura tout le temps de se rattraper lorsqu'elle débarquera à l'université. Elle ferme Instagram, puis lance Tinder. Une overdose de mecs autour d'elle et deux messages en attente. Le premier vient d'Ilias, un beau marocain de 25 ans avec qui elle a échangé une vingtaine de messages et qui ne lui propose toujours pas de rendez-vous. La conversation s'enlise et elle envisage de le bloquer. En attendant de prendre sa décision, elle décide de l'ignorer. Thomas, à qui elle a proposé la veille d'aller au cinéma, a rédigé le deuxième message. L'appréhension l'envahit toujours quand elle va découvrir la réponse à une de ses sollicitations. Une poussée d'adrénaline, un souffle qui se suspend, avant de savoir si des semaines de discussion aboutiront à une rencontre. Elle ouvre le message.

"Hello Inès. Avec plaisir! Je connais un bistro pas loin du centre-ville d'Asnières. Ça te dit qu'on s'y rejoigne vers 16h ?

Inès se décontracte. Le message a été envoyé ce matin à 7heures. Juste après le réveil, un moment idéal pour penser à elle. 

"Coucou Thomas. Parfait. A bientôt!"

Inès n'a pas le temps d'appuyer sur envoyer. Elle est interrompue par Yacine qui pleure à s'en rompre les cordes vocales. Leila vient de lui frapper la tête avec une poupée Barbie. 

"Bon, je crois que vous avez assez joué!"

Inès ramasse les jouets sous les protestations des deux jumeaux et les tasse dans un coffre au bord de l'explosion. Camions, poupons, peluches, figurines multicolores. Leila s'agrippe à la jambe de sa baby-sitter en pleurant, tandis que Yacine entreprend de monter sur la table basse en verre. Inès attrappe le garçon, qui gigote de toute ses forces dans ses bras. Dépitée, elle le repose au sol et ressort les Barbies du coffre. Immédiatement, les pleurs cessent. De retour sur le canapé, elle prend son téléphone, en se promettant d'être plus présente pour les enfants le lendemain. Elle appuie sur le bouton de démarrage, mais rien ne se passe. Elle insiste : toujours rien. "Quand est-ce que j'ai rechargé ce truc pour la dernière fois? Hier soir? Non, je me suis endormie sans prendre le temps de le brancher... Et merde!" Est-ce qu'au moins elle avait répondu à Thomas? Même pas, elle n'a pas envoyé le message. Encore 2H de babysitting et 0 batterie. La situation est critique. 

"Leila, Yacine, vous savez où votre maman range son chargeur?"

Les petits se tournent vers elle, sans lui répondre, les yeux ronds.

"Son chargeur... Un long fil, avec au bout un petit carré... 

- Ça, c'est carré!" lui répond Leila en désignant le wagon d'un petit train qui traine par terre."

Inès soupire. Elle se lève et va dans le couloir enfiler ses sandales, puis sort de l'appartement en fermant la porte. Elle sonne chez les voisins d'en face. Une vieille dame, la chevelure remplie de bigoudis lui répond. Elle n'a pas de portable, et donc pas de chargeur, mais elle conseille à Inès d'aller frapper au-dessus. Une jeune fille de son âge y vit avec ses parents et aura sans doute quelque chose à lui passer. Inès monte rapidement les escaliers. Elle culpabilise de laisser les enfants seuls trop longtemps. "Décidemment, je ne suis pas la baby-sitter de l'année..." A l'étage du dessus, elle sonne et la porte s'ouvre. Lois a encore son manteau et ses chaussures. Inès la salue sans surprise.

"Tu allais sortir?

- Non, je rentre du travail. 

- Ah... Bon je n'ai pas beaucoup de temps, j'ai laissé les enfants sans surveillance. Je cherche juste un chargeur. T'aurais ça pour moi? Je te le rends à 18H. 

- Heu... Oui bien sûr."

Lois disparut quelques secondes, puis revint en tenant l'appareil dans la main. 

"Merci Lois, tu me sauves la vie. Je file!"

Elle la salue de la main et retourne dans l'appartement des Allouins. Les enfants n'ont pas remarqué son absence. Elle branche son téléphone et répond à Thomas. Cette épopée pour trouver un chargeur a complètement coupé son envie de paresser sur le canapé. Elle regarde les deux enfants qui jouent, envoutés par les histoires qu'ils créent, et décide de les rejoindre. 

 

Le lendemain à la même heure, Inès cherche Gulli parmi la longue liste de chaînes disponibles sur la télévision des Allouins, lorsque son portable vibre. Une notification lui indique que Lois a accepté sa demande d'amie sur Facebook. Elle reçoit un message de la jeune fille juste après. 

"Hey Inès, je pense que tu as oublié de me rendre mon chargeur?"

Inès jette un coup d'oeil sur l'objet, sur lequel est branché son téléphone. Elle s'en est rendu compte hier soir, mais ne retrouvant pas le sien, elle a décidé de profiter un peu de la situation. Le message de Lois met fin à son emprunt. 

"Ah oui, désolé! Je suis chez les Allouins, au 3ème. Passe quand tu veux le chercher."

Trente minutes plus tard, la sonnerie retentit dans tout l'appartement. Inès est plongée avec les enfants dans une rediffusion de Merlin l'enchanteur. Elle abandonne les aventures de Moustique et Archimède pour ouvrir la porte. Lois se tient dans l'encadrement de celle-ci. Inès l'invite à entrer pendant qu'elle va débrancher le chargeur dans le salon.

"Le voilà! J'ai complètement zappé que tu me l'avais prêté.

- Pas grave. Merci!"

Lois reste immobile au milieu du couloir. 

"Tu veux un café? lui demanda Inès.

- Heu... Non. Enfin oui, pourquoi pas."

Dans la cuisine, Inès remplit la cafetière à mi-hauteur. Elle aime son café serré et sans sucre. Elle ne demande pas à Lois comment elle le veut et lui sert une tasse pleine à ras bord. Lois y plonge ses lèvres et boit d'une traite. Inès, elle, savoure la boisson à petites gorgée.s Lois garde ses jambes serrées l'une contre l'autre, les mains nouées sur ses cuisses. Elle regarde droit devant elle, les yeux dans le vague. Inès a envie de démaquiller l'intégralité de son visage pour réappliquer les produits à sa manière. De ses longs cheveux roux, elle pourrait faire des coiffures de princesse, faites de tresses et de mèches ondulées. Elle visualise déjà quels tutoriels suivre pour parvenir au résultat parfait.

"Ils sont sages?"

Lois a posé la question si rapidement qu'Inès prend quelques secondes à l'assimiler.

"C'est pas le mot que j'utiliserais. Ils crient, ils pleurent, ils se jettent des Barbies dans la face. 90% du temps j'ai envie de les étrangler avec leur corde à sauter. Mais ils sont chous, et franchement, ils m'occupent bien. Si j'avais pas ce taff, je me ferais chier comme jamais.

- C'est vrai que les jumeaux Allouins, ce sont les monstres de l'immeuble" rajoute Lois.

Inès la fixe, les sourcils froncés. "Elle abuse quand même la Lois!" Les deux filles se regardent, sans rien dire. Puis Lois baisse les yeux et raconte à toute vitesse.

"Une fois, j'étais avec la fillette et sa mère dans l'ascenseur. La petite lâche un pet énorme, mais genre pet de compétition. Ca pue la mort dans toute la cabine. Bah la gamine, elle a pointé sa mère en me regardant, et m'a dit "C'est maman!" "

Inès en reste bouche bée quelques secondes, avant d'éclater de rire. Elle ne peut plus s'arrêter et doit poser sa tasse de café pour essuyer les larmes qui pointent sur ses cils. 

"T'es trop chelou comme meuf toi! Genre tu me racontes ça, normal! Bon j'avoue, ça ressemble bien à Leila."

Inès émet encore quelques rires aigues, puis la cuisine redevient silencieuse. D'ici, elles n'entendent que le murmure du dessin animé dans le salon et le bruit sourd d'un appareil électroménager en veille. L'appartement est situé en hauteur et donne sur un parc dont la forme suit toute la longueur de l'immeuble. Lorsque la fenêtre est fermée, aucun bruit ne parvient de l'extérieur. Ce silence angoisse Inès, qui, lorsqu'elle prépare le gouter des enfants, allume toujours la radio. A cet instant, les jeunes filles ne disent rien et Inès a envie d'aller récupérer son portable pour mettre du r'n'b en fond sonore, juste par habitude. 

"Tu vas où à la rentrée?" demande-Lois.

Inès va à l'université de Nanterre en licence de psychologie, Lois à Descartes en physique. Elles échangent sur l'année à venir. C'est étrange d'être là, dans cette cuisine, avec une fille à qui elle n'a jamais adressé plus de trois mots. Elles n'ont pas grand chose à se dire, mais Inès n'a pas parlé à quelqu'un de son âge depuis plusieurs semaines et ses attentes sur le sujet ont baissé. Elle apprécie de discuter quinze minutes, dans la moiteur de cette fin de journée, en finissant le fond de son café tiède. Quand Inès pose sa tasse, enfin vide, sur la table, Lois se lève et attrappe son sac, prête à partir. Inès la raccompagne à la porte. 

"C'est sympa pour le chargeur!" lâche Inès. 

Elle se sent obligé de dire ça.

"Oh, mais c'est rien du tout! Si tu t'ennuies, n'hésites pas." lui répond Lois.

Inès hoche la tête. "N'abuse pas quand même." Lois disparait dans l'escalier, tandis qu'elle retourne au salon, où le générique de Merlin l'enchanteur prend fin.

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Cocochoup
Posté le 08/11/2020
Haha l'anecdote dans l'ascenseur, j'adore
Il y a vraiment quelque chose d'attendrissant dans tes personnages. J'ai hâte de voir comme la relation va se développer entre Inès et Lois
elisacbx
Posté le 11/08/2020
Bon j'atteindrai sûrement pas les 150 caractères minimum cette fois haha, mais je passais juste laisser un petit commentaire pour dire que j'ai encore une fois adoré le chapitre ! ;)
cecile_sotto
Posté le 26/08/2020
Merci beaucoup pour tes retours adorables <3
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