Chapitre 14 : l'accord

Dix reposait au fond de son lit, le visage blanc comme un linge. Cera lui envoya un sourire auquel elle ne répondit pas. La chasseuse s'installa sur le lit le plus proche, les mains liées entre elles. L'ambiance était lourde. Pesante.

– Tu te sens mieux ?

La brune évita de baisser le regard sur le drap. Elle n'avait pas besoin de se rappeler des événements de la veille et des pertes engendrées. Son esprit se faisait un malin plaisir à la torture d'images plus perturbantes les unes que les autres.

– Bon, j'imagine que c'est pas la question à poser dans ton état.

Leurs rôles étaient échangés. Cera se rendit compte d'à quel point il était douloureux de discuter avec quelqu'un comme elle. La jeune femme regrettait toutes les fois où elle avait ignoré ses traits d'humour. Elle jeta un œil autour de la pièce mal isolée. Quel sujet pouvait-elle aborder ? Elles n'avaient jamais parlé viandes et poissons.

– Seize victimes, murmura Dix, le regard perdu dans le vide.

– Où t'as entendu ça ?

– Les filles m'en ont parlée... J'aurais pu en faire partie.

Son amie était visiblement traumatisée. Sa voix trahissait un profond choc. Cera tritura nerveusement une boucle de sa crinière sombre. Elle pouvait presque comprendre le tsunami d'émotions qui la torturait. La brune affrontait la mort tous les vendredis, elle était désormais habituée à l'exercice.

– Je comprends ce que tu ressens.

– J'ai perdu une main, Treize, répliqua sa collègue, les traits sévères.

– « Il vaut mieux y laisser les doigts que la tête », c'est ce que tu m'as dit.

– C'est vrai pour les autres, mais pas pour moi !

A ces mots, Cera esquissa un sourire. La Dix habituelle était plus proche qu'elle ne l'avait imaginée. Elle se leva pour quitter le dortoir. La guérison prendra peut-être du temps, mais son amie reviendra.

La chasseuse s'adossa un instant contre la porte et souffla. Elle était rassurée de voir son état s'améliorer. Lorsqu'elle l'avait vu, quelques heures plus tôt, aussi immobile qu'un cadavre, elle avait vraiment commencé à avoir peur pour elle. La jeune femme ne l'avouerait jamais à haute voix, mais elle appréciait beaucoup sa collègue.

Elle passa délicatement les doigts sur sa gorge. La douleur était toujours présente. Cera pouvait presque sentir ses mains se refermer autour de son cou. Niké avait marqué son corps et son esprit. Et elle n'était pas prête d'affronter la chevaleresse de nouveau...

Cera lança un regard autour d'elle et s'avança dans la maison. L'idée de fuir cet endroit ne l'avait jamais quittée. La brune appuya sur la poignée d'une porte qui ne céda pas. Les sourcils froncés, elle essaya d'ouvrir une seconde porte puis une troisième, avant de se rendre à l'évidence : les issues étaient complètement bloquées.

Au lieu de revenir au dortoir, la jeune femme se posta devant une fenêtre pour admirer l'extérieur. Elle ne se lassait pas de voir ce spectacle de la nature. Le ciel était agité et les pluies diluviennes. Depuis qu'elle était arrivée ici, eaux et vents se réunissaient pour mener la guerre aux humains. Cera ne put s'empêcher de sourire en voyant les hommes courir sous la tempête, n'utilisant que leurs bras pour se protéger du temps. Tentative inutile puisqu'ils finissaient trempés dans tous les cas.

– J'avais oublié que tu ne portais plus de collier, commenta une voix derrière elle.

La chasseuse lui accorda à peine un regard avant de revenir au tableau orageux. Elle n'avait pas envie d'avoir affaire à lui. Le bel homme n'avait pas levé le petit doigt pour Dix, il n'avait rien fait pour éviter son humiliation au Banquet des Dieux. Son image, autrefois orné de mystère, se constituait davantage de noirceur et de laideur. Elle ne savait pas ce qu'il cachait et elle essayait de se persuader qu'elle ne voulait plus s'y intéresser.

– J'ai entendu dire que Dix se remettait bien de ses blessures.

Il ne s'était même pas déplacé pour la voir. Pourquoi se soucier d'une femme sous ses ordres ? La colère de Cera resta froide. Elle contenait ses émotions pour éviter le débordement. L'explosion. Son regard s'embrase cependant lorsque l'homme tira sur son bras, l'obligeant à se tenir face à lui.

– Lorsque je m'adresse à toi, TU me regardes, Treize, dit-il, les lèvres serrées.

– A mon arrivée, tu m'as pourtant ordonnée de ne jamais te regarder dans les yeux. Je ne fais qu'obéir, cracha-t-elle avec venin.

Cera le vit serrer les poings avant qu'il ne rétorque d'une voix grave :

– Toujours prête à montrer le moindre signe de désobéissance.

Et je n'ai pas fini, pensa-t-elle, ses veines bouillonnant d'une colère à peine contenue. Ses yeux rencontrèrent son regard orageux, semblable au ciel derrière la fenêtre. Au lieu de l'admirer, la jeune femme repensa à tout ce qu'il lui avait fait subir jusqu'à maintenant. Une rage dévorante qui menaçait d'envoyer son poing dans sa si jolie figure. Ce sentiment se transforma subitement en surprise lorsqu'il rapprocha son visage du sien.

– Thomas est toujours là, susurra l'homme dans son oreille.

Cera eut l'impression de se ratatiner tandis qu'il continuait de la surplomber. Elle avait l'impression d'être toute petite sous sa haute stature.

– On doit se montrer unis, aussi bien pour toi que pour moi.

– C'est toujours pour toi, rétorqua la brune, son attention accrochée à ses lèvres.

– Dors dans ma chambre ce soir. Nous devons discuter.

Sa voix lui parut lointaine. La chasseuse avait rejoint une autre planète depuis que quelques centimètres les séparaient l'un de l'autre. Son cerveau s'était éteint et son palpitant carburait aux hormones. Le maître s'éloigna de sa lionne, imperméable à ses réactions.

Il connaissait l'effet qu'il pouvait avoir sur certaines personnes, il ne s'attendait cependant pas à rendre la guerrière si molle entre ses mains. Il lui adressa un petit sourire avant de s'éloigner dans les couloirs. Cera le vit réajuster l'appareil à son oreille puis disparaître derrière un mur.

La brune revint sur terre quand elle entendit des bruits de pas. Trois lui adressa un regard mauvais auquel elle répondit d'un haussement de sourcil. La combattante se redressa, son cœur adoptant un rythme beaucoup plus régulier. Elle tenta de cacher ses rougeurs, en vain. Le soulagement la gagna quand elle vit Trois faire demi-tour. Pour cette fois-ci, elle était épargnée d'un interrogatoire.


 

*


 

Le soir venu, Cera était une véritable boule de nerf. Elle avait mis des vêtements plus confortables afin d'appréhender cette nuit plus sereinement, une volonté assez veine dans son état actuel. Elle inspira profondément puis entra dans l'antre de ses futures insomnies.

A son grand soulagement, la chambre était vide. Elle entendit l'eau couler dans une pièce attenante et essaya d'effacer l'image de Priam nu, sous sa douche.

Par le passé, la jeune femme avait déjà eu l'occasion de le voir dans son plus strict habillage. Elle avait alors découvert pour la première fois des épaules carrées, un torse ferme, un abdomen dépourvu de poche sous le nombril... Elle se mordit la lèvre pour réprimer ses pensées.

Cera plongea sous les couvertures, faute de mieux. Elle laissa son visage s'enfoncer dans le moelleux des coussins. Elle y perçut son odeur et inspira l'arôme particulière presque malgré elle. La jeune femme nota des effluves boisés et la persistance du musc.

A ses pieds, elle entendit une porte s'ouvrir. Les pas du nouvel arrivant lui indiqua ses déplacements et notamment la proximité qui les reliait peu à peu. Son corps se tendit en sentant l'autre côté du matelas s'enfoncer. La couverture fut soulever et une silhouette se dessina près d'elle. La chaleur de sa présence poussa la brune à s'en éloigner.

Les lumières s'éteignirent. Cera essaya d'ignorer le corps de Priam près d'elle. Elle essayait de refréner les battements dans sa poitrine. Elle était presque fiévreuse de se savoir aussi proche de l'homme qui avait changé sa vie.

– Nous allons chez les Kirsteein demain.

La jeune femme fronça les sourcils. Ils allaient revoir Niké et son Maître ? Elle craignit aussitôt de subir un destin similaire à la parade des paons.

– Tu as gagné la Fosse. Et je dois réclamer ce qui m'est dû.

– Quelle est la raison de ma présence au juste ?

Il soupira. Priam lui devait au moins la vérité.

– Abraham aime les jolies femmes.

Cera se retourna pour défier son Maître dans la pénombre. Elle craignait désormais les événements qui l'attendaient. La chasseuse se jurait qu'elle le tuerait s'il touchait à une mèche de ses cheveux : cette promesse incluait à la fois Priam et le Grand Maître Kirsteein.

– Il ne te touchera pas, jura l'héritier en sentant son agitation.

– Ta parole n'a que peu de poids, répliqua-t-elle, acerbe.

Il souffla à nouveau. Il comprenait les réserves de Treize à son égard. Priam n'avait jamais été tendre envers qui que ce soit. Il avait imposé son autorité sur cette sauvage qui n'avait rien connu d'autre que la Liberté.

– Tout ce que je fais, je ne le fais pas sans raison, commenta-t-il. Je n'ai jamais demandé ça, ma position et cette permission de vous diriger. J'ai juste eu de la chance. Enfin, si on peut appeler ça de la chance.

Ses parents étaient morts alors qu'il n'avait que douze ans. Son adolescence, il l'avait passé dans un orphelinat pour garçons. Une période sombre de son existence qu'il préféra ignorer. A la place, il essaya de reformer le visage d'Eléane dans son esprit. Son apparence était floue, presque difforme. Il se souvenait simplement du blond de ses cheveux.

– Pourquoi tu me racontes tout ça ? Rien ne peut justifier tes actions, rétorqua la jeune femme, le regard froid planté dans le sien.

– Je ne suis pas ton ennemi, Cera.

Son corps se tendit en l'entendant prononcer son nom. Depuis qu'elle était arrivée ici, son identité avait changé, son prénom avait été remplacé. L'entendre de nouveau provoqua d'étranges sensations dans son ventre.

– Tu ne tiens pas beaucoup de l'allié non plus.

L'homme lui avait apporté plus de mal que de bien. Il ne l'avait pas aidé outre mesure. Cera doutait même de la raison de sa présence en ces lieux. Priam voulait la protéger de son père, mais pour l'instant, le Grand Maître n'avait rien entrepris de barbare. La brune se doutait que sa réputation n'était pas totalement infondée. Il était mauvais, comme tous les hommes, mais était-il aussi mauvais qu'on le racontait ?

– Nous pourrions devenir amis, affirma l'héritier dans l'obscurité.

Cera se redressa, croyant avoir mal entendu. Venait-il vraiment de lui proposer son amitié ? Ses doigts agrippèrent fermement le tissu de l'oreiller. Était-ce une forme de moquerie courante par ici ?

– On pourrait se protéger mutuellement.

Sa prise se relâcha et sa position s’affaissa. Ils n'avaient visiblement pas la même définition de l'amitié. A quoi s'attendait-elle ? La chasseuse ne représentait rien de plus qu'une poupée à ses yeux. Une poupée qui pouvait perdre la vie en servant ses intérêts.

– Tu veux juste que je sois ton bouclier, conclut Cera, lasse d'être manipulée par cet homme. Mais n'oublie pas qu'un bouclier peut tout aussi bien servir d'arme.

Tel un félin, elle se positionna au-dessus de l'homme, les mains autour de son cou. La brune sentit les pulsations sous ses doigts. Elle sentit la chaleur humaine sous son toucher. Elle pourrait en fin dès maintenant. Elle pourrait mettre fin à sa vie, et à la sienne par la même occasion. Il suffisait d'une pression de sa part pour qu'il quitte le monde des vivants.

Cera perçut son regard dans la pénombre. Sa victime ne cherchait ni à se défaire ni à lutter. Et la réalisation lui fit resserrer sa prise un instant. Il ne l'en croyait pas capable alors qu'elle avait déjà tué ! Elle avait tué pour lui ! A cause de lui ! Tout était à cause de lui... Elle se mordit la lèvre inférieure et sentit les larmes poindre au coin de ses yeux.

Un coup sur son son flanc blessé lui fit lâcher prise. Elle gémit, les mains désormais autour de sa plaie. Elle se sentit basculer sur le côté et l'homme la surplombait à son tour. La jeune femme voulut l'éloigner d'elle, mais il retint ses poignets de part et d'autre de sa tête.

– Quand j'aurais atteint mon objectif, je te libérerai. C'est une promesse, annonça Priam, la voix roque et le regard franc.

Il relâcha ses bras et revint à sa place initiale. Sa gorge portait toujours les marques de sa tentative de meurtre, mais il n'avait pas l'air traumatisé pour autant. Cera, elle, tentait de maîtriser toutes les émotions qu'elle renfermait.

Comment pouvait-il être aussi calme ? Elle avait tenté de le tuer !

Et qu'est-ce qu'il se serait passé si tu avais réussi ? Susurra diaboliquement une voix dans son esprit.

Le visage de ses collègues défila dans son esprit. La jeune femme ne portait plus de collier, mais les autres femmes de la Maison en étaient toujours pourvues. Elle avait failli commettre une immense erreur.

– Est-ce qu'on a un marché ?

– Seulement si tu oublies ce qui vient de se passer.

Cera redoutait désormais les conséquences de ses actions. Elle ne pourrait supporter de voir les autres subir à sa place. Elle imaginait aisément l'homme prendre possession du boîtier et appuyer sans état d'âme sur un bouton, mettant fin à la vie d'une pauvre femme. Le palpitant de la chasseuse s'affola face à cette perspective.

Sa panique diminua cependant en voyant cette main tendue vers elle. La brune capta son regard dans l'obscurité et, toujours méfiante, accepta son contact. La chaleur de sa paume entoura la sienne le temps de quelques instants avant que tous deux ne se lâchent.

Homme et femme reprirent place sous les couvertures, un accord tacite liait désormais leurs âmes. Cera l'aiderait. Pour sa Liberté. Pour une vie loin de toute cette folie. Elle s'endormit avec cette perspective en tête, et rêva de la mer, un sourire sur les lèvres.

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