Chapitre 13 : vivre

Notes de l’auteur : Dans cet univers, comment auriez-vous réagi ?

Treize avait le teint pâle. Étendue sur le lit, elle semblait simplement endormie. Pourtant, des marques violacées marquaient son cou. Pour des raisons évidentes, le collier avait été retiré. Le Maître trouva étrange de la voir ainsi : elle était plus humaine. Pour éviter de se sentir coupable vis-à-vis des femmes, il essayait de les considérer comme de vulgaires instruments. Il ne voulait pas ressentir un quelconque attachement pour ces êtres qui pouvaient mourir d'une simple pression du pouce. Le jeune homme soupira devant son visage inexpressif.

Il s'assit près d'elle et plaça maladroitement sa main au-dessus de son cœur. Elle est bien vivante, établit Priam, rassuré.

– Tu t'es bien battue, murmura-t-il pou combler le silence de la minuscule chambre.

Il n'avait pas l'habitude de parler à des personnes inconscientes, et c'est pourquoi l'exercice le rendait si mal à l'aise.

– Tu vas pouvoir te reposer quelques semaines, je ne suis pas un tyran non plus... partagea l'héritier, sous le ton de la plaisanterie. Tu sais, je n'ai jamais voulu de tout ça. C'est la vie d'ici qui nous rend comme ça. Dans ce pays, il faut être prêt à tout pour survivre. Et ça, ça te change. Forcément.

« J'espère vraiment que tu parviendras à rester toi-même dans cet univers corrosif. Ça ne sera pas facile, rien ne l'est par ici... Mais je pense que tu es capable de garder cette énergie et cette volonté qui te caractérisent si bien. »

Priam lui tapota la main et se releva. Il était suffisamment resté. Il avait maintenant un règlement à étudier.


 

*


 

Cera avait entendu une partie de son monologue. Elle n'avait pas osé se manifester et avait finalement bien fait.

Son Maître n'était pas quelqu'un de foncièrement méchant. Elle le savait. Et pourtant, cette petite voix dans sa tête ne cessait jamais de la ramener au bal des paons. Il l'avait humiliée, délibérément, et il ne s'était jamais excusé. Il l'avait contraint à lécher ses chaussures ! Cera ne pourrait jamais pardonner cette humiliation.

La chasseuse se redressa, la gorge affreusement sèche. Elle but, à petites doses, le verre d'eau placé sur la console. Le liquide n'eut malheureusement pas l'effet escompté. Elle grimaça puis reposa le contenant à moitié vide.

La jeune femme toucha la peau violacée de son cou. Douloureux mais pas insurmontable. Sa main s'immobilisa quand elle remarqua l'absence de son collier. Elle fronça les sourcils et tâta sa nuque. Cera n'en revenait pas : elle était libre ! Elle repoussa la couverture et se leva. Pouvait-elle... fuir ?

La brune sursauta en entendant la porte s'ouvrir. Dix entra avec une carafe d'eau dans les mains.

– T'es enfin revenue du royaume des morts ? Lança sa collègue en déposant le récipient sur la table.

– Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Demanda-t-elle, la voix brisée.

– Niké a bien failli de tordre le cou. Ce n'était franchement pas beau à voir.

– Je le sais ça... rétorqua Cera en levant les yeux au ciel. Après ça. Qui a gagné ?

– Ah... C'est vrai que t'as manqué cette partie. Personne n'a gagné. Égalité parfaite.

– Elle est morte ? Questionna Cera, agacée d'entendre sa propre voix s'éteindre.

Sa gorge lui brûlait affreusement.

– Qu'est-ce que tu ne comprends pas dans « égalité parfaite » ? souffla Dix, le regard rempli de jugement. Elle s'est évanouie. Elle a probablement reçu quelques points de suture, mais c'est tout. D'ailleurs, comment ça se fait que tu sois déjà debout ? Tu n'as pas mal au côté ?

Maintenant qu'elle en parlait, Cera ressentit des picotements douloureux au niveau du flanc gauche. Niké avait presque réussi à la découper en rondelle dans la fosse. Entre sa longue épée et ses mains autour du cou, la brune n'était vraiment pas passée loin de la mort.

– Vous, les sauvages, vous êtes vraiment une espèce à part, commenta sa collègue avant de quitter sa chambre.

– Merci ? Répondit Cera, à présent seule.

Elle attendit quelques minutes avant de se faufiler en dehors de la pièce. La chasseuse regarda à sa droite, puis à sa gauche, avant de longer le couloir. Elle emprunta le chemin à l'opposé de celui qu'elle prenait habituellement afin de ne croiser personne de sa connaissance. Le hasard guida ses pas. La sortie devait bien se trouver quelque part...

En chemin, la brune croisa le regard de différents maître de Maison, tous encadrés joliment sur les murs. Des sueurs froides l'envahirent face au visage froid du Grand Maître. Elle trouvait son apparence horrible. Terrifiante. Elle détourna les yeux, puis s'engagea dans un autre couloir.

L'arène était un lieu immense, une vraie fourmilière qui regorgeait de passages plus ou moins longs, d'endroits plus ou moins ressemblants. Cera se retrouva rapidement perdu au milieu de ce dédale. Il y avait bien des inscriptions sur les murs, mais la jeune femme était incapable de lire. Elle souffla et décida de revenir sur ses pas. Elle allait devoir trouver une autre solution.

Elle croisa rapidement la silhouette sportive d'Althéa. Cette dernière était sur le point de la dépasser, visiblement pressée, avant qu'elle ne soit interpellée par le touché de Cera. Son amie lâcha un hoquet de surprise, puis lui décrocha un sourire :

– Tu m'as fait peur ! Déclara-t-elle, une main sur le cœur.

– Tout va bien ? T'es blanche comme un nuage, parvint-elle à prononcer, la voix extrêmement basse.

– Oui, oui. Ça devrait être à moi de te poser la question après ce combat.

Althéa jeta un coup d’œil derrière elle avant d'orienter son regard derrière Cera. La brune trouva son comportement étrange, mais ne fit aucun commentaire. Son amie avait toujours eu des réactions étranges.

– Bon... Je dois te laisser. Remets-toi bien ! Lança-t-elle avant de filer comme une flèche.

La chasseuse suivit son départ du regard, puis reprit sa route. Son regard dériva d'un cadre à un autre, soufflée par la beauté des lieux. La jeune femme s'arrêta pour admirer un paysage vertigineux recouvert de blanc. Elle n'en avait jamais vu de tel. Elle leva inconsciemment sa main pour toucher cette texture inconnue. Cera ne parvint qu'à rencontrer le verre froid et impersonnelle du cadre. Elle souffla, puis bondit en sentant une main sur son épaule.

Un garde était venu à sa rencontre. L'inconnu lui parlait sans qu'elle ne comprenne le moindre mot. La brune ne retint que le ton agressif avec lequel il s'adressait à elle. « Elle n'avait rien à faire là », voilà ce qu'elle en comprenait.

Sous ses pieds, elle ressentit une drôle de vibration et se boucha les oreilles en entendant l'explosion. La jeune femme se retint au mur, le corps et le cœur en ébullition. Elle jeta un œil au garde qui lui lança un regard noir. Celui-ci s'empara de deux cercles argentées reliés l'un à l'autre, et emprisonna l'un de ses poignets à l'intérieur. Cera ne se gêna pas pour lui administrer un coup de pied avant de fuir, à l'opposé.

La chasseuse grimaça en sentant la douleur se réveiller. Elle essaya de retirer ce qui l'entravait mais n'y parvint pas. Nouvelle explosion. Nouvelle perte d'équilibre. Elle accéléra le pas. La panique comprima sa poitrine en voyant les femmes et les hommes fuir les lieux. Au-dessus de sa tête, l'alarme retentit. Le chaos à l'état pur, pensa-t-elle, tandis que des images de son dernier jour sur l'île vinrent pulluler son esprit. Les individus en blouse blanche étaient apparus à ce son.

Cera se tint la poitrine, au bord de l'explosion. Elle était terrifiée. Son regard se perdit autour d'elle, à la recherche d'une issue. Elle ne pouvait pas rester là au risque de se faire enlever à nouveau. La jeune femme voulut rejoindre le reste des fuyards, mais le feu consuma une partie du couloir. Le souffle projeta, elle et les autres, de l'autre côté.

Elle ouvrit les yeux et se tint le côté en gémissant. Du sang maquillait sa main. Ses yeux sombres passèrent du rouge à l'objet qui se trouvait près d'elle. Un bras. Arraché. Le hurlement mourut dans sa gorge meurtrie. La brune se releva, piétinant au passage le cadavre d'une inconnue, et chercha à passer au travers de cette marée de corps. Son ouïe ignora les gémissements et les pleurs autour d'elle. Il fallait qu'elle quitta cet endroit.

– Treize...

Son regard accrocha celui de Dix. Son corps était coincé sous celui d'un autre, mort. Cera tira sur le tee-shirt du cadavre et aida son amie à se relever. Il y avait du sang partout, sur son pantalon, sur le sol, sur sa manche où l'absence de sa main paraissait comme évident. La chasseuse fuit son regard empli de larmes et de douleurs pour se concentrer sur la situation actuelle.

Elle lui prit le bras et toutes deux avancèrent parmi les corps. Au détour d'un couloir, elle rencontra la silhouette familière de son Maître. Le soulagement l'envahit. Cera s'apprêtait à compléter la distance qui les séparait quand elle sentit le poids sous sa main devenir plus imposant. Elle ne vit plus que le haut du crâne de Dix, la fatigue secouant son corps.

– Lève-toi. Nous y sommes.

Aucune réponse. La jeune femme s'accroupit à sa hauteur et rencontra le visage blanc de sa collègue, ses yeux plissés de douleur. La chasseuse évita soigneusement la blessure et hissa son corps sur son dos dans un gémissement. Elle franchit le reste de la distance aussi vite qu'elle le put. Priam l'invita à la suivre sans un mot.

Le parking grouillait de personnalités plus ou moins importantes. Cera déposa sa charge avant de s'installer en face de la grande blessée. Le sang colorait les sièges en cuir. La brune retira sa propre blouse pour faire un garrot. Quand elle serra, Dix hurla.

La brune ferma les yeux et se remit à sa place. Elle souffla, tentant, en vain, de calmer les battements de son cœur. L'adrénaline était doucement en train de retomber, et la douleur commença à se rappeler à elle. Elle remonta son pantalon pour presser le tissu contre sa plaie. Son pansement était noir de sang.

Cera releva les yeux quand elle vit un objet sombre du coin de l’œil. Priam lui tendit sa veste et l'invita à se couvrir la poitrine. La brune fronça les sourcils :

– Il y a un problème ?

– Porte-la.

La brune obéit, inspirant par la même occasion l'odeur masculine du propriétaire. Elle trouva l'effluve intéressante et agréable. Elle n'avait rien à voir avec le parfum fleuri qui recouvrait les vêtements de ses collègues. En glissant ses bras à l'intérieur des manches, Cera ne put s'empêcher de rougir : la chaleur y était toujours présente. Elle resserra le tissu autour d'elle.

– Où étais-tu ?

La chasseuse releva la tête face au tranchant de sa voix. Devait-elle lui dire la vérité ? Son regard glacial la poussa à garder le silence sur ses intentions.

– Je visitais les lieux, justifia-t-elle, la gorge toujours aussi douloureuse.

Il ne croyait pas en ses mots, elle le vit bien. Son attention dériva sur le corps recroquevillé de Dix. Les événements s'étaient enchaînés si rapidement...

– Qu'est-ce qu'il s'est passé là-bas ?

Priam ne répondit pas tout de suite. Cera, elle, redoutait sa réponse. Elle n'avait jusqu'alors jamais ressenti ces vibrations dans le sol. La jolie brune n'avait jamais été projetée dans l'air par une force invisible.

– C'était une attaque des Révoltés.

– Qui sont ces « révoltés » ? demanda Cera en mimant les guillemets.

– Des extrémistes, des femmes pour la plupart, qui veulent renverser le pouvoir, expliqua l'héritier, le regard rivé sur l'extérieur. Ce qu'on vient de vivre, ce n'est rien de nouveau.

Seule la respiration hachée de Dix fut entendue dans l'habitacle. Cera, elle, réfléchissait à ces nouvelles informations. Les femmes étaient à l'origine de ce massacre ? Elle avait vraiment du mal à y croire. Ici, les hommes étaient les seuls êtres censés engendrer le mal, pas les femmes.

– Quelle est l'origine de ces conflits ? Les hommes et les femmes se sont toujours haïs ?

– L'origine... vient d'un profond mal-être, j'imagine. Avant toute cette folie, les relations homme-femme restaient cordiales. Il y avait des tensions, bien sûr, mais rien de bien méchant de mon point de vue. Puis, tout a changé le jour de la Grande Révolte, déclara-t-il, les yeux perdus dans la vague. Des femmes ont assassiné leurs maris, des filles ont tué leur père... C'était un véritable bain de sang.

Priam se tut. Cera vit une myriade d'émotions traverser le visage du jeune homme. Elle se mordit la lèvre. L'héritier témoignait de ce qu'il avait vu. Et elle n'avait malheureusement pas les mots pour réconforter cet être submerger par les souvenirs. La brune n'osa pas l'interrompre tandis qu'il poursuivit :

– Du jour au lendemain, les hommes étaient devenus la proie des femmes. C'était tellement inattendu que les survivants se sont réunis pour prendre le pouvoir et diriger ensemble Galléan. Au début, des femmes se sont faites exécutées, d'autres emprisonnées... Puis, petit à petit, elles sont devenues prisonnières d'une tout autre façon, expliqua Priam en la regardant.

Cera porta machinalement sa main à son cou. Elle était libre en apparence, mais la marque de son collier restait ancrée à sa peau. Elle restait pieds et poings liés à cause de sa condition de femme.

– Je peux comprendre la haine des hommes envers les femmes, dit-il en croisant les bras sur son torse. Mais je peux aussi comprendre celle des femmes envers les hommes.

Le vingtenaire ne portait pas de haine particulière envers les genres, alors comment trouver sa place dans cet univers façonné d'oppositions ? Priam cherchait désespérément la réponse. Il n'avait pas choisi la guerre, il ne l'avait jamais voulu. Sa mère était parvenue à choisir son camp, mais quand était-il de lui ? Il se tenait d'un côté de la balance sans pour autant donner du poids à sa position.

Cera avait du mal à comprendre son point de vue. Pour elle, les femmes avaient toutes les raisons du monde d'en vouloir aux hommes. Elles se faisaient insulter, battre, maltraiter à longueur de journée. Elles se faisaient agresser dans l'indifférence générale. La brune avait été aux premières loges de ces agissements, et jamais elle ne pourrait excuser ce comportement, ni pardonner.

– Les Révoltés se battent pour la cause des femmes.

Ses mots firent soupirer son interlocuteur. Son regard froid la fit frémir sur son siège. Priam voulut rétorquer autre chose, mais se retint au dernier moment. Il ne voulait pas aborder les circonstances de la mort de ses parents. Narrer les événements qui avaient changé sa vie du tout au tout... Il en était incapable.

Pendant le reste du voyage, le silence se fit lourd, et intense. Cera gémit en se redressant. Elle toucha son flanc et le bandage imbibé de sang. L'héritier ne lui accorda pas un regard, trop occupé à suivre le paysage extérieur.

L'attention de la chasseuse glissa jusqu'au corps recroquevillé de Dix. Cette dernière avait vraiment l'air mal en point. La brune eut peur qu'elle ne survive pas à la route.

– Tuez-moi, murmura-t-elle, les yeux emplis de douleur.

Sa souffrance était difficile à soutenir. Alors, comme une lâche, Cera préféra l'ignorer. Dix ne mourra pas devant elle. Elle le refusait. Elle vivra avec une main en moins certes, mais elle vivra.


 

*


 

La jeune femme se réveilla le lendemain, aux alentours de midi. Elle ne s'était jamais levée aussi tard, et pour cause : elle avait accompagné Dix dans sa douleur. Elle était restée éveillée jusque tard dans la nuit, l'avait entendu hurler la mort avant de s'endormir sous l'effet de l'anesthésie. L'opération avait été une réussite et Cera s'était endormie, le cœur léger.

La chasseuse rejoignit les cuisines. Ses collègues étaient déjà attablées, et plusieurs d'entre elles levèrent la tête à son entrée. Elle se servit une lampée de soupe aux légumes avant de s'installer en bout de table.

– Toujours vivante ? Lança Trois, la langue acerbe.

Cera leva le sourcil, la cuillère emprisonnée entre ses lèvres. La jolie rousse souffrait de jalousie depuis qu'elle avait appris pour son « arrangement » avec Priam. Et comment lui en vouloir ? Passer des heures en la compagnie du Grand Maître ne devait pas être de tout repos.

La jeune femme avala le liquide au goût douteux et déclara avec un haussement d'épaules :

– Les Déesses sont à mes côtés.

– Qu'est-ce qu'il s'est passé là-bas ? Demanda Huit, une cuisinière qui adorait les ragots.

– Les Révoltés ont attaqué, enfin, c'est ce que j'ai entendu, partagea Six, la femme de ménage.

Tous les regards se tournèrent vers Cera qui finissait sa soupe. La jeune femme releva la tête, souffla puis posa son couvert en acier. Ces femmes étaient bien trop curieuses.

– Il y a eu des explosions et des morts.

Beaucoup de morts. A ce souvenir, sa gorge se serra. Elle se souvenait des silhouettes immobiles, des personnes à l'agonie. Elle avait piétiné les corps de ces pauvres victimes pour fuir.

Les lâches ne méritent pas de vivre.

Cera repoussa nerveusement une bouche brune. Elle ne devait plus penser à ça.

– La lionne est morte elle-aussi ?

– Non. Enfin, pas à ma connaissance.

Avait-elle survécu à l'attaque ? La brune n'en avait aucune idée. Sa seule source d'informations disponible était clouée au lit.

Cera mit sa cuillère dans le bol avant de le déposer dans l'évier. Elle avait une blessée à visiter !

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