Vent d'hiver (2)

Par Pouiny

« Ça se passe bien, au lycée ? »

Béryl me posait la question tout en faisant du tricot, chose à laquelle elle n’avait pas l’air très douée mais qui devait l’occuper dans ses longues journées obscures.

« Cela dépend ce que t’entends par ‘‘bien’’, je suppose…

– L’infirmier m’a dit que bientôt tu passerais des examens importants et que tu aurais moins le temps de venir me voir. »

Non mais de quoi il se mêle celui là, me dis je intérieurement. Néanmoins je ne l’exprimais pas à haute voix, ne voulant pas qu’elle ait affaire à mon sale caractère.

« J’aurais toujours du temps pour toi, tu sais. De toute façon, je ne réussirai pas ces examens.

– Tu ne veux pas les réussir ? Demanda-t-elle calmement, étonnée. »

Je ne répondis pas. Je n’avais pas vraiment envie d’avoir cette discussion avec ma sœur. Pour elle, passer un examen avec tout le monde, face à une feuille blanche dans une salle dédiée avec le reste du monde, faisait potentiellement parti de la longue liste des rêves de sa vie.

« Je préfère être dehors, prendre des photos de soleil. »

Mon cœur se serra, comme si j’avais dit un mensonge. Mais je n’avais rien trouvé de mieux à répondre. Et puis, la photo sur les genoux de ma sœur laissait entendre que je disais la vérité. Ma sœur sourit.

« Donc ce n’est pas que pour moi que tu te comportes ainsi !

– Comment ça ?

– Et bien… L’infirmier m’a rapporté qu’à cause de tout ça, tu posais beaucoup de problèmes dans ton lycée et que je devais te convaincre d’arrêter… »

Une colère sourde s’imposa à mon cœur. Béryl dut le sentir, car je vis ses lèvres pâles se pincer légèrement. Mon poing se referma alors que je sifflai :

« C’est ce que tu veux ?

– Quoi ?

– Tu aimerais vraiment, que je ne viennes plus te voir, que je ne t’apporte plus le soleil ? »

L’idée la fit frémir, et je vis ses yeux paniquer.

– Pour dire vrai… Pas vraiment, mais… Je n’ai pas envie d’être responsable de…

– Mais tu n’es responsable de rien du tout ! »

Je m’étais relevé brutalement et avais presque crié. Elle fut tellement surprise qu’elle s’arrêta net, me fixant de ses grands yeux striés de rouge, la bouche ouverte pour répondre quelque chose mais sans produire aucun son.

« Tu n’es pas responsable de ma vie. Ce sont mes choix, je les assume et ce n’est ni toi ni eux qui ont quelque chose à dire là dessus. Je me débrouille, ok ? »

Elle acquiesça doucement, de façon presque imperceptible. Je m’assis sur le bord de son lit et prit sa tête dans mes bras. Ses fins cheveux blancs me chatouillaient le nez de leur longueur et leur odeur. Malgré tout ce que les autres pouvaient bien en dire, ils me semblaient véritablement beaux.

– Tu sais quoi ? Maintenant, c’est moi qui te les apporterai moi-même, ces photos.

– Quoi ?

– Et je viendrai tous les jours, après les cours. Si je finis après l’heure des visites, et bien je quitterais mes cours plus tôt.

– Mais… Pourquoi ?

– Parce que je lui en veux qu’il t’ait dit quelque chose comme ça. Et je vais lui prouver que te faire culpabiliser ne me fera jamais aller dans son sens. »

Je sentais sur mon bras son souffle s’accélérer. Alors j’accentuais un peu plus mon emprise.

« Ils ne m’empêcheront pas de te voir. Et c’est parce que je le veux, pas parce que j’y suis obligé. Je t’aime, ok ?

– Ok… »

Sa main agrippa timidement un bout de ma veste. Elle semblait hésitante, peut-être un peu gênée. Mais ça m’était égal. Mon cœur battait fort dans ma poitrine, plus encore de colère refoulée que d’émotion positive. Je relâchais sa tête, en lui tapotant légèrement le cuir chevelu.

« Bien, et n’oublie jamais ça, hein ! Même si d’autres te disent le contraire.

– C’est juste que…

– Oui ? »

Elle semblait encore hésiter. Un rose pâle embrumait ses joues blanches.

« Ils te connaissent tellement mieux que moi… Après tout, c’est avec eux que tu vis. Moi, je ne fais que t’entrevoir de temps en temps… Donc…

– Et bien maintenant, tu me verras tous les jours ! »

Mais je comprenais en vérité ce qu’elle voulait dire. Je complétais alors en la regardant droit dans les yeux.

« Ce n’est pas parce que je vis dans le même monde qu’eux qu’ils me connaissent mieux. Comme toi, ils ne voient qu’une petite facette de ce que je suis. On a que de petites entrevues quotidiennes dans une journée, exactement comme toi. Dans la vie, on ne fait qu’entrevoir les gens dans des petites pièces sombres plus ou moins longtemps. Donc en ce sens, ce n’est pas bien différent de ce que je vis avec toi. Mais oui, il y a une chose qui rend tout différent.

– Quoi donc ?

– Avec toi, je me sens heureux. C’est tout. »

Ne sachant pas trop comment mon corps pouvait accompagner cette petite phrase si lourde de sens, je n’eus qu’un grand sourire sincère. Le scintillement bleu dans les yeux rouges de ma sœur fut la plus belle chose de la journée.

Le soleil se couchait quand les heures de visite furent terminées. Je décidai alors de rentrer chez moi en courant. Je n’avais pourtant pas envie de rentrer vite, mais sentir l’air s’engouffrer violemment dans ma gorge et mon cœur s’accélérer contribuaient à me rendre heureux. Mais mon pas redevint vite lourd quand il passa le seuil de la porte.

L’infirmier avait raison sur un point ; il était vrai qu’une fois rentré chez moi, je n’avais pas pour habitude de réviser ou de produire un quelconque devoir. Souvent fatigué, aussi très peu motivé, je passais mes soirées à jouer à cache-cache avec mes parents. Enfermé dans ma chambre, je lisais des livres et des magasines de photographie, je vérifiais minutieusement l’état de mes pellicules et de mon appareil, nettoyant le viseur ou l’objectif si celui ci s’était encrassé de sueur. Ma chambre était assez petite et ne contenait qu’un lit, une commode pour mes vêtements et deux bureaux. Elle n’était pas spécialement mal rangée ; mais il y avait tellement de cordes à linge, de photos accrochées partout et de matériel photographique ou sportif, qu’on pouvait facilement lui trouver un aspect désordonné. Il y avait aussi quelques photos collées sur les murs blancs, celles que je ne pouvais pas donner à ma sœur. Pas assez de soleil, ou à l’inverse trop de contre-jour, trop de nuages, pas assez de couleur ou tout simplement un échec de développement. Certaines photos étaient hideuses, mais je n’arrivais pourtant pas m’en séparer.. A part ça, il y avait sous mon bureau et à coté de ma commode mes affaires de sport qui traînaient ; des raquettes, des volants, des mousquetons d’escalade, des chaussures de course ou de randonnée, des ballons de toute sorte, dégonflés et empilés les uns sur les autres. Il y avait également quelques altères et différent matériels de musculation que je n’utilisais que très peu, à défaut d’avoir un compagnon pour m’assister. Mon professeur de sport, tellement heureux de me voir intéressé parmi les regards vides, avait tendance à conseiller tout type de matériel et à me donner les bons plans, les réductions dans les magasins et autres bonnes affaires. Je faisais passer ça pour des achats obligatoires auprès de mes parents sans aucun scrupule quand je n’avais plus assez d’argent pour le matériel photo et le matériel sportif à la foi,. Ou alors j’allais me l’acheter et le tester en magasin. Mine de rien, je passais beaucoup de temps dans les magasins, en sport pour tester les nouveaux arrivages, les sacs de frappes, les gants de boxe et tout ce que je ne pouvais pas avoir au lycée... Pour les produits photographiques, j’allais toujours dans la même petite boutique, cachée dans le centre de ma ville entre le magasin de musique et de jeux en bois, tenue par le vieux vendeur à lunettes, continuant à m’assister dans l’ombre, m’offrant magazines et conseils quand je séchais sur certaines fonctionnalités ou principe photographiques et artistiques.

 

J’avais bien conscience d’être assez différent des camarades de mon lycée. Le sport et la photo n’étaient pas deux occupations très pratiquées simultanément, si bien que je n’avais pas vraiment d’amis dans l’enceinte du lycée. Je ne ne me sentais pas vraiment fermé aux autres, mais il était de notoire que je n’étais qu’un voyou qui ratait des heures de cours et pouvais prendre plusieurs avertissements de travail et discipline dans la même journée. Ceci ajouté à ma stature de sportif laissait à penser que je n’étais qu’une brute qui pouvait frapper bien trop fort. En effet, j’avais un physique assez athlétique, étant grand pour un garçon de mon âge. Je dépassais plus d’un de mes camarades d’une bonne tête, mais pourtant en vérité je n’avais jamais usé de violence sur personne au lycée, malgré les rumeurs. Je n’étais juste pas sérieux en cours, voilà tout. Quand bien même, être solitaire m’importait peu. Être sociable ne faisait pas vraiment partie de mes objectifs de vie.

 

La porte était toujours fermée à double tour, que je sois présent ou absent. J’avais toujours la clé de ma chambre dans la poche de mon pantalon à coté de mon chronomètre. Mes parents avaient la stricte interdiction d’entrer dans cette chambre qui était mon refuge et qui je dois le dire, facilitait la partie de cache-cache. Perdu dans mes pensées sur mon lit, un léger bruit à l’extérieur s’immisça dans mes oreilles.

 

« Bonhomme, on va manger, tu viens ? »

C’était mon père qui tous les soirs me prévenait du repas de famille. Je ne répondais jamais à cette phrase, même si je l’entendais. Parfois, je venais. Souvent, j’attendais que ma mère pose un plateau sans mot dire devant ma porte avant d’aller se coucher. Ils avaient compris depuis bien longtemps qu’il était inutile d’insister où de se mettre en colère contre moi.

 

« On aimerait bien que tu viennes, ce soir, on voudrait te parler. »

Puis j’entendis les pas de mon père s’éloigner vers le salon. Il était rare qu’il insiste de la sorte. Intrigué, et n’ayant rien de mieux à faire, j’actionnai la clé dans la serrure et m’installai à table sans un mot.

Je ne savais pas si mes parents discutaient davantage quand je n’étais pas présent, mais à chaque repas auquel j’assistai, une ambiance lourde et froide était de mise. Ma mère ne leva pas un regard en dehors de son assiette, alors que je sentais bien que mon père essayait tant bien que mal de paraître souriant malgré une maladresse plus qu’évidente. Après avoir servi tout le monde de lentilles froides, il prit une grande inspiration.

 

« Tu sais, nous avons été convoqués à ton conseil de classe, il y a quelques jours…

– Oui, l’infirmier me l’a dit. »

Je ne le regardais pas, jouant avec mes lentilles poisseuses. Le mutisme de ma mère m’énervait au plus haut point.

« C’est pas brillant, hein... »

Je levais les yeux au ciel, ravalant un sarcasme par pure politesse.

« Je fais ce que je peux. »

Ma mère semblait être prête à éclater en larmes à tout instant. J’avais presque envie de lui dire de quitter la table pour qu’on puisse peut-être discuter correctement. Mais je savais bien que c’était faux ; même quand ma mère était absente, il m’était impossible de communiquer.

« Mais ton prof de sport n’a pas été avare de compliments sur toi, mon chéri, murmura ma mère avec une voix brisée. Tu aimes ça, le sport ?

– A peu près autant que le reste. »

Je regardais furtivement ma mère. Elle était effectivement déjà en train de pleurer silencieusement, une larme passant de son œil, à sa joue rose, jusqu’à ses lèvres rouges. Une colère sourde me murmurait de jeter l’assiette de lentilles sur le mur, de secouer ma mère, de lui hurler dessus que pleurer changerait jamais le fait que je sois un bon-à-rien. Mon père souffla à nouveau. Peut être qu’il était agité des mêmes sentiments que moi.

« Je ne voulais pas forcément te parler de ça. Comme tu le sais, c’est bientôt ton anniversaire et… dix-sept ans, mon grand, ça se fête !

– Ok. »

Un silence gênant s’installa encore. Je portais enfin un peu de ces lentilles fades jusqu’à ma bouche. Clairement, elles manquaient de cuisson, comme si elles avaient été négligées.

« On se demandait… Tu n’as toujours pas envie d’inviter quelqu’un ? Il n’y a pas des camarades de classe, avec qui…

– Non. »

Coupé dans son élan, il eut du mal à retomber sur ses pieds. Ma mère, à coté, avait fait tomber un de ses couverts. Il reprit :

« Et… Est ce qu’il y a quelque chose que tu voudrais, comme cadeau ? Au vu de ce que nous a dit ton prof de sport, tu avais l’air de le mériter, alors…

– Vraiment ? Répliquais-je avec un ton acerbe. Tous les autres profs ont dit que je n’étais qu’un bon à rien, j’ai été menacé d’être renvoyé du lycée. Et tu ne prends que l’avis positif ?

– Mais… On voudrait juste te faire un cadeau… murmura ma mère avec une voix brisée.

– Vous avez proposé la même chose à Béryl, j’imagine ? »

Je m’étais levé, et évidemment, ma mère éclata en sanglots, alors que mon père me jeta un regard désolé.

« Aïden… On te le répète tous les ans, mais… On ne peut pas faire de cadeau à Béryl… Elle est, enfin, je veux dire… Elle ne pourrait pas en profiter… Elle est toujours enfermée, tu comprends ?

– Ah oui, vraiment, être enfermée en hôpital l’empêche d’apprécier de beaux colliers, de beaux bijoux, une peluche ou une guitare ! C’est clair qu’elle doit vivre au dessus de tout ça, hein ? »

Ma colère avait commencé à éclater, mais même si je haussais le ton, je me rendais compte avec dégoût que je restais encore maître de mes mots et de ma raison. J’avais malheureusement bien trop l’habitude de ce genre de confrontation. Eux, comme à chaque fois, restaient aussi peu réactifs.

« Dites plutôt que vous n’avez pas envie de lui offrir quelque chose ? Ça fait combien de temps que vous ne l’avez pas vu, au fait ? Combien de temps que vous ne lui avez plus parlé ? Votre présence, votre affection, c’est quelque chose dont elle ne pourrait pas profiter pleinement à l’hôpital non plus, c’est ça ? »

Mon père me regardait comme impuissant. Je n’eus pour toute réponse que les pleurs de ma mère. Comprenant que je commençai à aller trop loin, je détournais le regard de mes parents.

« Si vous n’offrez rien à Béryl, ne m’offrez rien non plus. Je m’en passerais, merci. »

Sans un regard de plus, je retournai dans ma chambre, enfermé à clé entre quatre murs blancs et des photos de soleil. Mon cœur battait douloureusement dans la poitrine. Je n’avais envie que de courir, loin, longtemps. Il faisait déjà nuit et je ne pouvais pas fuir de cette chambre fermée à clé à une heure pareille. Alors je me changeai sans même prendre le temps d’allumer la lumière et m’allongeai directement dans mon lit. Dans le noir, sous les couvertures, je permis à une larme, et à une seule seulement, d’aller s’écraser silencieusement sur mon oreiller.

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