Midi sur les trottoirs (10) - Pama

Par Pouiny

« Et voilà, tu es arrivé, Alex !

– Ça a été rapide !

– C’est le super-pouvoir de la moto, répondit Aïden en retirant à l’enfant le casque.

– Moi aussi, je veux en faire.

– Quand tu seras plus grand, peut-être ? Il faudra penser à t’acheter tes propres protections, d’ailleurs…

– Tu m’apprendras, Aïden ?

– Si je peux, oui. »

Il avait éteint la moto et l’avait posée sur sa béquille près du portail d’entrée, espérant peut-être pouvoir discuter avec Charlie ou William, mais tout deux semblaient absent.

« Tu vas te débrouiller tout seul, Alex, tu es sûr ?

– Oui. Je vais aller dormir, de toute façon, remarqua Alexandre avec un mouvement d’épaule.

– Je suis désolé, je ne peux pas rester… J’ai encore du travail.

– C’est pas grave.

– Si jamais ça ne va pas, tu peux essayer de contacter Bastien. Il ne travaille pas ni aujourd’hui, ni demain, il trouvera du temps.

– Merci, Aïden. A bientôt ! »

L’adulte le regarda avec un air triste, avant de poser son casque sous ses yeux, enfiler ses gants et s’éloigner. Alexandre resta au portail jusqu’à ne plus entendre le bruit de la moto résonner dans le chemin. Le ciel était nuageux, mais le temps était doux. Pensant être seul, il prit le temps de profiter d’être chez lui, en ce début d’après-midi.

 

« Puisque je vous dis qu’il est au collège ! S’écria une voix quand Alexandre entra chez lui. »

Surpris d’entendre la voix de son pama, au téléphone au beau milieu du salon, il se cacha pour entendre pour quelles raisons il semblait si tendu. La voix de Charlie était inhabituelle. Cela faisait un moment maintenant qu’Alexandre pouvait l’entendre en colère, mais cette colère là n’était pas comme toutes les autres. Elle dégoulinait également de peur.

« Écoutez, vous vous rendez bien compte vous-même que cette situation est ridicule ! Vous n’avez aucune preuve de ce que vous affirmez. »

Charlie faisait les cents pas dans le salon, tournant autour du canapé sans jamais s’arrêter, le téléphone à la main. Si Alexandre ne comprenait pas ce que disait son parent, il comprit très vite que tout ceci le concernait.

« Oui, vous me l’avez déjà dit. Je ne peux pas faire de changement d’état civil tant que je ne divorce pas de mon mari, car le mariage homosexuel est illégal. Je le sais, et c’est donc pour ça que j’accepte pleinement être légalement la mère de mon fils. Dans ce cas, où est le problème ? Je ne peux donc pas m’exprimer comme je le souhaite ? »

Charlie serra le bout de ses yeux entre ses doigts, s’arrêtant de bouger alors qu’il semblait écouter ce qu’on lui disait au téléphone, et qu’Alexandre ne pouvait pas entendre.

« Mais, même sans parler de ma potentielle incapacité à élever mon propre enfant à cause de ma façon d’être, quelle est la source qui vous dit que mon fils est maltraité ? Quelqu’un l’a entendu se plaindre de nous ? Quelqu’un l’a vu avec des traces de coups ? … Mais je vous l’ai déjà expliqué, monsieur ! Alexandre prend des cours de danse, ça arrive à n’importe quel enfant de se blesser ! En quoi c’est une preuve que nous l’élevons mal ? »

En entendant ces mots, tout en Alexandre se figea d’horreur. Il rêvait de se boucher les oreilles, de ne plus rien entendre, mais il était désormais incapable de bouger, subissant une véritable torture à l’écoute de son pama.

« Oui, et je vous l’ai déjà concédé. Effectivement, je comprend qu’on puisse être inquiet en voyant son nombre d’absence, mais vous n’allez pas me faire croire que mon fils est le seul absentéiste de son collège ? Est-ce que vous avez également contacté tous les parents des enfants qui l’ont harcelé à son établissement pour menacer leurs parents de leur retirer la garde s’ils ne se ressaisissent pas ? Tout ce que je peux vous dire, monsieur, c’est que mon fils est un adolescent, et que comble du naturel, il n’est pas parfait ! Est-ce que son comportement mérite vraiment d’être placé en foyer ? »

« Je ne nie pas que nous avons sans doute des torts, reprit Charlie après un moment de silence. Ce n'est pas parce que nous sommes différents que nous devons être parfait et irréprochable. Ce n'est pas possible, vous en conviendrez, tous les parents font des erreurs, même les plus avisés. Alors si vous voulez, je l'admet, je ne nie pas avoir pu commettre des erreurs en tant que parent. Mais comprenez que je cela fait plusieurs minutes que vous m’accusez de maltraitance et me menacez de me retirer mon enfant, en m’incitant à divorcer pour une cause dont vous ne connaissez manifestement rien. Alors je vous le demande : Est-ce que nos erreurs sont vraiment assez impardonnable pour que vous brisiez notre famille ? Ou ne faites-vous pas du zèle simplement parce que vous avez peur de moi ? »

Inconsciemment, Charlie se rapprocha de l’entrée, guettant peut-être l’arrivée de son mari. Posant ses mains contre sa bouche pour ne pas crier, Alexandre fit un pas de recul, collant son dos à la porte sans même le réaliser.

« Pourquoi vous ne lui demandez pas son avis ? Vous me dites que l’alerte vient de ses professeurs, mais est-ce qu’ils ont pris contact avec la conseillère d’éducation ? Je suis sûr qu’il sera très facile de vérifier s’il est malheureux ou non avec nous et s’il veut partir dans une autre famille, non ? Oui, oui, j’ai conscience que des enfants battus défendent leurs parents malgré le danger et qu’il n’est pas si évident de prévenir les drames. Mais, bon sang, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Que mon mari et moi sommes un couple pérenne et aimant depuis treize ans ? Que nous aimons notre fils de tout notre cœur et que nous faisons pour lui tout ce que nous pouvons et davantage encore ? Vous me demandez de vous prouver ce que je n’ai pas fait, enfin, c’est absurde, vous voyez bien que nous sommes dans une impasse ! Nous ne faisons que répéter les mêmes faits depuis tout à l’heure. »

Après un long silence, Charlie se figea dans son mouvement jusqu’à en tétaniser.

« Je vous assure que si vous faites ça, vous ferez une grave erreur. Prévenez-le au moins avant. Expliquez-lui. Ecoutez-le. C’est encore un enfant ! Vous ne pouvez pas nous l’enlever comme ça, ce n’est pas possible. »

En un flash de lucidité, Alexandre fit brutalement volte-face. Il ne soucia pas du bruit que fit la porte en claquant. Il ne se souciait pas que son pama comprenne qu’il avait entendu. Tout ce qui restait dans son crâne, qui tournait en boucle comme un serpent venimeux, était les menaces qu’il avait entendu de manière indirecte. Et bien qu’il les entendait, encore et encore, comme si Charlie parlait à son oreille, il n’était même plus capable de réfléchir assez longuement pour en comprendre véritablement le sens. ’’Perdre la garde’’ et ’’Placé en foyer’’ étaient deux expressions dont tout son être refusait d’en comprendre le sens.

 

Alexandre courrait sur les chemins, de toute ses forces. Il ne se souciait plus de sa fatigue et son envie de mourir. Tout en lui ne hurlait que de partir loin, à un endroit où jamais personne ne pourra le retrouver. Comme s’il était poursuivi par un monstre terrifiant, il quitta les chemins qu’il prenait d’ordinaire pour aller au collège, se jetant d’un seul coup dans le fossé. Son pied glissa et en un hurlement, il dévala toute la pente qui dévalait la route. Par réflexe, il attrapa les herbes et les ronces qu’il détruisait à son passage. Il s’ouvrit les paumes, laissant couler des gouttes de son sang dans la terre. Mais il ne prit même pas le temps de le regarder. Après un moment de choc, enfoncé dans un bois qui bordait la route, il immobile et allongé à terre dans sa chute, il fini par se relever. Il vérifia l’état de ses chevilles, comme par réflexe, avant de s’enfuir d’une marche rapide. Il avait perdu le chemin, il n’avait aucune idée d’où il se dirigeait. S’enfonçant entre différents arbres, escaladant ou dévalant les cailloux en fonction d’où il se sentait aller, il explorait sans même le réaliser ces montagnes qu’il avait si longtemps admiré depuis les chemins sûrs et balisés de l’école.

 

Plus il marchait, moins il lui importait de savoir où il allait. Plus il marchait, et plus il avait l’impression de s’éloigner de tout, comme s’il pouvait faire le tour de la terre entière rien qu’en marchant dans cette forêt. Il n’arrivait plus à se soucier du futur, du temps, de la distance : les heures passaient et il ne le ressentait qu’à peine dans ses jambes. Tout ce qui comptait, la seule chose qui comptait, était qu’on ne le retrouve jamais. Ni l’inconnu du téléphone, ni un professeur, ni même son pama. La solitude lui semblait être le seul moyen de ne plus avoir peur.

Sans le réaliser, il fini par rejoindre des chemins de randonnées. Mais il avait aucune idée d’où il venait. Il ne savait même pas s’il s’éloignait encore de chez lui, où s’il faisait un demi-tour sans même le réaliser. Il était dans des paysages qu’il ne connaissait absolument pas : sauvages, naturels. Même le chemin avait été à peine creusé par le pas des hommes et des sangliers qui passaient à cet endroit. Il se fit plusieurs fois des frayeurs, manquant de perdre son équilibre sur une pente, où glissant à nouveau, quelques mètres plus bas. Le soleil se cachait des nuages d’orages : il lui était impossible de réaliser que le temps passait, alors qu’il était simplement concentré à continuer de mettre un pas devant l’autre, sans jamais s’arrêter.

 

Alors qu’il semblait arriver presque en haut d’un plateau, il entendit les aboiements d’un chien derrière lui. Ce fut comme un brutal rappel à la réalité : Alexandre arrêta subitement de marcher, interrompu par la peur suprême de rencontrer des inconnus. Sentant sa sueur couler le long de son dos, immobile, il écoutait avec torpeur les aboiements se rapprocher, et deux personnes discuter avec légèreté, en balade tranquille dans la montagne.

« Fripouille ! Attends-nous ! Fripouille ! »

Alors, en reconnaissant la tête du gros chien avec lequel il avait joué tout l’été dernier, et le visage des deux promeneurs qui s’approchait inéluctablement de lui, il comprit alors qu’il pouvait ressentir une angoisse bien plus grande qu’à l’idée de rencontrer sur un chemin après des heures de marche solitaire, des personnes qu’il ne connaissait pas.

 

« Alexandre ? C’est bien toi ? »

Bastien accouru vers le jeune garçon, qui tremblait immobile au milieu du chemin, fixant avec des yeux ronds l’immense chien qui s’était assis devant lui avec amusement. Sans nulle doute que l’animal se souvenait du garçon et attendait avec impatience qu’il le caresse, remuant la queue. Aussi, il ne put retenir un jappement de surprise quand sa maîtresse l’attrapa vivement par le collier pour le faire reculer. Bastien s’agenouilla à la hauteur du garçon : ses vêtements étaient sales et déchirés. Son visage était recouvert d’estafilade. Les paumes de ses mains étaient ensanglantées. Même s’il n’avait pas été tenu au courant, il aurait directement compris qu’il se passait quelque chose de grave.

« Alexandre, tout le monde te cherche partout depuis des heures ! S’écria l’homme, inquiet. Qu’est-ce qui s’est passé ? Ou est-ce que tu allais ?

– Ne m’approche pas ! »

Le visage jusque-là livide et inexpressif de l’enfant s’était d’un seul coup tordu en une rage violente. Mais incapable de s’enfuir, il ne put que se recroqueviller sur ses genoux. Bastien, nageant dans l’incompréhension, voulu tendre une main vers lui, avant de se raviser, de peur de le brusquer davantage.

« Alexandre, il faut rentrer, tenta l’homme quand même. Ça va aller, personne n’est fâché contre toi…

– Je ne veux plus voir pama ! S’écria alors l’enfant.

– Quoi ?

– Je veux plus jamais le voir ! »

Perdu, Bastien se retrouva sans voix. Il s’assit à terre, face au garçon. Il n’avait aucune idée de comment gérer la situation. Célia, plutôt timide jusque là, fini par s’approcher de lui :

« Qu’est-ce qu’on fait, Bastien ?

– J’en sais rien… Toi, déjà, tu peux essayer de prévenir Char…

– Non !! »

Alexandre avait hurlé si fort que même le sang du chien se glaça. Il jeta un regard si intense à Bastien qu’il ne put pas tenter d’ouvrir la bouche, avant qu’Alexandre rajoute, toujours criant :

« Si vous prévenez mes parents, je me tue ! »

Il n’avait pas réfléchi une seule seconde à la phrase qu’il venait de penser. Pourtant, en la prononçant, il n’eut pas l’impression de mentir tant que ça. Il avait senti que c’était le seul moyen pour faire hésiter les deux adultes face à lui, et à raison, car Bastien reçu la phrase comme un coup de massue.

« Ok. Ok, donc Célia déjà, tu ne vas pas les prévenir, d’accord ?

– Quoi ? Bastien !

– Essaie de les convaincre de ne pas appeler la police, déjà. Je le ramène dès que je peux.

– Je ne suis pas d’accord ! Ils sont…

– S’il te plaît, Célia, coupa Bastien, laisse-moi gérer ça. »

Il lui lança un regard dur, accompagné d’un sourire raide. Célia, pantoise, eut un mouvement de recul.

« Tu ne peux pas laisser Charlie et William comme ça, ils se font un sang d’encre.

– Je vais faire ce que je peux, Célia, d’accord ? Fais-moi confiance. »

Il n’avait pas envie de parler d’Alexandre devant ce dernier, et s’éloigner de lui était inenvisageable. Avec un soupir, Célia concéda à la défaite.

« Tu as intérêt à pas te planter, gamin ! Finit-elle par dire en rattachant son gros chien.

– Je vais faire au mieux. Merci, Célia.

– Ne me fais pas regretter ça ! »

Sans un mot de plus, elle descendit la pente avec le chien en laisse. Avec un soupir, Bastien regarda à nouveau l’enfant face à lui. Désormais, la tête plantée dans ses genoux, il tremblait comme une feuille.

« Est-ce que tu peux me dire ce qu’il s’est passé, Alex ? »

Il ne s’était même pas attendu à une réponse. Toujours tremblant, la tête plantée dans ses genoux, la respiration d’Alexandre s’accélérait dans la panique. Bastien frôla des doigts son épaule, ayant peur par un contact maladroit de le braquer davantage.

« Où est-ce que tu voudrais aller ?

– Je sais pas, finit par répondre l’enfant d’une voix basse.

– Tu peux encore marcher ?

– Je sais pas.

– Est-ce que tu veux me suivre ? »

La main qu’il avait approché de l’enfant se tendit, montrant sa paume, l’invitant à la prendre. Mais Alexandre resta immobile. Bastien se sentait rongé par l’angoisse. Il n’avait aucune idée de comment s’y prendre. Il avait envie de dire tant de choses qui pouvaient être trop dures ou trop assommantes. Le garçon avait toujours été assez peu évident à atteindre, et maintenant qu’il était privé d’activité où tout deux pouvaient s’exprimer sur un pied d’égalité, il ressentait que davantage la difficulté. Après un moment qui sembla lui durer une éternité, le garçon fini par redresser la tête et le regarder dans les yeux. Souriant, Bastien essayait de faire bonne figure. Les yeux noirs d’Alexandre le fixait avec une colère désespérée, teintant le blanc de ses yeux de rouge sanglant. L’homme n’avait aucune idée, à ce moment-là, de ce que pouvait bien voir ces yeux-là.

 

Après un long moment de silence, où Bastien avait l’impression d’essayer d’apprivoiser un animal sauvage, Alexandre lui prit la main. Étant resté immobile durant plusieurs minutes, continuant de tendre sa main dans le vide malgré l’ignorance de l’enfant, Bastien avait entrepris en lui-même de retrouver son calme et de ne pas se laisser déborder. Il se releva lentement, et voyant qu’Alexandre suivait son mouvement, il le tira en douceur de la main. Une fois s’être assuré que l’enfant tenait bien sur ses pieds, Bastien commença à marcher lentement vers les hauteurs. Alexandre, en silence, le suivi. Sa paume blessée tâchait la main de Bastien d’un sang toujours en train de couler. Mais en le sentant, Bastien ne le lâcha pas pour autant, prenant davantage à cœur à recouvrir une blessure d’une main bienveillante.

 

Ils grimpèrent ainsi jusqu’au sommet d’une des hauteurs qui lorgnaient les montagnes. Même s’ils avaient marché lentement au départ, ils avaient fini par prendre un bon rythme. Alexandre et Bastien n’avaient pas prononcé un mot depuis le début de leur marche : Alexandre n’avait même aucune idée d’où il se dirigeait. Mais il n’avait pas le courage de lui demander. Parler semblait lui demander un effort surhumain. Alors, il se contentait de marcher aux cotés du musicien. Bastien, après s’être assuré que l’enfant le suivait, fini par lui lâcher la main, non sans inquiétude. L’ascension n’était pas forcément facile, sur un chemin peu fréquenté, ainsi il avait besoin de toute sa liberté de mouvement pour avancer. Mais même après qu’il l’ait lâché, il continuait de le regarder. Alexandre chancelait un peu, il respirait fort, mais il continuait de le suivre, malgré tout.

 

Une fois arrivé face à un précipice que Bastien connaissait bien, laissant une large vue sur les montagnes environnantes et les maisons en contrebas, les deux marcheurs s’arrêtèrent. Alexandre, épuisé, se laissa tomber à terre. Bastien, lui, se contenta d’observer l’horizon en silence. Puis, après avoir profité calmement du vent apportant des nuages d’orage, il hurla face à la falaise.

 

Alexandre, choqué, se redressa d’un seul coup. Bastien criait avec une voix qui se tordait, s’arrachait dans sa gorge. Il n’y avait aucun mot particulier qui se profilait à l’horizon, simplement un son rauque et puissant qui résonnait en écho contre les arbres. Il invoquait tant de puissance que même son visage s’en tordait : pour autant, quand Alexandre l’observait, il n’avait pas l’impression d’y lire de la colère. Au contraire, de sa bouche grande ouverte qui portait sa voix forte et la modulait selon son plaisir, il semblait y voir une forme de sourire. Le long cri, sans coupure malgré les cassures, continua et s’installa dans la nature jusqu’à ce que Bastien se plie en deux par manque d’air. Mais quand il releva la tête, se laissant tomber à terre, il éclata de rire.

« ça fait du bien ! »

Il avait tellement forcé qu’Alexandre crut qu’il n’allait plus pouvoir parler de nouveau. Mais non : la voix de Bastien, peut-être plus faible qu’à l’ordinaire, continuait de fonctionner malgré ce qu’il venait de lui faire subir. Même quand il s’arrêta de rire, il continua de sourire, fermant les yeux, profitant d’une sensation de légèreté.

« Tu viens essayer, Alex ?

– Quoi ?

– Viens plus près de moi, déjà, je ne vais pas te manger. »

Circonspect, Alexandre obéit néanmoins. Une fois aux cotés de Bastien, celui-ci fini par s’expliquer :

« Ici, il n’y a personne pour nous entendre. On est perdu au milieu des montagnes. Alors, quand ça va pas, je vais ici. Je crie très fort, de toute mes forces ! J’ai même pas besoin de me soucier de ce que je peux dire, car je ne m’adresse à personne. Et quand j’arrête, je me sens mieux, comme par magie. »

Et pour donner l’exemple, il se releva à nouveau et reprit son cri, similaire au premier. Et en le regardant faire, Alexandre n’arrivait pas à déterminer s’il était totalement fou ou s’il était génial.

« Et tu fais ça souvent ? Lui demanda-t-il quand il s’arrêta pour reprendre son souffle.

– Ça dépend. Des fois, j’y vais plusieurs fois dans une semaine. D’autre fois, je n’y penses pas et je n’y vais pas pendant quelques mois. Ça dépend de si j’en ai besoin ou non, en fait.

– Et on peut crier des mots ?

– Moi, j’en ai jamais qui me viennent, mais si toi, tu en trouves, tu peux… »

Alors, le garçon se releva, et sans un mot supplémentaire, il cria à son tour. Sa voix, même forcée, n’était pas aussi forte que celle de Bastien. Elle était plus aiguë, et aussi plus éraillée. Mais elle, elle criait un mot, bien particulier, et que pourtant Bastien ne comprit pas immédiatement. Ce mot qu’Alexandre avait inventé avant même de savoir parler et qui l’avait suivi toute sa vie, ce mot qui définissait toute sa vie de famille et qu’il aimait tout autant qu’il le trouvait ridicule, ce mot si enfantin et pourtant si lourd de sens. Pama.

 

En voyant qu’Alexandre avait des mouvements nerveux à le voir l’observer en silence, Bastien le rejoignit dans ses cris. Le mot qu’avait choisi Alexandre résonna dans la montagne, porté également par la voix du musicien, jusqu’à ce que les deux n’en puissent plus. Plus Alexandre criait, plus il avait l’impression que quelque chose se vidait en lui, sortait dans l’écho de la montagne. Et comme l’avait paru Bastien en le voyant faire, plus il laissait entendre sa voix, plus il avait l’impression d’être léger. A force de tenir le son, aussi hideux était-il, il oubliait sa nervosité, sa pudeur d’être entendu, sa gêne première. Il ne se souciait même plus du regard de Bastien. Il ne pouvait qu’apprécier pouvoir être entendu, même des arbres.

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