Midi sur les trottoirs (11) - Soirée crêpes

Par Pouiny

Quand sa voix se brisa et qu’il commença à ressentir une légère douleur à la gorge, il fini par se laisser tomber définitivement à terre, profitant de la pause pour reprendre son souffle. Bastien fit la même chose que lui, avant de lui demander :

« Tu veux m’en parler ? »

Le regard d’Alexandre, reflétant l’absurdité de la demande, le fit rire.

« C’est pas grave si je ne t’entends pas, tu sais. »

La voix de Bastien aussi s’était abîmée. Mais il n’avait pas l’air d’en souffrir : comme il l’avait dit, il en avait plus l’habitude. Après un moment à s’éclaircir la gorge, Alexandre fini par dire :

« J’apporte que des problèmes à pama. »

Il senti que l’adulte à coté de lui avait envie de l’interrompre. Mais Bastien prit sur lui se mordant la lèvre. Alexandre, après un regard interrogatif vers son interlocuteur, fini par ajouter :

« Je suis sûr qu’il serait plus heureux, sans moi. Je suis nul, je fais tout rater.

– Pourquoi tu dis que tu fais que tout rater ?

– Si je m’étais pas blessé, si j’allais en cours… On appellerait pas pama pour lui dire de se débarrasser de moi. C’est de ma faute.

– Je ne pense pas, moi. »

Bastien attrapa un caillou qui traînait à coté de lui et le lança dans la ravine. Il écouta le son de sa chute, jusqu’au bout, avant de reprendre.

« Tu as peur d’être séparé de tes parents ?

– C’est mieux pour eux, si je pars. »

Bastien laissa échapper un petit rictus triste. Alexandre cru qu’il lui donner raison et se recroquevilla sur lui-même, avant d’entendre :

« Charlie, quand il a compris que tu avais entendu son appel et que tu t’étais enfui, il était totalement paniqué. Il nous a tous appelé, moi, Aïden, William, Célia, il était en larmes. Il a couru partout, dans tous les sens, pour te chercher. Il doit encore être en train de remuer ciel et terre pour te retrouver.

– C’est pas vrai ! Pama, il ne pleure jamais. Il ne se laisse jamais atteindre par rien. Les gens peuvent l’insulter, lui manquer de respect, il est toujours au-dessus de tout ça.

– Je t’assure que tu te trompes, Alex. Ton pama, il est fabuleux, et il ne te le montre peut-être pas, mais il peut être touché par ce qu’on peut lui dire. C’est pour ça qu’il a besoin de toi.

– Besoin de… quoi ? Mais je fais n’importe quoi, moi ! Il me reproche tout, et il a raison, parce que je ne fais qu’apporter des problèmes !

– Non, tu ne fais pas qu’apporter des problèmes. Tu es son chevalier, à Charlie. Tu es celui qui sera toujours là pour le défendre si jamais quelqu’un ne lui parle pas bien. Tu es la seule personne au monde à le comprendre vraiment. Parce que tu es son fils, Alex, et qu’il est ton pama. Et ce n’est pas parce que tu ne va pas bien, ou que d’autres s’immiscent dans des affaires qui ne les concerne pas, que tu poses problème !

– Mais… Je lui avais promis de ne pas faire comme lui, et d’être sérieux…

– C’est pas grave, Alexandre.

– Quoi ?!

– C’est pas grave, répéta Bastien plus fort. Ce n’est pas le sérieux à l’école qui fait de toi quelqu’un de bien. Je ne dis qu’il ne faut pas essayer, essaya-t-il de relativiser. Mais regarde, Aïden et moi, on était de vrais cancres, à ton âge, ça nous a pas empêché de bien vivre !

– Vous étiez nul à l’école ?

– Pour ma part, ce n’était pas intentionnel, j’étais juste incapable de comprendre mes cours même en travaillant beaucoup, nuança Bastien. Mais même si c’est rassurant pour tes parents de savoir que tu vas au collège, et que c’est bien pour toi d’essayer d’y aller parce que là-bas, tu es encadré et stimulé, ne pas y aller, ce n’est pas ’’tout rater’’. Tout rater, c’est si tu laissais tout tomber : tes parents, Aïden et moi, la danse, tes émotions… Être malheureux, ce n’est pas un échec. D’accord ?

– Je n’ai plus envie de retourner au collège…

– On va trouver une solution pour toi, Alex. Tu peux essayer de changer d’établissement, ou de passer en apprentissage par correspondance. On va trouver quelque chose qui te correspond mieux, je te le promet. Mais… N’abandonne pas ton pama. Je t’assure, sans toi, il serait l’ombre de lui-même.

– Comme Aïden avec Béryl ? »

L’évocation du prénom provoqua une légère secousse chez Bastien. Souvent, Alex oubliait que lui aussi, il l’avait connue. Mais il répondit quand même :

« Un peu comme Aïden avec Béryl. Alors, on va le retrouver ? »

Après une légère hésitation, Alexandre hocha la tête. Bastien alors se releva et montra son téléphone à Alexandre en une question implicite. Voyant que l’enfant ne protesta pas, il composa un numéro avant de descendre sur le chemin. Alexandre le suivi, assez près pour ne pas se perdre, mais également assez loin pour éviter d’entendre ce qu’ils pouvaient se dire.

 

Ils descendirent du plateau en silence. Bastien n’avait qu’à peine pris la peine de prévenir Alexandre que ses parents les attendraient au bout du chemin. En suivant les pas du musicien, Alexandre réfléchissait. S’il avait eu l’impression d’être plus léger quand il se trouvait tout en haut, désormais, il avait l’impression d’aller retrouver ses angoisses. Il avait peur du regard qu’allait avoir Charlie quand il allait le retrouver. Il commençait à prendre conscience de son état, de ses vêtements qui s’étaient déchirés et les estafilades qu’il s’était faites dans les fossés. Il avait presque envie de demander à Bastien de s’arrêter de marcher et de rester là, même s’il comprenait que c’était absurde.

 

En sentant l’enfant commencer à traîner du pied sur le chemin, Bastien s’arrêta pour l’attendre et lui prendre la main.

« Ça va aller, je te le promet, ok ? »

Alexandre, perdu dans ses pensées, ne lui répondit pas. Bastien, sans en attendre davantage du jeune garçon, continua simplement de marcher sur le chemin, main dans la main.

 

Quand ils arrivèrent enfin en bas du chemin, Charlie, William et Célia les attendait. S’il n’était pas accroché à Bastien, l’enfant aurait sûrement reculé, craignant avec force la colère de son parent. Mais quand ils se firent face, en silence, Alexandre dut constater que son parent ne semblait pas en colère, bien que les traits de son visage semblaient dur.

« Merci de m’avoir fait confiance, annonça Bastien à Charlie et William en baissant la tête. »

Le père posa une main silencieuse sur l’épaule du musicien. Charlie restait sans un mot. Il regardait les yeux de son fils. Gêné, apeuré, Alexandre posa un pied en arrière comme pour s’équilibrer. Alors, le pama le prit dans ses bras avec force.

« Ne me refais plus jamais ça, d’accord ? Plus jamais. »

La voix et l’emprise de Charlie tremblait si fort qu’Alexandre avait l’impression de rêver. Même s’il ne pleurait pas, il montrait bien plus de vulnérabilité que ce qu’il n’avait jamais montré à Alexandre jusque-là. Alors, tout ce qu’il trouva à dire, fut :

« Tu as eu peur, pama ?

– Évidemment que j’ai eu peur. J’ai cru que je t’avais perdu. »

Alexandre comprit que Bastien avait eu raison, sur le plateau. Il prit son pama dans ses bras, à son tour, essayant de ne pas pleurer.

« Je ne partirai plus jamais.

– Je suis désolé que tu aies entendu tout ça. Je te le promet, personne ne nous séparera. Je ne laisserai jamais personne t’enlever. Je te le jure.

– J’ai cru que c’était ma faute, avoua Alexandre avec le plus de simplicité qu’il pouvait.

– Oh non, mon grand. Ça ne l’est pas. Ça ne le sera jamais. Alors ne pars plus comme ça… »

Charlie laissa échapper quelques larmes, qu’Alexandre ne put pas voir. Touché, William enlaça les deux membres de sa famille.

« On ne laissera jamais personne abattre la famille Fearghail, murmura-t-il d’une voix rauque. Après tout, on est des soldats, n’est-ce pas ?

– Tout a fait, sergent Will, répondit Charlie avec de l’amusement dans sa tristesse. »

Soulagés, Célia et Bastien se regardèrent avec un air entendu. Après un long moment de tendresse, Célia fini par s’exclamer :

« C’est pas tout ça, mais c’est qu’il commence à se faire tard, les oiseaux ! Est-ce que ça vous dirait de passer chez moi ? On pourrait discuter de ça autour de crêpes ! »

William et Charlie se relevèrent avec un mouvement d’acquiescement, mais à l’annonce d’un repas, Alexandre eut comme un mouvement de recul :

« Je sais pas si je vais avoir très faim… »

Bastien et Célia le regardèrent avec un air étonné, mais William et Charlie avaient été mis au courant par Aïden de ce qu’il s’était passé plus tôt dans l’après-midi. Concerné, William se plaça à hauteur d’yeux de son fils :

« C’est pas grave, si tu ne manges pas ce soir. Mais tu vas voir que moi, je vais manger toutes les crêpes et que je vais encore pouvoir danser après !

– Ah non ! S’exclama Célia. Si je t’invite, c’est pas pour que tu rafles tous mes tiroirs !

– Trop tard, l’invitation a été lancée, répliqua Charlie avec un sourire. Vous nous montrez le chemin ? »

 

Il y eut beaucoup de discussion importantes autour de la pâte à crêpe. Charlie et William évoquèrent différentes solutions pour le futur d’Alexandre, qui sentait une angoisse s’estomper en en parlant. Il avait la possibilité de ne plus retourner dans ce bâtiment vieux et froid qui le dégoûtait. Charlie évoqua la possibilité d’un apprentissage par correspondance, mais William n’était que peu à l’aise avec l’idée. Se relayant en cuisine, Célia donna à Bastien la responsabilité de la pâte pour chercher une liste des différents établissements scolaires, privés ou public, de la région. Tout était étudié : la taille, les spécialités, le trajet… En voyant à quel point les possibilités étaient vastes, Alexandre se sentait enfin respirer. Il prenait enfin conscience que son avenir n’était pas tout tracé, rectiligne. Que le malheur pouvait ne pas rester, et même la vie avoir une fin de conte de fée.

 

Ils en parlaient encore, quand Célia alluma sa gazinière pour faire tourner la première crêpe et qu’Aïden arriva à la maison. Bien qu’il ne fit que saluer timidement Alexandre au départ, il s’installa immédiatement à côté de lui, tenant à montrer sa présence. Remarquant le geste qui aurait presque pu passer pour involontaire, Alexandre s’accrocha furtivement à son t-shirt, sans un mot.

« Je m’approprie la première crêpe ! Déclara Aïden en se servant.

– Quoi ?! Et en quel honneur, le singe, s’écria Célia, faussement vexée. Tu es le dernier arrivé !

– Déjà parce que c’est mon mari au fourneau, et d’une, et parce que je suis celui qui a travaillé le plus dur, aujourd’hui à tel point que j’arrive en dernier, de deux !

– Un photographe qui a plus de travail qu’une directrice en ressource humaine ? Tu manques pas d’air, répondit Célia en s’étouffant.

– Journaliste photographe, rectifia Aïden en garnissant sa crêpe.

– Tu parles, pour ce que tu fais de journalisme, répliqua Célia. Tu ne voulais pas te mettre à ton compte pour te concentrer que sur la photo, d’ailleurs ?

– C’est en projet. Et pendant que tu râles, j’ai volé ta nourriture ! »

Avec un grand sourire, il prit une grande bouchée devant Célia qui choisi d’en rire. Alexandre, qui regardait Aïden manger comme si ce n’était rien, se rappelait de ce qu’il lui avait confié à midi et fini par demander :

« Comment tu fais ?

– Quoi donc ? Demanda Aïden.

– Manger comme ça. »

En voyant l’enfant le regarder avec une pointe d’envie, il posa sa crêpe pour pouvoir répondre.

« J’ai appris à aimer le goût des choses, répondit-il simplement. On m’a beaucoup aidé, pour ça. Tu devrais goûter ce que fait Bastien, c’est le meilleur cuisinier que je connaisse.

– Tu me flattes, s’écria le concerné depuis la cuisine, mais c’est sûr qu’entre Célia et toi, c’est pas difficile de paraître exceptionnel !

– Qu’est-ce que tu insinues, gamin ! S’écria Célia.

– Que tu n’es pas capable de faire la différence entre un œuf dur et un œuf cru, voilà ce que j’insinue ! »

Elle se leva immédiatement pour faire semblant de l’étrangler. Mais pendant que les deux amis se battaient, Alexandre regarda la fameuse crêpe, intrigué. Remarquant un éclat dans ses yeux sombres, Aïden approcha l’assiette du garçon.

« Tu veux goûter ? »

La proposition avait été tout ce qu’il y avait de plus naturel, malgré tout ce à quoi Aïden avait assisté à peine quelques heures auparavant. Comme si tout ceci n’était pas si important. Méfiant, Alexandre fini quand même par avouer :

« Un petit morceau, alors. »

 

William tint sa parole. Il mangea pour deux et réussi quand même à tenir une danse, accompagné de Charlie, ce qui fit rire son fils. Mais au fur et à mesure que le soir s’avançait, Alexandre tournait de l’œil, épuisé par sa journée. Il fini se laisser tomber comme un poids sur le canapé de Célia, alors que son gros chien s’allongea juste à côté de lui. Quand les adultes s’assurèrent que l’enfant s’était bien endormi, la discussion fut plus sérieuse. S’il avait bien fait des efforts, notamment parce qu’il adorait les crêpes, Alexandre n’avait quasiment pas mangé. Aïden, qui avait été confronté au problème personnellement, parla des aides extérieures qu’il avait pu recevoir, psychologique et nutritionnelles. Progressivement, alors que des mots se posaient sur les problèmes qui trouvaient leur définition, l’avenir semblait s’adoucir.

 

Alexandre ne retourna pas au collège le lendemain, ni le jour suivant. Il fini les dernières semaines qui lui restaient en restant chez lui, à travailler sur les exercices que pouvaient lui transférer ses professeurs. Les vacances qui arrivèrent furent particulièrement salvatrice. Pendant un mois, la famille Fearghail étudia les différentes possibilité avant d’opter dans l’inscription d’un collège plus petit, plus éloigné. Alexandre ne fit plus jamais de trajet à vélo, ni de balade sur les trottoirs de la ville sous le soleil de midi. Mais ce ne fut pas forcément pour lui déplaire. Par chance, sa vie dans son nouveau collège fut plus douce. Il ne mangeait pas toujours les midi, il ne se fit pas de véritables amis, mais il découvrit enfin la signification du mot camarade sous une lumière plus positive.

 

Il eut des rendez-vous avec une nutritionniste durant toute la deuxième moitié de sa scolarité, sans sentir de véritables changement. La nourriture était toujours aussi dure à passer pour lui, d’autant plus en voyant son corps changer avec l’adolescence. Le soir, il pouvait se regarder dans le miroir, découvrir ce corps immense et balourd, qui s’éloignait par bien des points des standards qu’il espérait du meilleur corps de danseur possible. La douleur qu’il en ressentait de cette observation, bien qu’incompréhensible, était réelle. Et les nombreuses insinuations de la nutritionniste et d’autres personnes autour de lui, qui ne voulaient pourtant pas le cibler personnellement, et qui ne savaient parfois même pas qu’il en souffrait, que l’anorexie était une maladie de fille ne l’aidait en rien à se sentir mieux.

 

Il se prit à espérer, dans des pensées folles, qu’être atteint d’une maladie féminine le ferait changer de genre. Ainsi, il aurait pu être plus proche de son pama, capable de mieux le comprendre encore. Mais si son état lui prouvait bien une chose, c’était justement l’inverse : les gens qui insinuaient qu’il pouvait être féminin le blessait. Malgré sa sensibilité et sa finesse, son attrait pour la danse et ses attentes démesurées envers son corps, il était désespérément un homme. Et sans savoir que ça soulageait profondément Charlie, il s’en sentait véritablement déçu. Comme si, au fond, il n’avait rien pour lui, rien pour être exceptionnel.

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