Jaune des yeux

Par Pouiny

J'ai toujours détesté mes yeux. Pourtant, il n'ont rien d'extraordinaire, ils n'ont même pas de défauts particuliers. Ils sont communs, sans aucun problème. Je n'ai même pas de défauts internes, de cornée ou de rétine. Non, de ce point de vue là, ils sont parfaits. Dix sur dix même, me diraient les médecins.

 

J'ai les yeux gris. Un gris triste, morne, mélancolique. Ce gris-là ne peut rien évoquer d'autre que de la lassitude, de l'ennui, de la tristesse. Là où un regard bleu et franc peut charmer, là où le regard noisette aux reflets cuivrés peut évoquer de la chaleur et le feu d'un bon vivant, là où les yeux noirs, vifs, perçant, évoquent les sens aiguisés d’un prédateur, là ou les yeux verts à l'éclat scintillants peuvent refléter et cacher tant de malice et d'intelligence, mes yeux à moi n'ont pas la chance d'être si évocateurs. Mes yeux n'ont rien de ces descriptions rocambolesque que l'on peut trouver dans les romans à l'eau de rose ou de fantaisie. Les yeux, surtout leur couleur, sont souvent un point de description important, le lecteur aime savoir de quelle couleur sont les yeux de son héros, et pourtant quand je parle de la fadeur morne de mes yeux, à moi, seule une réponse revient sans cesse.

« Mais voyons ; ce n'est rien. »

Effectivement, aussi paradoxal que cela puisse paraître, les yeux sont souvent ce qui est de plus petit en nous. Ce n'est pas forcément ce qu'on remarque en premier chez une personne de tous le jours, et je peux vous l'assurer, moi qui passe beaucoup de temps à vous observer. Voyez-vous, je suis un homme qui aime beaucoup vous regarder passer les après-midi d'été, sur la terrasse d'un bar. Vous devez le savoir vous aussi, quand on croise dehors une personne que l'on ne connaît pas, on ne retient jamais rien d'elle, de son physique. Votre cerveau déjà accablé par bien trop d'information ne prendra jamais la peine de retenir le moindre des détails. Mais avez vous déjà tenté d'outrepasser cette règle pratique de mémoire, ne vous-êtes vous jamais dit un jour, « je tenterais de retenir le moindre détails des personnes que je croiserais, juste pour voir si c'est possible ? » Si oui, appelez-moi, on risque de bien s'entendre. Pour autant, si vous n'avez jamais fait l'expérience, je peux vous raconter ce que moi, j'en ai conclu.

 

Je n'ai jamais réussi, vous vous en doutez, à retenir le moindre détail des personnes que je croisais. Pour autant, je pouvais dire combien de personne était passée devant moi avec à chaque fois un trait bien distinct qui m'avait permis de les différencier. Cette jeune femme était bien en chair ; ce vieil homme avait une longue barbe digne du père noël ; cet homme en costard ressemblait à un véritable homme d'affaire. De ces personnes inconnues, j'en faisais des comparatifs avec ce que je connaissais, pour mieux les reconnaître et les identifier. Pour autant, je n'ai jamais pu retenir la couleur des yeux d'aucune de ces personnes. C'est vous dire à quel point les yeux sont un détail insignifiant. Pourtant… Les yeux sont notre visage, le reflet entre notre intérieur et notre extérieur. Beaucoup de jeunes filles rêvent en imaginant les yeux de leur prince. Beaucoup de femmes se maquillent les yeux pour les rendre plus beau, plus attractifs, plus visible. Beaucoup de poètes passent leur temps à observer les yeux de leurs chats. Beaucoup de romanciers commencent la description de leurs personnages par les yeux, comme pour leur donner une âme. Et moi, abreuvé par tout ce que j'ai pu constater, j'ai détesté mes yeux.

 

Ils n'ont même pas la chance d'être d'un gris clair, brillant, lumineux. Il n'ont pas la chance de changer d'éclat en fonction de la lumière qui les éclaire. Ils n'ont pas de dégradé, ils n'ont pas ce pouvoir d'attraction que peut avoir un regard habituel. Personne ne les remarque, personne ne les retiennent, ces yeux sans saveur et sans rien pour eux. Ils sont oubliés dès que le regard, toujours supérieur des autres, s'éloignent.

 

 

Quand j'étais adolescent, j'ai essayé les lentilles. Mes camarades remarquaient un changement, mais ils n'étaient même pas capable de me dire ce qui était différent, et si c'était mieux que d’ordinaire, tant l'insignifiance du grisâtre de mes yeux était grand. Moi seul voyait le problème et moi seul me le reprochait.

 

Je faisais partie des bons élèves. Je ne causais pas de soucis, sociable, aimé, sérieux, travailleur, excellent dans la plupart des matières, j'étais l'élève-type que tous les professeurs rêvaient d'avoir. J'étais toujours délégué de classe, cela ne me dérangeait pas. Bonne image entre les murs d'une école crasseuse, j'ai suivi mon chemin sans causer aucun débat, sans jamais un remous dans l'eau. Comme un ricochet ne s'arrêtant jamais de rebondir, je suivais mon chemin sans jamais être sous l'eau, sans jamais causer plus de vague que nécessaire. Je lisais beaucoup, notamment la science-fiction et la fantasy ; les livres de ce genre étaient à l'époque le seul plaisir que je m'autorisais, et je passais mes récréations sur le banc à lire mes bouquins avec un petit sourire en coin.

 

Ce genre de comportement était le seul point noir à ma popularité, du moins auprès des élèves. Un collégien, lire pendant une récréation ? Et pourquoi pas faire ses devoirs, tant qu'on y était. Je restai apprécié mais incompris ; comme une anomalie au milieu du paysage scolaire habituel. Pour tout vous dire, cela m'importait peu. De ce quotidien morne et sans bavure, la lecture de ces romans racontant des mondes hauts en couleur m'était indispensable pour pas devenir fou. Que ce soit de la dystopique ou un monde onirique tiré de Tolkien, que l'histoire parle de robots futuristes, de chevaliers ou d'héros maudits, j'en rêvais et espérait pouvoir un jour, sans m'en rendre vraiment compte, pouvoir sortir de ce monde qui, comme mes yeux, ne fait au final jamais de gros remous aussi palpitant que dans les contes.

 

Un jour, alors que la fin d'année de ma troisième arrivait presque à son terme, une jeune fille s'approcha de moi et s'assit à mes cotés.

« Salut, me lança-t-elle. »

Je ne répondis pas de suite, trop absorbé par le récit de mon livre, espérant secrètement que ne pas lui répondre l'inciterait à partir. Du coin de l'oeil je la regardais. Le printemps commençait à peine à arriver, qu'elle était déjà en débardeur avec un décolleté plongeant jusqu'au centre de la terre. Elle tenait une veste à coté d'elle, à croire qu'elle l'avait enlevé juste pour m'attirer. Ses longues jambes étaient dans un collant serré mettant grandement en valeur ses courbes. Elle était belle et semblait commencer à comprendre comment en jouer. Je retournai dans mon livre. Je n'étais pas spécialement à la fin, je n'étais pas spécialement à un moment intrigant du scénario, mais je ne voulais pas lui montrer que j'étais perturbé. Elle se pencha en avant, vers moi, et me demanda avec un petit sourire :

« C'est quoi, que tu lis ? C'est pour le français ?

– Non, c'est juste par curiosité. »

D'un coup d’œil rapide, je notai le numéro de la page, et refermai d'un coup sec le livre, lui laissant observer la couverture.

– Les chevaliers d’Émeraude, lut-elle. Je ne connais pas du tout. Ça raconte quoi ?

– Ça t'intéresse vraiment, ou tu veux juste lancer la discussion avec moi ? Lui dis-je en cachant mon agacement derrière un sourire. Je n'aime pas trop les personnes faisant semblant de s'intéresser aux passions des autres, juste par politesse et non par réel amour de compréhension d'autrui.

– Un peu des deux, avoua-t-elle. La fantasy, j'y connais pas grand-chose… Mais ça me dérangerait pas que tu m'en parles. »

J'eus un soupir. Elle ne sembla pas s'en vexer, ni s'en décourager. Elle me dévorait du regard, n'attendant que je la regarde dans les yeux. Gêné par mon dégout naturel pour cet attrait, mes yeux désespérément gris la fuirent. Je me baissai alors vers mon sac et lui tendait un véritable pavé, non sans un sourire moqueur.

« Tu vas rien comprendre si je te raconte le tome que je suis en train de lire si tu n'as pas lu le premier. Reviens me voir quand tu l'auras lu ! »

Surprise, elle en resta sans voix. Elle tenait le livre en me dévisageant, ne sachant sans doute pas si je plaisantais ou si j'étais sérieux. La sonnerie éclata ; je la saluai et sans plus de manière je me désintéressais d'elle pour me diriger à mon cours.

 

Le lendemain matin, alors que j'avais totalement oublié cette affaire, elle revint me voir ; elle avait le visage plus pâle et moins frais que la veille, son maquillage n'arrivait manifestement pas à cacher ses cernes mais sans un mot, d'un regard de défi, elle me tendit le livre.

« Je l'ai fini, m'a-t-elle annoncé. Il était bien. »

Je me suis trouvé très stupide. Je la regardai vraiment ; elle était plus petite que moi, elle devait faire 1m60 environ, elle me semblait presque fragile. Son visage était très enfantin, il n'avait pas encore le charme d'une adulte mais semblait moins froid, plus convivial, plus gentil, presque mignon. Elle avait les cheveux long, lisses, bien coiffé, bien arrangés. Et ses yeux…

« Tu me passes le second tome alors ? Tu l'as ?

– Euh… Oui, attends. »

Enfin je lui pris mon livre de ses mains fines et douces, et lui tendis le tome d'après. Je ne l'avais pas fini ; ça n'avait plus d'importance. Elle prit délicatement ce que je lui tendais, le rangea avec attention, et continua à me fixer. Je ne trouvai rien à dire. Je me tortillai, assez mal à l'aise. Ce fut encore elle qui brisa le silence.

« C'est bon, j'ai le droit de te parler, maintenant ? »

Ce n'était pas dit méchamment. Il y avait comme de l'amusement dans sa voix. Néanmoins je ne fus pas capable de trouver quoi répondre.

– Oh, euh.. bah.. ce n'était pas interdit de base…

– Qu'est-ce que tu trouves, toi, à ce roman ? Tu l'aimes bien ? »

On continua à discuter du roman alors qu'on rentrait dans l'établissement. Elle était d'un an plus jeune que moi, et avait un coté encore assez naïf, très touchant. Je restai devant sa salle de cours jusqu'à la sonnerie pour discuter. Pour une fois, je trouvai un véritable intérêt dans une relation et j'y pensai pendant toute la durée des cours.

 

Progressivement, elle s'imposa dans ma vie. On passait les récréation ensemble, d'abord parlant de livre, puis de cours, de travail, de jeu, de tout ce qui pouvait nous arriver. Parfois nous lisions le même livre à deux, sans un mot, juste en appréciant le temps passé ensemble, limite l'un contre l'autre. On s'appelait par téléphone le soir, parfois pour l'aider dans ses devoirs, parfois pour partager un ressenti a chaud sur un livre qu'on venait de finir. Je lui prêtais mes romans, elle me faisait découvrir son genre favori, le fantastique. Je ne m'étais jamais intéressé à ce genre avant qu'elle ne m'en parle, car je rêvais de mondes étrangers et les histoires dont l'action était proche du réel ne m'intéressait guère. Ce fut ce que je lui dit quand elle me conseilla le Horla.

« Mais justement ! Le fantastique prend aux tripes parce que c'est notre monde qui se transforme, notre monde qui devient d'un seul coup spectaculaire ! C'est dans ce genre d'histoire ou je me dis, mais peut-être que ça pourrait m'arriver, peut-être que ça existe et que personne ne le sait… Le fantastique t'ouvre à un questionnement sans fin sur notre monde et sur ce qui t'entoure, et même sur toi-même ! Là ou la fantasy ne peut que t'évader qu'un temps… J'aime la fantasy, tu me l'as faite aimer ! Mais pourtant je trouve qu'il y a un coté beaucoup plus profond à l'évasion, aux rêves, aux questions, à la remise en question que peut donner un récit fantastique comparé à de la fantasy.

– Je t'ai fait aimer la fantasy… ? »

Mon coeur avait bondi en l'entendant dire cette simple phrase. Ce fut la seule chose que je pus dire face à cette plaidoirie. Elle rit sans relever ma remarque, et la vie continua.

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