Chapitre 30

Par Mimi

 

Phil avait voulu venir avec moi. J’avais refusé.

J’ai repris ma lente marche dans la forêt, en empruntant un sentier différent. Si elle ne voulait pas que je la trouve, je ne la trouverais pas, et inversement, si elle avait enfin accepté le fait que je sois là, elle me suivrait. J’allais encore gaspiller le peu d’énergie et de volonté qui me restaient pour savoir si elle avait besoin de mon aide ou non. Si elle ne se montrait pas, alors je m’en irais et ne chercherais plus jamais à avoir de ses nouvelles. Je ne m’étais pas donné d’échéance pour cesser de lui courir après, j’estimais qu’elle me le ferait savoir. Dans l’autre cas, si elle décidait qu’elle voulait me parler, j’avais bien l’intention de lui faire cracher un certain nombre de choses. Je n’avais pas peur de ce qu’elle avait à me dire. J’étais seulement déterminée à en finir. J’avais vécu sa vie suffisamment longtemps comme ça, il était temps que je retourne à la mienne.

Je cherchais Carole. Et je me disais que ça n’avait plus de sens. Je l’avais retrouvée. Elle était en vie. Elle avait quelqu’un qui l’aimait et qui s’occupait d’elle. N’était-ce pas le plus important ? Ne devais-je pas moi aussi me contenter de tout ça, ce qui était déjà merveilleux ? Il y a quelques jours, j’aurais donné n’importe quoi pour disposer des informations que j’avais désormais sur la nouvelle vie de Carole. Maintenant que je les avais, elles ne me suffisaient plus. J’avais besoin de savoir pourquoi. Pourquoi elle m’avait fuie hier, entre toutes les autres questions qui s’étaient entassées dans ma tête pendant tout ce temps, toutes ces années. Encore fallait-il qu’elle ne me fuie pas une fois encore.

Le chemin descendait dans le fond d’une vallée ombragée. Je ne savais pas si j’étais sur celui qui me conduirait à Carole, mais en cet instant, je m’en fichais. Je me sentais bien dans cette vallée. Je me suis arrêtée pour admirer la voûte des arbres, écouter le chant du ruisseau et celui des oiseaux, respirer l’odeur d’humus qui flottait dans l’air. Je me suis même assise sur une pierre moussue, vestige d’un ancien bâtiment, un moulin, une maison, les yeux fermés, bercée par la nature qui m’entourait. Tout me semblait loin. J’étais partie à bord d’une coquille de noix ; le roulis me tournait un peu mais pas d’une manière désagréable. Le vent qui ridait la surface de l’eau dans laquelle je surnageais éloignait peu à peu tous mes soucis, Carole, Phil, Simone, Fred, et tout ce qui me troublait ces derniers temps.

J’ai rouvert les yeux, longtemps après les avoir fermés. Et quand je me suis enfin réhabituée à la semi obscurité, j’ai remarqué cette silhouette familière qui me tournait le dos en contrebas dans le vallon.

Elle avait les mains croisées dans son dos. Les cheveux moins courts, les vêtements moins grands. Elle avait une façon de se tenir un peu plus voûtée. Mais entre mille j’aurais pu reconnaître ma Carole. Je l’attendais depuis trop longtemps pour la manquer, cette fois.

Je me suis approchée sans chercher à rester la plus silencieuse possible. Le tapis de feuilles mortes qui couvrait le sol craquait de toute façon beaucoup trop sous mes pas pour qu’elle ne s’aperçoive pas ma présence. D’ailleurs, elle avait dû me remarquer en arrivant, j’étais restée immobile suffisamment longtemps pour qu’elle ait le temps de se décider à rester là où pas.

Elle m’entendait arriver mais elle ne bronchait pas. Elle gardait sa position, droite dans ses bottes, insensible à toute autre chose que celle qui maintenait son attention, et qui se trouvait manifestement devant elle. Elle devait s’attendre à ce que je la rejoigne.

Je me suis arrêtée à sa gauche, et même si j’avais prévu de regarder ce qui la fascinait tant à ses pieds, je n’ai pu m’empêcher de lever la tête vers elle et d’examiner son visage. Il n’avait pas changé, c’était autre chose. Il semblait plus pâle. Elle avait peut-être un peu grossi, ses joues étaient moins creusées que dans mon souvenir. Ses cheveux avaient poussé, ils étaient coupés à mi-longueur.

Elle restait de marbre, concentrée. Elle ne faisait pas du tout attention à moi. J’ai donc suivi son regard pour comprendre.

J’ai senti ma respiration se couper et mon sang qui se glaçait en posant les yeux sur une pierre posée à même le sol, contre la pente. J’ai tâché de ne pas montrer la vive émotion qui s’emparait de moi. Je revoyais l’autre pierre tombale de Marion Chenal, celle de la vallée de la Cordière qui n’indiquait que l’endroit où on avait retrouvé sa bicyclette. Avait-on finalement déterré son corps broyé par les pierres ?

-       Elle n’est pas vraiment là, a soudain dit Carole. Marion. On ne l’a jamais retrouvée. Mais ce n’est pas grave, c’était notre endroit, je sais qu’elle est là quand même, dans un certain sens.

J’ai préféré la laisser parler. Au fond, c’était tout ce que j’attendais.

-       Marion était l’amour de ma vie. J’aurais pu faire n’importe quoi si elle me l’avait demandé. D’ailleurs, c’est pour elle que je crapahute sur les chemins depuis dix ans.

Même si je ne comprenais pas en quoi cela lui rappelait Marion, je n’ai rien fait remarquer.

-       Tu ne t’imaginais pas ça, hein ? Ta Carole qui aime une autre fille. J’espère que ça ne te choque pas trop.

-       En fait, ça me rassure, l’ai-je contredite d’un ton dégagé pour me débarrasser de son insupportable ironie. J’allais finir par croire que tu en pinçais pour Phil.

Carole m’a regardée d’un drôle d’air.

-       J’aurais pu. Mais comme je vous aime tous les deux, ce n’est pas ce dont j’avais envie.

Elle a laissé la parole au silence. Peut-être pensait-elle qu’il m’expliquerait tout, mais ce jour-là, je n’avais pas envie d’être patiente et compréhensive.

-       Carole, tu veux bien m’expliquer pourquoi est-ce que tu nous as envoyé cette lettre comme si tu ne voulais plus jamais nous revoir ? Et ta fuite hier soir, ça rime à quoi ? C’est ta crise d’ado qui se prolonge ?

Nullement vexée par mon ton agressif, Carole s’est même autorisé un sourire rêveur.

-       Tu sais, quand j’ai quitté Sainte-Marie l’année dernière, j’ai dit au revoir à Anne comme d’habitude et je suis partie. Je savais que je n’y reviendrais pas mais je ne lui ai pas dit.

Cette situation m’en rappelait étrangement une autre, mais je n’ai rien ajouté.

-       Tout ce chemin que j’ai parcouru depuis que Marion n’est plus là…je commençais à trouver ça vain et stupide. Comme tu dois le penser, je suppose. Mais vois-tu, on est partie quand on avait dix-huit ans. Ça devait juste être une année sabbatique, découvrir le monde avant de se ranger dans la vie, aux côtés des autres, refuser une dernière fois de devenir grandes. On avait tout prévu, on avait tellement de choses à voir ! Ç’a été difficile de convaincre nos parents mais on a fini par y arriver. On est partie à vélo…

Elle s’est essuyé les yeux. J’avais maintenant le sentiment d’être une inquisitrice, d’exiger de savoir des choses qui n’étaient plus aussi importantes que je l’avais cru.

-       On a commencé l’été qui a suivi notre bac. On est rentrée à la maison juste à temps pour l’hiver, et on s’est attaquée à des montagnes plus hautes au retour du printemps. On nous a dit que le vélo, par ces altitudes, c’est pas ce qu’il y a de plus pratique, mais on voyait ça comme la liberté absolue. On voulait aller toujours plus haut. C’est peut-être ça, être ado pour la dernière fois. Faire des trucs idiots pour le plaisir de contredire tout le monde, de montrer qu’on est capable de le faire et qu’il serait temps de nous faire confiance. Le problème, c’est quand on est arrivée, dans cette vallée toute perdue…

La voix de Carole déraillait. Je n’ai rien dit, sachant que la mienne accomplirait les mêmes sortes de vocalises si je tentais de parler.

- C’était la sortie de l’hiver. Elle crapahutait sur le chemin en rigolant, elle était loin devant, elle avait l’air tellement heureuse… Les pierres étaient encore un peu trop instables et elles sont tombées.

 

 

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Fannie
Posté le 02/04/2020
Voilà enfin un début d’explication ! Même si ça ne nous dit pas pourquoi Carole a évité Marion depuis son arrivée. On sent de la culpabilité en plus du chagrin : culpabilité de la survivante ou de celle qui se sent responsable de leur imprudence ? C’est curieux, cette idée de faire ces voyages pour la défunte Marion. Une sorte de pénitence ? Le refus de devenir adulte parce que son amie n’a pas pu le devenir ?
J’aime bien la réflexion de Marion qui se dit qu’elle a suffisamment vécu la vie de Carole et qu’elle veut retourner à la sienne. Cette petite promenade en forêt est apaisante. On croirait en ressentir la fraîcheur, l’humidité et l’odeur. Quand Marion est restée sidérée en suivant le regard de Carole, j’ai d’abord cru qu’elle avait vu un serpent.  :-)
Coquilles et remarques :
— Tout me semblait loin [lointain, peut-être ?]
— réhabituée à la semi obscurité [la semi-obscurité]
— pour qu’elle ne s’aperçoive pas ma présence [de ma présence]
— en posant les yeux sur une pierre posée à même le sol [« en baissant les yeux », pour éviter la répétition « posant/posée »]
— Elle n’est pas vraiment là, a soudain dit Carole. Marion. [Je mettrais plutôt une virgule avant « Marion ».]
— tu veux bien m’expliquer pourquoi est-ce que tu nous as envoyé [« m’expliquer pourquoi tu nous as envoyé » suffirait et serait même nettement préférable]
— Je savais que je n’y reviendrais pas mais je ne lui ai pas dit. / Ç’a été difficile de convaincre nos parents mais on a fini par y arriver. [Virgule avant « mais » les deux fois.]
— on est partie quand on avait dix-huit ans / On est partie à vélo… / On est rentrée à la maison (…) et on s’est attaquée [parties (les deux fois) / rentrées / attaquées ; il faut accorder au féminin pluriel parce que « on » est manifestement mis pour « nous ».]
— c’est quand on est arrivée, dans cette vallée toute perdue… [arrivées ; voir ci-dessus / j’enlèverais la virgule]
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