Chapitre 3

Une fois ses larmes taries, Tulumn descendit les escaliers. Elle trouva les jumeaux endormis aux pieds de l'autel, l'un contre l'autre, là où elle s'était tenue prostrée plus tôt. Le feu des torches projetait de paisibles ombres sur leurs visages angéliques. Rien dans la sérénité qui régnait dans le temple ne laissait deviner l'horreur qui se déroulait au-dessus. Harassée de fatigue et de tristesse, la grande Prêtresse alla chercher des couvertures dans un meuble de bois. Elle en déposa une sur les enfants et s'enroula dans l'autre. Elle se coucha à même le sol. Pourquoi dormir dans un lit alors que tant d'autres corps gisaient de la même façon, étendus sur la pierre ? Ce n'était qu'un faible tribut payé aux morts, mais c'était là sa part.

Alors qu'elle sombrait dans le sommeil, la culpabilité l'accompagna. Si elle avait eu la force de se lever dès la vision terminée, elle aurait pu prévenir tout le monde. Elle aurait dû prévenir tout le monde. Mais il était trop tard. Le mal était fait. 

La nuit passa lentement, dans le sang et les cris. Quand l'aube survint, seuls le silence et la mort peuplaient le château. 

Tulumn fut la première à s'éveiller. Son dos la faisait souffrir et ses pieds étaient engourdis. Ses mains étaient si blanches qu'elle ne sentait plus le froid. 

Le froid de la mort, songea-t-elle. 

Non sans peine, elle se releva et se rendit auprès des petits. Ils dormaient encore profondément, protégés par la chaleur de l'autre. Durant de longues minutes, elle observa leurs visages presque identiques. La seule différence visible au premier coup d'œil était le minuscule grain de beauté sur la tempe de Kalen. Le visage d'Ellindra était exempt de toute marque. La douce princesse était également légèrement plus petite. 

Lorsque les torches furent presque éteintes, ils se réveillèrent. Le premier réflexe de Kalen fut d'aller se lover dans les bras de Tulumn. 

— Bonjour, petit prince. 

Le bâillement sonore qui répondit à Tulumn lui tira un sourire brisé. Tant d'innocence se dégageait de cet enfant... Ellindra, un brin jalouse, vint s'immiscer dans le câlin. 

— Pourquoi n'est-ce pas Enmia qui nous réveille, ce matin ? 

Le tempérament peureux de la petite fille venait de son extraordinaire perspicacité et de sa trop grande sensibilité. Rien ne lui échappait et elle attendait sans cesse qu'on la rassure en répondant à ses questions. 

— Ta nourrice ne connait pas cet endroit, mon cœur, elle n'a donc pas pu le trouver. Mais je vais aller la chercher, ne t'en fais pas. 

La poitrine de Tulumn se serra. C'était vrai, Enmia n'était pas là car elle ne connaissait pas le temple. Mais ce n'était pas pour cette raison qu'elle ne pouvait être présente. L'image de la jeune domestique égorgée traversa l'esprit de la Prêtresse. Si seulement elle pouvait être encore vivante... mais Tulumn ne doutait pas du sort qui lui avait été réservé : les hommes cherchaient les enfants, et la personne la plus à même de savoir où ils se trouvaient était leur nourrice. Et puisqu'ils n'avaient pas pu les trouver... 

— Va vite la chercher, alors ! Enmia prépare le meilleur petit-déjeuner du monde entier, et j'ai très faim ! s'exclama Kalen. 

— Moi aussi ! suivit Ellindra. 

Tulumn rit, d'un rire voilé de douleur. 

— Ce n'est pas Enmia qui le prépare, mais les cuisinières. Elle vous l'apporte simplement. 

— Oh... 

Kalen parut déçu. Ellindra se recula et croisa ses petits bras sur sa poitrine : 

— Je le savais, moi ! Mais... pourquoi as-tu l'air triste ? 

La grande Prêtresse prit une inspiration : 

— Je suis triste parce que nous n'allons pas remonter vivre dans le château, déclara-t-elle. 

— Pourquoi ! s'écria Kalen. Moi, j'adore vivre au château ! Il y a père et mère, et Tianelle ! Je veux continuer d'habiter avec eux ! 

Tulumn sentit sa gorge enfler. Il ne servait à rien de leur cacher la vérité : elle ne pouvait pas la masquer. Le palais entier était rempli de cadavres, de sang et de puanteur. Mieux valait qu'elle leur dise. 

— Votre père et votre mère sont morts, souffla-t-elle. Il en est de même pour les gardes et les domestiques. 

Ellindra ne comprenait pas. Kalen lui, avait déjà entendu parler de la mort. 

— Ils ont fait quelque chose de mal ? Père dit que la mort est la pire des sentences et qu'il faut avoir fait quelque chose d'horrible pour la mériter... 

— Je ne crois pas, non. Le roi était un homme bon, il n'aurait rien fait de mal. 

— Pourquoi l'a-t-on tué, alors ? 

Tulumn pressa fort ses paupières. La souffrance était immense. 

— Il n'existe pas... que des hommes bons, Kalen. Il y en a qui font de mauvaises choses, tout le temps et sans raison. Ils se fichent parfois que quelqu'un n'ait rien fait de mal, et ils le tuent quand même. 

Kalen se jeta au cou de la Prêtresse. 

— Ils sont horribles ! Je suis sûr que père dirait que des hommes comme cela méritent de mourir ! 

— Oui, tu as sans doute raison... 

Elle posa ses mains sur les épaules de l'enfant et l'éloigna un peu.  

— Il faut que vous mangiez. Je vais vous sortir ce qu'il reste dans la réserve du temple et ensuite je vais aller chercher Enmia. C'est d'accord ? 

— Enmia n'est-elle pas morte ? demanda Ellindra. Tu as dit que tous les domestiques l'étaient. Et comme elle est une domestique... 

— Je ne sais pas, ma fée. Je vais aller voir justement. Si elle est morte, elle ne viendra pas avec moi. Si elle ne l'est pas, peut-être qu'elle voudra bien découvrir ce temple secret. 

— Ah... 

La petite fille ne comprenait pas. Elle ne savait pas ce qu'était la mort et son trop jeune esprit, bien que déjà très éveillé, ne pouvait pas encore l'envisager. 

Tulumn se leva et alla ouvrir la réserve. Il restait un peu de pain et de fromage de la veille, ainsi que quelques fraises et des pommes. 

— Servez-vous. Ce n'est pas ce qu'il y a de meilleur mais je vais ramener d'autres choses. 

La bouche déjà pleine, les deux enfants hochèrent la tête. Ils seraient sages comme des images et de toute façon il n'y avait rien à casser ici. Il fallait seulement témoigner un respect symbolique à ce lieu de prière, mais ils étaient si jeunes... 

— J'y vais maintenant, je reviendrai rapidement. 

Sans plus de mots, Tulumn s'engagea dans les escaliers. Elle entrouvrit la trappe avec précaution, vérifiant que personne n'était là. Comme chaque début de journée, cette aile du château était vide. 

La vision du corps d'un garde dans la lumière grise du matin frappa d'horreur la Prêtresse. Dans le jour, la scène était encore plus crûe. Elle se baissa pour déchirer un bout d'étoffe ensanglantée et en couvrit les yeux exorbités de l'homme. Ses doigts tremblaient. L'absence de chaleur dans ce corps mutilé était plus parlante que la plaie béante de sa gorge. Des blessures, elle en avait vu... mais celle-ci était nette, précise. Une seule tentative avait suffi pour faire jaillir le sang. Les assassins étaient tout sauf inexpérimentés. 

La formation aux soins faisait partie du rôle d'une Prêtresse. Tulumn avait déjà soigné des forgerons, des menuisiers ou des charpentiers. Ce n'était pas ce qui lui plaisait le plus, mais il lui fallait reconnaître que, malheureusement, cela lui avait été utile. Faire la différence entre un accident et une attaque volontaire lui était aisé. 

Nauséeuse, elle poursuivit son chemin. Elle cacha bravement tous les regards vides des morts qu'elle croisa, surmontant son chagrin. Tous les cadavres avaient été égorgés, peu importe le recoin du palais où il se trouvaient. L'attaque avait été soigneusement préparée, au détail près. C'était un complot. 

Au moment de rentrer dans les cuisines, elle entendit un gémissement. Au fond du couloir, tout contre la porte de bois vermoulu qui menait aux caves, se trouvait une jeune servante. Elle était roulée en boule et n'osait plus bouger. Seuls ses pleurs brisaient le silence. Sous les longs cheveux noirs et la robe beige, Tulumn reconnut la nourrice des jumeaux. 

— Les Dieux soient loués ! Enmia ! 

Elle courut à sa rencontre et la serra dans ses bras. La jeune femme s'abandonna à l'étreinte. 

— J'ai eu si peur, Tulumn, si peur qu'ils ne les trouvent... sanglota-t-elle. 

— Ils vont bien, ils sont avec moi. Je les ai emmenés dans un endroit gardé par les Dieux. 

Pendant de longues secondes, la grande Prêtresse berça Enmia contre elle. Leur différence d'âge était faible mais il n'empêchait que Tulumn s'était toujours comportée comme une mère avec son amie. 

— Viens avec moi, je vais te conduire à eux. Je leur ai expliqué la situation, mais même s'ils en ont saisi la gravité, je ne pense pas qu'ils aient réellement compris. Tâche de ne pas les effrayer davantage. 

La nourrice renifla bruyamment et s'essuya les yeux d'un revers de manche. 

— Bien, je vais tenter de me maîtriser. 

Main dans la main, elles pénétrèrent les cuisines et entassèrent des vivres dans des paniers d'osier. Les denrées étant périssables, elles ne purent pas en prendre trop. 

Sur le chemin menant au temple, Enmia scruta longuement Tulumn. La lueur résignée dans les yeux verts mousse de la Prêtresse la faisait frémir. Comment pouvait-elle être si forte, si courageuse ? 

— Je t'envie beaucoup Tulumn, avoua la domestique. J'aurais aimé être comme toi. 

— Ne dis pas de bêtises, Enmia. Tu es toi et cela te va très bien. 

La nourrice baissa la tête. 

— Nous y voilà. 

— Je... je ne vois rien, s'étonna la servante. 

— C'est normal. L'entrée est ainsi faite qu'elle est à l'abri des regards. Mais avant de l'ouvrir... peux-tu me dire pourquoi ils t'ont épargnée ? 

Enmia posa les paniers au sol. Elle entoura ses épaules de ses bras. 

— Je... je ne sais. Je dormais quand ils sont entrés dans ma chambre. Ils hurlaient et me demandaient où était les enfants. La princesse Tianelle était avec eux. Ses mains étaient attachées et elle était bâillonnée. J'étais si terrorisée que je ne suis pas parvenue à répondre. 

Une larme roula sur sa joue. 

— Que t'ont-ils fait ? s'alarma Tulumn. 

— Un des hommes a voulu me frapper, mais cet autre homme, Kaart, n'a pas voulu. Je crois qu'il était leur chef. 

Kaart... Ce nom sembla familier aux oreilles de Tulumn. 

— Il m'a reposé la question en précisant que les jumeaux n'étaient pas dans leur lit. J'ai paniqué et j'ai dit que je ne savais pas... Alors il m'a attrapé par les épaules et redemandé la même chose, encore et encore, jusqu'à ce qu'il comprenne que je ne mentais pas. Et ensuite, il... 

La voix d'Enmia se brisa. Elle pressa ses doigts derrière l'une de ses oreilles. Tulumn l'avait vu faire ce geste plusieurs fois, depuis qu'elle l'avait retrouvée. Elle s'approcha d'elle et écarta sa main. Entre l'oreille et la base des cheveux figurait une marque de brûlure, un trait vertical encore rouge et boursoufflé. 

Dans un sanglot, Enmia termina sa phrase. La terreur l'avait à nouveau saisie : 

— Il a trempé la lame d'une dague dans le feu de la cheminée. Il a demandé qu'on me tienne et qu'on soulève mes cheveux. 

Pour la seconde fois, Tulumn la prit dans ses bras. 

— Il a... il a dit que ma vie lui appartenait... 

— Ta vie n'appartient à personne, Enmia, et surtout pas à un tel homme. 

La calmant au plus vite, la Prêtresse ouvrit la trappe et la fit descendre. Il fallait qu'elles se cachent. Kaart et ses hommes pouvaient encore se trouver dans le château. Elle ne voulait pas être à nouveau victime de leur torture. 

— Nous devons enterrer le roi et la reine, murmura Tulumn alors qu'elles étaient encore dans les escaliers. 

Le regard que lui jeta Enmia la glaça. 

— Nous ne pourrons pas... Kaart a dit qu'il viendrait les chercher. Il veut montrer leurs... dépouilles... au peuple. 

Une horreur sans nom s'empara de Tulumn. Elle abandonna la nourrice et courut jusqu'aux appartements des défunts souverains. Peu lui importait qu'elle se fasse découvrir, il ne fallait pas qu'ils soient profanés. 

Lorsqu'elle arriva devant le lit ensanglanté, elle songea qu'elle avait failli mettre en péril la vie des petits. Le désespoir et la culpabilité l'enserrèrent. 

Les corps avaient disparu. 

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MariKy
Posté le 26/05/2020
Juste des remarques rapides :
- Ce n'était qu'un faible tribut payé aux morts, mais c'était là sa part. : rien à redire, simplement j'adore cette phrase.
- Sur la phrase de Kalen "Je suis sûr que père dirait que des hommes comme cela méritent de mourir ! " Je pencherais plutôt pour "père dira" car, étant donné qu'il n'a que 5 ans et ne comprend pas encore ce qu'est la mort, il devrait encore parler de son père comme s'il allait le revoir. 
- Quand Tulumn annonce qu'elle va sortir, elle ne devrait pas dire aux enfants qu'elle va chercher Enmia : elle leur donne de faux espoirs (même si, au final, c'est vrai!)
D'ailleurs, pourquoi Enmia a-t-elle survécu ? C'est tant mieux pour elle, mais ça paraît presque irréel. J'imaginais bien Kaart la torturer pour retrouver les enfants (mais c'est sans doute mon esprit sadique qui parle!)

En tout cas, toujours aussi facile à lire !
Saphyrea
Posté le 26/05/2020
C'est noté, je prends en compte toutes tes remarques !
Pour Kalen, je voulais le faire bien plus éveillé qu'un enfant de cinq ans "normal", et j'essaye de les faire transparaître dans la suite, mais c'est peut-être effectivement un peu trop...
Et pour Enmia, c'est vrai que la question se pose !
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