Chapitre 25 : La promenade

Notes de l’auteur : Bonne lecture ! ^^

Amélia avait passé la nuit à se retourner dans son lit. Elle s’inquiétait. Le lendemain soir, elle retrouverait Jagger dans le Quartier des Fées et devrait jouer la comédie, tromper un membre de la police et le manipuler pour lui soutirer des informations confidentielles. Et tout ça, déguisée en fée.

Autant dire que la jeune fille n’avait pas bien dormi.

Et pendant la matinée qui suivit, Amélia sentit sa nervosité grandir. Elle espérait que tout se passe bien, mais elle ne pouvait s’empêcher de penser au pire. Elle imaginait des scénarios aussi improbables qu’inquiétants où elle se faisait prendre, où on la reconnaissait, où elle échouait. Ce plan était fou, dangereux même. Qu’arriverait-il aux fées du bordel si on se rendait compte de la supercherie ? Amélia était sorcière, elle n’avait rien à craindre, à peine une tape sur les doigts et sûrement l’interdiction de quitter le manoir pendant les prochains mois. Ses parents feraient le nécessaire pour la protéger, ils diraient que ce n’était qu’une énième bêtise d’une enfant privilégiée, qu’elle ne se rendait pas compte de ce qu’elle faisait. Mais, les fées ? Elles n’auraient pas cette chance. Amélia en était consciente et ça la terrifiait.

 En début d’après-midi, Amélia tournait en rond dans le salon secret de Marigold. Autour d’elle, les toiles de ses ancêtres tentaient de la rassurer, lui répétant qu’elle serait à la hauteur, qu’elle n’avait pas à s’en faire, que tout se passerait bien. L’adolescente les écoutait à peine et se rongeait les sangs quand Archibald Moonfall apparu au côté de Magdalena et lui murmura quelque chose à l’oreille. Son arrière-arrière-grand-mère afficha alors un sourire et se tourna vers la jeune fille.

– Amélia, mon petit, l’appela-t-elle.

L’adolescente s’arrêta et regarda son aïeule, soucieuse.

– Il semblerait que tu aies de la visite, lui dit-elle en pointant la porte-tableau qui s’ouvrit aussitôt.

Amélia se laissa tomber dans un fauteuil, épuisée.

– Mag… soupira-t-elle en se frottant les yeux. J’ai trop à penser, je n’ai ni le temps ni l’envie de voir qui que ce soit. Mère me tanne déjà assez avec sa maudite liste de prétendants potentiels. Tu as bien vu le mal que j’ai eu à la semer.

– Tout au contraire, Ami, je pense que cela te fera le plus grand bien. De plus, il ne me semble pas avoir recroisé cette jeune vampiresse depuis un moment.

Amélia se redressa aussitôt.

– Faith est ici ?  Pourquoi tu ne me l’as pas dit plus tôt ?

– Je croyais que tu ne voulais voir personne, rétorqua son aïeule avec un sourire de chat.

Amélia lui tira la langue. Elle ne vit pas Magdalena lui rendre sa grimace alors qu’elle se précipitait dans le passage secret, la porte se refermant derrière elle. Un large sourire étirait ses lèvres. Voir Faith ne lui ferait pas de mal, et elle aurait l’excuse parfaite pour fuir le manoir.

En traversant le long couloir, pourtant, Amélia sentit une pointe de culpabilité lui tirailler l’esprit. Elle s’en voulait un peu de laisser Azriel tout seul à la maison, mais elle avait l’impression de devenir folle ici, il fallait qu’elle s’en aille.

Dans son tableau, Magdalena Moonfall souriait. Son époux Archibald lui prit la main et, ensemble, ils parcoururent les portraits du manoir pour suivre Amélia.

Quand la jeune fille déboucha dans un couloir du premier étage, elle manqua renverser une bonne et la pile de linge propre qu’elle portait à bout de bras. Elle s’excusa rapidement et poursuivit son chemin à toute vitesse. Elle dévala les escaliers et dérapa dans l’entrée où elle vit Faith dans le salon en train de discuter avec Azriel.

Amélia s’approcha, remettant ses vêtements en place pour faire bonne figure avant d’entrera dans la pièce, un large sourire aux lèvres.

– Quand on parle du loup, s’amusa Azriel en croquant dans un biscuit.

Faith se tourna vers Amélia et la serra dans ses bras.

– Je suis contente de te voir, sourit-elle en s’écartant. Je n’ai pas eu l’occasion de te parler au mariage, la robe t’a plu ?

– Énormément, lui répondit Amélia, rayonnante. Même si je dois avouer que j’ai d’abord pensé à une mauvaise farce.

– Maman a été surprise, elle aussi, s’amusa Faith en replaçant une mèche noire derrière son oreille. C’était la première fois qu’elle faisait appelle à un sorcier pour enchanter une robe.

Un sourire de chat étira les lèvres d’Amélia

– Ceci dit, j’ai surtout été impressionnée de voir avec quelle facilité tu as attrapé le bouquet.

La vampiresse s’empourpra et baissa les yeux, timide. Amélia jeta un regard à son frère dont le sourire était aussi large que le sien.  

– Oui… bon… bafouilla Faith mal à l’aise. C’était un coup de chance, je n’avais pas vraiment l’intention de l’attraper…

Amélia se mordit les joues pour ne pas éclater de rire. Derrière son amie, elle vit son frère étouffer un rire dans son poing. La vampiresse se retourna, cramoisie.

– Ce n’est pas drôle ! gronda-t-elle.

N’y tenant plus, le frère et la sœur éclatèrent de rire. Faith serra les lèvres, vexée.

– Peut-être pas aussi drôle qu’Amélia plongeant dans un amas de jupes pour éviter ledit bouquet, ceci-dit, fit remarquer Azriel en piochant un nouveau biscuit.

Cette fois ce fut au tour d’Amélia de s’empourprer. Son frère lui jeta un regard malicieux. Amélia grimaça. À côté d’elle, Faith tremblait tant elle peinait à retenir son rire.

– Très drôle, bougonna-t-elle.

Pour toute réponse, Azriel leva son verre de jus de fruit et lui fit un clin d’œil. Elle lui tira la langue en retour.

Dans le couloir, on entendit des bruits de pas féroces. Amélia reconnut tout de suite les talons de sa mère. Elle se précipita vers son frère, l’embrassa sur la joue pour lui dire au revoir et attrapa la main de Faith avant de foncer vers la sortie. Dans le hall, la jeune fille entendit sa mère l’appeler.

– Désolée, j’ai un truc à faire avec Faith ! cria-t-elle en poussant son amie dehors. Peut-être une autre fois !

– Amélia ! Reviens ici tout de suite !

Il sembla à l’adolescente qu’Azura lui cria autre chose, mais elle n’en fut pas certaine car la porte se refermait déjà derrière elles et les deux amies se précipitèrent vers les grilles du manoir. Ce ne fut qu’une fois à bonne distance du domaine qu’Amélia s’arrêta pour reprendre son souffle. À côté d’elle, Faith semblait à peine essoufflée. L’endurance des vampires lui avait toujours fait envie.

– Tu m’expliques ? demanda la vampiresse en fouillant dans son minuscule sac de velours. Ce n’est pas que je n’aime pas courir loin de ta mère, mais il me semble qu’elle essayait de te dire quelque chose.

Amélia prit encore quelques secondes pour respirer, puis elle se redressa, essuyant la sueur qui perlait à son front. Maintenant qu’elle avait cessé de courir, l’air froid lui piquait la peau.

– Ce n’est rien. Ma mère s’est récemment mise en tête de me trouver un fiancé.

Faith leva un sourcil, perplexe. Amélia fut reconnaissante de voir que son amie aussi trouvait cette idée de fiançailles saugrenue.

De son côté, la vampiresse mit enfin la main sur ce qu’elle cherchait et sortit de son réticule une splendide ombrelle à la dentelle noire qu’elle déploya au-dessus de sa tête. En la voyant, Amélia parut surprise. Faith lui montra son sac d’un mouvement du menton, un fin sourire aux lèvres.

– Sortilège d’extension de l’espace, dit-elle simplement. C’est papa qui me l’a fait faire. Il en avait assez de nous voir l’ombrelle à la main dans les boutiques, maman et moi.

Avec tous ses soucis, Amélia en avait presque oublié à quel point la peau des vampires était sensible aux rayons du soleil. Beaucoup se cachait derrière des chapeaux à large bord ou se badigeonnaient la peau de crème solaire spéciale vampire. Les femmes, elles, préféraient les ombrelles, plus élégantes, mais aussi plus encombrantes.

Amélia sourit. M. Wilkins était décidément un couturier et un père incroyable.

– Bien, lança-t-elle avec un grand sourire, et si nous en profitions pour passer une après-midi entre filles ?

Les yeux de la vampiresse pétillèrent alors qu’Amélia lui présentait son bras.

– Avec plaisir, répondit-t-elle tout sourire.

Faith enroula son bras autour de celui de son amie et, ensemble, elles s’enfoncèrent dans la Grand-rue.

Les deux adolescentes déambulèrent un moment, observant les boutiques éphémères et les grandes enseignes qu’elles connaissaient si bien. Après quelques instants, les filles s’installèrent à l’ombre de la terrasse du Café des Ondes où elles avaient l’habitude de prendre le thé.

Une serveuse vint rapidement prendre leur commande. Amélia opta pour un simple chocolat chaud avec quelques délicieux macarons à la framboise. Faith préféra un Scream Tea, un thé spécial vampire à l’orange sanguine accompagné d’une part de cake au chocolat dont elle raffolait. Quelques instants plus tard, la serveuse revint avec leur commande.

En portant sa tasse de chocolat à ses lèvres, Amélia ne put s’empêcher de sourire. C’était vraiment délicieux. Elle croqua dans un macaron et son sourire s’élargit.

– J’ai entendu dire que le Festival d’Aurora allait avoir lieu cette année, lança Faith de but en blanc en goûtant son cake, c’est vrai ?

Amélia la regarda dévorer son gâteau avec un sourire. Avant de lui répondre, elle but une nouvelle gorgée de son chocolat.

– Oui, mon père est en train de tout organiser avec Nausicaa pour accueillir le Cirque Écarlate.

– J’ai drôlement hâte, sourit la vampiresse, rêveuse. La dernière fois c’était il y a cinq ans, non ? C’est dommage qu’ils ne le fassent pas tous les ans.

– Faith, tu sais bien que ça demande une organisation monstre de tout préparer. En plus le cirque fait le tour du pays pour fêter le Festival dans les plus grandes villes, s’il devait avoir lieu tous les ans, il ne tournerait plus comme avant.

La vampiresse réfléchit un moment.

– C’est vrai, tu as raison, concéda-t-elle en portant sa tasse de thé à ses lèvres. Il n’empêche que ce serait bien qu’il dure plus longtemps.

– Je ne sais pas trop comment ça va se passer cette année, avoua Amélia. La dernière fois, ça avait été compliqué avec le départ de Nausicaa.

– On connait tous l’histoire Ami, sourit gentiment Faith en reposant sa tasse sur la table.

Elles regardèrent le ciel un moment, pensives.

– Dix ans… Tu te rends compte ? Ça fait dix ans que Nausicaa ne l’a pas vu. Tu crois que ça ira ?

– Je l’espère, confia Amélia en regardant son chocolat chaud. Mais dans tous les cas, nous serons là pour la soutenir.  

– Elle va quand même participer aux festivités ? s’étonna Faith.

Amélia hocha la tête, observant sans la voir la fumée s’élever au-dessus de sa tasse.

– Elle l’a promis à mon père.

L’adolescente releva les yeux et observa les nuages, songeuse.

Dix ans… Ça faisait dix ans que Sol Payne était parti pour reprendre la suite de son père à la tête du Cirque Écarlate. Dix ans qu’il avait abandonné Nausicaa sur l’autel avant de disparaître en ne laissant qu’une lettre derrière lui. Dix ans que sa tante avait passé à chasser tout homme cherchant à se rapprocher d’elle. Dix ans de solitude…

Amélia chassa ses pensées et termina son chocolat d’une traite. Elle grimaça, sentant la brûlure de la boisson dans sa gorge avant de se lever.

– Enfin bref, et si nous allions marcher un peu ?

– Volontiers, sourit Faith en terminant sa tasse avant d’ouvrir son ombrelle.

Amélia laissa quelques pièces sur la table, emportant le reste de ses macarons et s’en alla au bras de Faith dans le Grand-rue. Elles flânèrent un moment au milieu des badauds, puis s’installèrent près de la fontaine de la Place d’Aurora où elles se laissèrent bercer par la musique que jouait les artistes de rue.

En les écoutant, Amélia se sentit plus sereine, un peu moins triste aussi.

L’adolescente ne gardait que peu de souvenir du mariage avorté de sa tante. Mais elle se rappelait le silence, lourd, qui avait plané sur toute l’église alors qu’ils attendaient la venue de Sol. Puis il y avait eu des bruits de pas précipités, des paroles murmurées et finalement les talons de Nausicaa qui descendait l’allée, furieuse et pleine de chagrin, arrachant son voile, jetant rageusement son bouquet au sol avant de disparaître dans la nuit.

Ce soir-là au manoir, le silence qui s’était emparé de toute la maisonnée fut assourdissant et incroyablement douloureux. La dernière chose dont Amélia se souvenait, ce furent les pleures de Nausicaa qu’elle avait entendu en passant devant sa chambre après s’être perdue dans un passage secret. Dans l’entrebâillement, elle avait pu voir sa tante, seule, pleurant à chaudes larmes, une lettre serrée dans son poing.

Personne n’avait vraiment compris pourquoi Sol était partit sans un mot. Mais, le lendemain, le cirque avait disparu et son nouveau dirigeant avec lui. Plus tard, Amélia apprit qu’ils étaient partis précipitamment durant la nuit. Elle se souvenait des mots que sa tante, le cœur brisé et submergée par la colère, avait alors employé : comme des voleurs. Sol Payne s’était enfui avec son cirque, comme un voleur.

On ne l’avait revu que cinq ans plus tard pour le Festival d’Aurora. La date fatidique arrivant à grand pas, Nausicaa avait sauté sur l’occasion pour fuir la capitale dans un voyage d’affaire dans les Terres du Nord qui aurait très bien pu attendre la fin des festivités.

Sol était revenu, presque aussi sombre et malheureux que Nausicaa. Et quand il se présenta à la famille Moonfall pour les derniers préparatifs du Festival, les premiers mots qu’il prononça furent : « Désolé. Je n’avais pas le choix. ».

Pendant longtemps, Amélia n’avait pas saisi ce que Sol avait voulu dire par là, du moins, pas avant qu’elle ne comprenne les véritables raisons de son départ précipité. Beaucoup de rumeurs avaient circulées, et ce ne fut qu’au retour du cirque en ville que la vérité se fit entendre. Au matin du mariage, le père de Sol s’était éteint, faisant de lui le nouveau Maître des Illusions et père du Cirque Écarlate. Jeune homme insouciant à l’époque, Sol s’était soudain retrouvé écrasé par les responsabilités de son défunt père. Il avait pris peur et n’avait pas eu la force de dire au revoir à Nausicaa. Il ne lui avait laissé qu’une lettre dans laquelle il lui expliquait tout avant de s’enfuir, cette fameuse lettre qu’Amélia avait vue serrée dans le poing d’une Nausicaa en pleure cette nuit-là.

À la fin du morceau, Faith applaudit, ramenant Amélia à la réalité. Elle observa les saltimbanques s’incliner bien bas et récolter quelques pièces. Certains leur jetèrent même des roses. Quand le chapeau passa devant les filles, Amélia et Faith y laissèrent tomber quelques sous, souriant au jeune ondin qui leur faisait face. Celui-ci leur rendit un sourire éclatant avant de passer aux autres spectateurs.

Puis les deux adolescentes quittèrent la place et marchèrent dans la Grand-rue avant de rejoindre la boutique des Wilkins. Faith n’avait pas arrêté de triturer ses gants de soie, signe qu’elle semblait préoccupée. Il n’avait pas fallu longtemps à Amélia pour comprendre que la jeune fille culpabilisait de prendre un jour de congé alors que ses parents travaillaient. La sorcière avait donc proposé d’aller à la boutique pour l’aider. Faith en avait presque pleuré de reconnaissance.

 

L&L était une petite boutique si on la comparait aux autres. Sa vitrine exposait quelques créations splendides alors qu’une enseigne toute simple pendait au-dessus de la porte.

Si l’extérieur pouvait sembler un peu sombre, presque austère, l’intérieur, lui, était tout autre. Avec ses murs blancs, ses grands miroirs à pied et ses nombreuses robes aux couleurs chatoyantes, la boutique était lumineuse.

La première chose que vit Amélia en entrant fut London Wilkins, occupé à tourner autour d’une jeune sorcière à l’air profondément ennuyé. Le vampire semblait si concentré qu’il ne les remarqua même pas entrer. Les sourcils froncés, il se tenait le menton et étudiait le tissu de la jupe, marmonnant un jargon incompréhensible. Parfois il indiquait à sa cliente de lever un bras ou de tourner sur elle-même avant de piquer une épingle pour finalement la retirer en grommelant.

À côté d’elle, Faith referma son ombrelle et la rangea dans son sac.

– Ça fait des jours qu’il travaille sur la robe de cette fille, mais sa mère n’est jamais satisfaite, murmura-t-elle. Elle la lui a fait refaire deux fois déjà.

– Elle n’a pas l’air très concernée, fit remarquer Amélia tout bas.

– Lucia n’aime pas les robes, mais comme elle va bientôt avoir l’âge de se marier, sa mère insiste fortement pour qu’elle en porte. Si ça ne tenait qu’à elle, elle ne porterait que des pantalons.

– Comme je la comprends, marmonna Amélia.

Faith sourit.

– C’est vrai que sur ce point-là, vous vous ressemblez fortement. Viens, laissons-le travailler, on va s’installer dans l’arrière-boutique.

Les adolescentes contournèrent en silence le couturier qui se lissait la moustache. En passant derrière eux, Amélia croisa le regard de la sorcière dans le miroir. Celle-ci haussa les sourcils, visiblement surprise. Faith lui fit un petit signe de la main auquel la jeune fille – Lucia, donc – répondit. Puis les deux amies passèrent derrière le comptoir et traversèrent un épais rideau de soie.

De l’autre côté, Amélia découvrit un vaste atelier qui la laissa sans voix. Les murs étaient couverts d’étagères contenant des centaines de rouleaux de tissus colorés et de rangés de tiroirs que Faith désigna comme contenant des boutons, des perles, des plumes et plein d’autres petits accessoires à coudre. Dans un autre meuble près de l’entrée, Amélia découvrit la plus grande collection d’aiguille et de fil qu’elle n’ait jamais vu. Et, trônant fièrement au milieu de la pièce, se trouvait une immense table recouverte de patrons prêts à l’emploi.

– Vous les faites vous-même ? questionna-t-elle en pointant les patrons du doigts.

Faith déposa ses affaires dans un coin et entreprit d’attacher ses longs cheveux noirs.

– C’est ça, sourit-elle en enfilant un tablier brodé à son nom. Nous créons les modèles de A à Z. Regarde.

La vampiresse ouvrit un tiroir et en tira un épais volume qu’elle laissa lourdement tomber sur la table. Elle l’ouvrit, découvrant des croquis de tenues toutes plus belles les unes que les autres. Des annotations avaient été soigneusement notées ici et là, entourées tantôt de carrés de tissus, de plumes et de boutons épinglés aux pages. Amélia le feuilleta, ébahie.

– C’est maman qui dessine le plus souvent les modèles. Puis ils réfléchissent avec papa quel tissu utiliser et ils travaillent ensemble à sa réalisation finale, bien que ce soit papa qui s’occupe des dernières retouches.

– Impressionnant, souffla Amélia. Et toi ? Tu t’occupes de quoi ?

– Pour l’instant, surtout de la découpe des patrons. Mes parents sont souvent débordés et ça leur facilite grandement la tâche.

– Je trouve quand même ça impressionnant, songea la sorcière à voix haute. Je ne sais vraiment pas comment vous faites sans magie.

– Nous utilisons quelque chose d’incroyable, fit-elle en lui présentant ses paumes. Nos mains.

Amélia fit la moue et Faith éclata de rire.

– C’est fou comme tous ceux qui n’usent pas de magie prennent les sorcières pour des paresseuses.

– Moi je trouve fou qu’après tout ce temps tu trouves encore incroyable ce qui est un simple travail manuel.

Amélia haussa des épaules et tourna la page.

– M. George a peut-être raison, pensa-t-elle tout haut, je deviens fainéante avec mes pouvoirs.

– Dans ce cas il est temps de te mettre au travail, sourit Faith en lui tendant un tablier. Tu vas m’aider à découper les patrons. Et sans magie !

Amélia lui sourit et hocha la tête en prenant le tablier. Après tout, pourquoi pas ? Une activité manuelle ne pouvait pas lui faire de mal. Alors elle enfila le tablier et releva ses cheveux. Puis elle écouta attentivement Faith lui expliquer la marche à suivre.

Durant les heures qui suivirent, Amélia travailla, s’appliquant à suivre les directives de son amie. Après des débuts laborieux, la sorcière commença à se faire la main quand Lorène Wilkins apparut dans l’atelier.

– Bonté divine ! s’exclama la vampiresse.

– Bonjour maman, lança Faith en apportant un rouleau de tissu sur la table.

– Bonjour Mme Wilkins, sourit Amélia en finissant de découper un patron.

– Mais enfin, qu’est-ce que vous faites là toutes les deux ?

Derrière elle, une petite fille en robe rose bonbon apparu, une grosse peluche de lapin blanc dans les mains. En découvrant Amélia, la fillette bondit de sa cachette et se précipita dans les jambes de la sorcière.

– Ami ! Ami ! T’es venue !

– Coucou Atria, sourit Amélia en ébouriffant ses cheveux bruns. Contente de te voir aussi.

À l’entrée de l’atelier, Lorène Wilkins croisa les bras, le regard sévère.

– Oh, allez, maman, nous ne faisons rien de mal, plaida Faith.

– Mais Faith, nous t’avions donné un jour de congé. Pourquoi ne pas en profiter pour t’amuser un peu ?

– Mais je m’amuse ! s’offusqua la jeune fille les joues roses.

– Moi aussi, intervint Amélia en levant une paire de ciseaux. Je n’avais encore jamais découpé de patron, c’est assez intéressant.

– Tu vois !

Mme Wilkins soupira et se passa une main sur le visage.

– Bon, très bien, céda-t-elle avec un fin sourire. Mais n’en faites pas trop, d’accord ? Et profitez-en pour surveiller Atria.

– Oui madame, répondirent-elles en chœur.

La vampiresse secoua la tête pour la forme et disparut derrière l’épaisse tenture qui séparait la boutique de l’atelier. Il y eut un silence puis les deux amies se regardèrent et éclatèrent de rire. Elles passèrent l’heure qui suivit à finir la découpe des patrons d’une robe de bal avant de s’asseoir devant un chocolat chaud, Atria sur les genoux de sa sœur. Elles discutèrent un moment, jouèrent même à confectionner des amis à la peluche de la petite quand la porte de la boutique s’ouvrit en tintant.

Amélia s’amusait à changer la couleur de ses cheveux par magie quand elle entendit Lorène discuter avec le client. Il lui sembla entendre qu’il venait récupérer une commande quand elle les remarqua approcher. L’adolescente se concentrait pour donner une couleur violette à ses cheveux bleu quand la vampiresse traversa le rideau de l’atelier, un jeune homme sur ses talons. Quand Amélia reconnut le visage de ce dernier, elle perdit aussitôt son sourire et l’enchantement s’évapora brusquement, lui rendant ses cheveux bruns.

– Attendez-moi là, je reviens tout de suite, lui dit Mme Wilkins avant de s’éclipser à l’étage où se trouvait les stocks.

Aven Lerouge laissa couler un regard sombre sur les filles qui le dévisageaient. Il observa longuement la petite Atria qui, visiblement mal à l’aise sous ce regard obscur, se blottit dans les bras de sa sœur, serrant plus fort sa peluche contre elle. Quand il releva les yeux, ce fut pour les poser sur Faith qui retenait son souffle.

Un étrange silence s’installa, inconfortable. Amélia fut la première à le briser.

– Qu’est-ce que tu fais ici ? demanda-t-elle à brûle-pourpoint.

Aven fixa une seconde de trop la vampiresse avant de tourner un regard sombre sur Amélia. Il l’observa un moment, comme s’il se rendait soudain compte de sa présence et afficha une expression nonchalante qu’elle trouva étrangement lasse. Il haussa les épaules.

– Ma mère a commandé des robes pour elle et mes cousines. Elle m’a demandé de les lui rapporter.

– Quel gentil garçon tu fais, ironisa la sorcière.

– Et toi alors ?

– Je rends visite à mon amie.

Il y avait quelque chose d’étrange dans son regard. Aven semblait étrangement fatigué, pas aussi alerte qu’à l’ordinaire. En le regardant dans les yeux, Amélia remarqua qu’il leur manquait cette étincelle qui les animait jusqu’alors. Il semblait… éteint.

Puis l’attention de l’adolescente coula vers les poignets du garçon où elle perçut d’étranges marques sombres sur sa peau d’albâtre. Remarquant son regard, Aven tira sur ses manches, cachant ce qu’elle mit un moment à identifier comme des marques de ligatures.

Elle fronça les sourcils, il détourna les yeux.

Mais avant qu’Amélia n’ait pu prononcer le moindre mot, Lorène Wilkins reparut, descendant les escaliers d’un pas lourd. Elle laissa tomber le paquet qu’elle tenait à bout de bras sur la table et s’essuya le front. En la voyant faire, Amélia se demanda quels genres de robes pouvaient faire transpirer un vampire. Ou plutôt, combien Queen Lerouge en avait-elle commandé ?

– Voilà donc la commande de Mme Lerouge, soupira la vampiresse.

– Combien je vous dois ?

– Oh, rien du tout, ta mère a déjà réglé la note, lui sourit la couturière.

– Très bien.

Sa voix était si plate, si dépourvue de toute émotion que c’en donna froid dans le dos à Amélia. Mais que lui avait-on fait pour le rendre ainsi ? Fiona Lerouge l’avait-elle vraiment malmené ? Et si c’était le cas, qu’avait-il subit comme sévices pour laisser des marques pareilles sur ses poignets ?

– Au revoir, lâcha Aven, laconique, en se détournant le paquet sous le bras.

Amélia se leva, mais déjà l’adolescent atteignait la porte.

– Passez une bonne journée ! lui lança tout de même Lorène.

La porte se referma et le silence retomba.

Amélia ne savait plus quoi penser et fixa longuement l’endroit où s’était tenu son meilleur ennemi quelques instants plus tôt. Qu’est-ce que c’était que ces marques ? Avait-elle des raisons de s’en faire ?

Amélia se retourna pour avoir l’avis de son amie quand elle se figea. Atria avait sauté de ses genoux et gambadait gaiement dans l’atelier. Sa grande sœur, elle, fixait le sol avec intérêt, le visage cramoisi. Amélia cligna des yeux, son regard passant de la porte par laquelle était parti Aven à son amie.

– Faith ? Tu…

– Et si on se remettait au travail ?

Et elle se détourna, un peu trop rapidement sans doute.

Amélia était perdue. Se pourrait-il qu’il y ait quelque chose entre ces deux-là ? Et depuis quand ? Il ne semblait pas à la jeune fille les avoir jamais vu ensemble. Pourtant… Aven avait semblé différent et, en y repensant, elle songea qu’il avait longuement regardé la vampiresse. Au-delà du fait qu’il lui avait semblé éteint, épuisé, presque mal en point, il ne s’était pas moqué, ne l’avait pas insulté ni ne s’était montré exécrable. Était-ce à cause de Faith ? De sa présence dans la pièce ?

De son côté, la vampiresse semblait plus agitée que jamais et se dérobait au regard de la sorcière avec brio. En l’observant s’agiter nerveusement, Amélia ne put s’empêcher de penser qu’elle ratait quelque chose. Elle fronça les sourcils.

Mais… si Aven s’intéressait réellement à Faith, pourquoi lui avoir demandé à elle de l’épouser ?

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