Chapitre 23

Par Mimi

 

-       Le téléphone sonne pour vous depuis deux jours au village, m’a annoncé Anne en quittant la vallée maudite.

Je suis sortie de mes pensées morbides. Deux personnes étaient susceptibles de m’appeler à Sainte-Marie, mais une seule m’aurait appelée à la cabine téléphonique sous le préau de l’ancienne école. Une seule aurait été capable de laisser sonner le téléphone pendant deux jours en attendant qu’un pauvre bougre perde patience et décroche pour ensuite me passer le combiné.

-       Vous lui avez dit que je rappellerais ?

-       Naturellement.

L’avantage est que cette petite bonne nouvelle avait réussi à briser la glace et à me rappeler qu’il existait d’autres choses que les tragédies. Depuis mon départ de la tombe de Marion, j’avais l’impression d’être morte. Certes, elle avait le même prénom que moi, mais je ne comprenais pas bien d’où me venait ce besoin d’identification.

-       Vous avez découvert quelque chose.

Anne n’avait rien dit pendant plusieurs kilomètres et ce n’était pas une question qu’elle venait de me poser. C’était pourtant elle qui m’avait dit que trouver le lieu ne signifiait pas trouver Carole ou n’importe quel autre indice qui aurait pu nous amener à elle. Et puis, je me suis rappelée que j’étais morte. Ce n’était pas quelque chose à côté de laquelle on pouvait passer. Je devais vraiment avoir l’air d’une morte.

-       Une tombe.

Je n’ai pas attendu de réponse mais j’ai laissé un silence pour lui donner le temps de digérer l’annonce.

-       Celle d’une jeune fille de dix-neuf ans qui a été tuée par un glissement de terrain il y a une douzaine d’années. D’après les gens du coin, elle faisait du vélo avec une de ses amies.

Je voyais bien qu’Anne se maîtrisait pour ne pas faire d’écart sur la chaussée. Un seul soubresaut aurait pu nous envoyer dans le ravin. Je n’ai rien ajouté pour ne pas amplifier son trouble.

-       Je suppose que cette amie s’appelle Carole Martin, a articulé Anne, ayant visiblement rassemblé tout son courage pour prononcer ces mots.

-       Je ne sais pas, ai-je avoué. C’est vrai que ça fait beaucoup de coïncidences. L’âge, le vélo, l’errance dans la montagne…et le traumatisme.

Ma gorge se nouait. Je n’arrivais pas à lui expliquer que j’avais enfin compris pourquoi Carole était revenue chez moi, pourquoi elle avait gardé précieusement ce petit morceau de papier que je lui avais tendu le jour où je l’avais rencontrée. Dans sa tête, je n’étais que le double de la Marion qu’elle avait perdue.

-       Voilà donc d’où me vient cette impression de déjà-vu.

J’ai mis un moment à comprendre ce qu’Anne entendait par là, et puis je me suis souvenue de la raison pour laquelle nous avions bifurqué vers la Cordière.

-       Eh bien, c’était sans doute une bonne intuition.

-       Vous ne savez pas s’il existe un lien avec Carole, a objecté Anne.

J’ai soupiré. Je n’avais aucune preuve, mais de mon point de vue, le fait que cette satanée carte postale ait représenté cette vallée maudite était une fin en soi.

Voyant que je ne relevais pas, Anne a poursuivi dans son explication.

-       Je me souviens. On voit passer beaucoup de filles comme ça à Sainte-Marie. Cette histoire a circulé pas mal de temps et les gens la racontent encore, mais peu savent situer cette tombe. Des drames, il en arrive pas mal en montagne.

-       Pauline Petit ?

-       Mmmh…

Elle avait beaucoup de mal à retenir ses larmes. J’ai préféré laisser là la discussion et j’ai posé la tête contre la ceinture de sécurité, mettant de côté la tombe de l’autre Marion et son vélo, certaine que l’autre fille qui l’accompagnait n’était autre que Carole. Carole, qui avait débarqué perdue à la porte de l’hôtel d’Anne une nuit d’été, et qui errait toujours, douze ans après le drame qui l’avait secouée.

-       Est-ce que je vous dépose au Chêne Vert ou vous préférez dormir chez moi ? a demandé Anne d’une voix cassée.

La voiture remontait le long de la Dragonne. La nuit était noire. Je savais qu’elle voulait m’éviter de m’attirer les foudres de Madame Leblois, même si j’en étais à l’abri depuis que j’avais appris à la connaître. J’ai pensé à ma petite chambre au fond du couloir dans cette maison qui grinçait et craquait, comme habitée par les milliers de fantômes des gens qui s’étaient tués en montagne. Je ne me sentais pas assez courageuse ce soir-là.

-       Je veux bien dormir chez vous. Je téléphonerai à Phil demain matin.

 

-       Je n’ai rien compris à ce que tu viens de me raconter.

-       Enfin, Marion, un petit effort. Je t’assure que ce n’est pas farfelu du tout. Tu fais juste preuve d’une mauvaise volonté.

-       Non mais tu te souviens de ce que Carole pensait exactement de ce Fred ?

Silence au bout de la ligne. Apparemment oui, il s’en souvenait.

-       N’empêche qu’il est l’une des personnes qui connaît le mieux Carole, d’après ce que nous savons, et parmi les témoins que nous avons sous la main, c’est le seul qui a une idée précise d’un endroit permanent où elle pourrait se trouver.

Il n’allait tout de même pas me faire croire qu’il avait découvert la résidence principale de Carole ?

-       Aussi, a-t-il poursuivi, je te suggère de nous retrouver à Villemont dans les jours qui viennent. D’après Fred, c’est l’endroit où il se séparait avec Carole, lorsque son année sabbatique prenait fin avec l’hiver.

-       Quand l’hiver venait, Carole venait chez nous, ai-je rétorqué. Peut-être ne faisait-elle que lui dire qu’elle descendait à Villemont pour l’hiver.

-       Peut-être. Mais puisque tu as trouvé la Cordière et qu’elle ne t’a pas envoyée sur une autre piste, alors c’est une possibilité que nous devons utiliser.

J’ai soupiré. Il avait raison. D’ailleurs, je n’avais plus grand chose à faire à Sainte-Marie-sur-Dragonne.

-       Il y a une ligne de train régional qui relie Cluy à Villemont. Je te suggère de te reposer un ou deux jours avant de nous rejoindre là-bas. Ça doit descendre depuis Sainte-Marie, non ?

-       Plutôt, oui, ai-je reconnu.

Avec de la chance et de la persévérance, je n’aurais même pas besoin de m’arrêter pour la nuit.

-       C’est un début, a insisté Phil, comme s’il craignait de me voir m’installer définitivement chez Anne Rivière.

-       Mais ton travail ? Tu m’as dit que tu ne pourrais pas prendre de vacances avant le mois d’août ?

Le silence s’est fait au bout de la ligne. J’ai failli exploser lorsqu’il m’a enfin répondu.

-       J’ai démissionné.

-       Tu as QUOI ?

-       Démissionné, a répété Phil très tranquillement.

Mais qu’est-ce qui lui était passé par la tête ? Quelles drôles d’idées Fred lui avait-il données ? Impuissante, j’ai laissé le flot de paroles franchir mes lèvres sans même pouvoir les retenir.

-       Et si on ne retrouve pas Carole ? Tu te rends compte que ça ne sert peut-être à rien, alors que je peux très bien continuer mes recherches toute seule ? Je me suis plutôt pas mal débrouillée jusque là, tu ne trouves pas ?

-       Marion…

-       Est-ce que tu te rends compte de tout ce que ça implique ?

-       Oui.

Je respirais trop rapidement. Ma tête me tournait. À court d’arguments, j’ai rendu les armes avec une dernière question.

-       Promets-moi que tu as pris ta décision à tête reposée, que tu l’envisageais longtemps avant que tu ne tombes sur Fred et qu’il ne t’a pas du tout influencé pour que tu sois si sûr de toi.

-       En fait, c’est quelque chose que j’ai décidé dès que je t’ai vue monter dans le train le matin où tu es partie.

J’avais le souffle coupé. Depuis quand se montrait-il si romantique ? Je l’ai laissé poursuivre.

-       Tu sais combien je m’en veux de t’avoir laissée partir. Cette situation me rappelle trop celle au tout début, quand c’était toi qui m’accompagnais pour prendre le train. J’ai assez donné. Souviens-toi que je suis vieux, je serai bientôt quarantenaire, et il faut ménager les quarantenaires.

Il m’a fait sourire, même si j’avais terriblement envie de pleurer, comme la première fois que je l’avais appelé depuis ce village lointain. La perspective de le revoir dans quelques jours ne parvenait même pas à rendre ce constat moins amer. Remarquant mon air peiné, Anne s’est approchée de moi et s’est assise sur le banc. Ma main s’est crispée sur le téléphone. Maintenant que nous en étions là, plus question de lambiner.

- Très bien. Alors donne-moi les horaires. Je serai là.

 

 

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Fannie
Posté le 29/03/2020
C’est vrai que voir la montagne en imaginant l’avalanche ou le glissement de terrain qui a emporté quelqu’un doit être bouleversant. Tu fais bien passer cette émotion, qui déteint sur toute la bourgade. Et, je ne l’avais pas mentionné dans mon précédent commentaire, le fait que la jeune disparue porte le même prénom qu’elle renforce ce sentiment. Quant au fait que Marion s’identifie à son homonyme, pour moi, ce n’est que le fait de sa sensibilité exacerbée. Après le séjour qu’elle a passé loin de chez elle et de Phil, c’est compréhensible.
Comme ça Phil a démissionné. Il a tort de penser qu’on est vieux à quarante ans. Pour moi, les quadragénaires sont des petits jeunes.  ;-). J’espère qu’il trouvera un autre emploi qui lui permettra de passer plus de temps avec sa chérie. J’imagine qu’ils ne doivent pas avoir de grosses économies… Et il a raison, Fred est probablement le seul qui puisse encore les aider à retrouver la trace de Carole. Anne Rivière va me manquer et madame Leblois un peu aussi.
Coquilles et remarques :
— Et puis, je me suis rappelée que j’étais morte. [On met une virgule après « Et puis » si on l’emploie dans le sens de « d’ailleurs » ; si on l’emploie dans le sens d’« ensuite », il ne faut pas en mettre / je me suis rappelé ; « me » n’est pas COD.]
— Ce n’était pas quelque chose à côté de laquelle on pouvait passer [« quelque chose à côté de quoi » ou « une chose à côté de laquelle »]
— la tombe de l’autre Marion et son vélo, certaine que l’autre fille qui l’accompagnait [Il y a deux fois « l’autre » ; il faut mettre « la fille qui l’accompagnait », autrement ça veut dire que la fameuse Marion était accompagnée de deux filles.]
— et qui errait toujours, douze ans après le drame [Dans le chapitre précédent, tu disais une « dizaine » d’années : ça semble un peu contradictoire. À la place d’« une dizaine d’années », dans le chapitre 22, tu pourrais mettre « plus de dix ans » ou « une bonne dizaine d’années ».]
— Tu fais juste preuve d’une mauvaise volonté [Je dirais « de mauvaise volonté ».]
— D’après Fred, c’est l’endroit où il se séparait avec Carole [« où il se séparait de Carole » ou « où Carole et lui se séparaient »]
— je n’avais plus grand chose à faire [plus grand-chose]
— Je me suis plutôt pas mal débrouillée jusque là [jusque-là]
— je serai bientôt quarantenaire, et il faut ménager les quarantenaires [je serai bientôt un quadragénaire, et il faut ménager les quadragénaires]
Keina
Posté le 16/02/2016
Je reviens surtout sur la première partie de ce chapitre, qui m'a complétement bouleversée au point que j'ai dû faire une pause avant d'enchaîner... C'est dingue comme tu arrives à creuser le personnage de Carole sans même qu'elle soit présente... c'est comme si, malgré son absence, elle remplissait entièrement ton récit, que ce soit dans les mots et entre les mots. L'histoire de cette cycliste disparue, du même nom que l'héroïne, c'était... whaouh. Ça m'a serré le coeur et m'a rendu d'autant plus proche de Carole. Et puis, pour avoir fait de nombreuses randonnées en montagne et avoir déjà éprouvé ce qu'on ressent quand on entend parler d'un accident à un endroit qu'on a soi-même parcouru, le propos me parle carrément. 
Ceci dit, la deuxième partie n'en est pas moins touchante. J'aime cette détermination de Phil, et l'amour qu'on sent qu'il porte à Marion. Par contre, pas moyen de me souvenir qui est ce Fred et quand est-ce qu'on a entendu parler de lui... mais bon, le peu que tu en dis permet de situer un peu le personnage et sa relation avec Carole, ça suffit. 
Bref, en avant pour la suite, même si j'ai un petit serrement de coeur à l'idée de quitter Anne Rivière, Mme Leblois et  le charmant village de Sainte-Marie-sur-Dragonne ! :'(
Mimi
Posté le 16/02/2016
Je vois tout à fait ce que tu veux dire. En fait, au moment où j'ai commencé à écrire Marion et Carole, je suis partie en vacances à la montagne, dans un village où j'allais régulièrement quand j'étais enfant, et il y a eu un accident, une dame qui s'est fait emporter par le torrent… Ça m'avait beaucoup touchée, et je n'ai pas eu de mal à reproduire cette émotion pour l'accident qui arrive à la jeune fille. Après l'écriture de ce chapitre, je me suis retrouvée dans une mini-déprime pendant une bonne semaine, ça ne m'était jamais arrivée, mais je suis contente de t'entendre dire que ça en valait la peine (même si c'est absolument horrible :()
En fait, je n'ai fait qu'évoquer Fred dans les premiers chapitres, lorsque Carole vit chez Marion et Phil et raconte un tout petit peu son histoire. L'idée que j'avais, c'était qu'on en sait finalement si peu sur Carole qu'il serait facile de replacer le peu de personnes qu'il y a dans sa vie (en fait, je crois que Fred est la seule personne de la vie de Carole qui soit mentionné dans l'histoire, à l'exception de sa grand-mère peut-être). Bon, visiblement, ça marche pas si bien que ça xD Merci de l'avoir pointé du doigt, je prends note, voir si je peux pas arranger un peu ça (je t'ai déjà dit que tu étais une super commentatrice ? :) ) 
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