Chapitre 21

Par maanu

Le voyage qu’ils accomplirent alors fut particulièrement désagréable pour Héléna. Julienne, après quelques minutes, retrouva peu à peu l’aisance qu’elle avait acquise au cours de ses leçons avec Monsieur Gérard, qui dataient pourtant de quelques années. Mais c’était la première fois que Héléna montait à cheval, et elle était terrifiée. L’expérience fut pour elle d’autant plus pénible qu’Ivan les forçait à suivre un rythme particulièrement soutenu. Plusieurs fois, il recommanda à Julienne de rester sur le bas-côté de la route, là où le feuillage des arbres les cachait encore un peu du ciel. L’image des corbeaux contre lesquels on les avait mis en garde flottait dans leurs trois têtes, et ils étaient attentifs au moindre croassement qui pourrait retentir, à la moindre ombre noire projetée sur la route. Il n’y avait pas eu pas le moindre signe d’une menace imminente, mais ils avaient tous trois la poitrine oppressée par l’inquiétude. La sensation était particulièrement étrange pour Julienne et Héléna, qui n’avaient toujours pas bien compris de quoi elles étaient censées avoir peur. Les termes de « sorciers » et de « démons » n’éveillaient en elle que des craintes vagues et abstraites, et elles continuaient à se sentir un peu bêtes. Tout était allé beaucoup trop vite, pour elles qui étaient encore persuadées, quelques heures plus tôt, d’avoir les existences les plus normales et routinières qui soient. Elles n’avaient pas eu ne serait-ce qu’un instant pour réfléchir, et se demander si tout ceci avait vraiment un sens. Et elles ne le pouvaient toujours pas, tandis qu’elles cheminaient, leur esprit tout entier occupé à guetter d’éventuels volatiles démoniaques.

    « On en a pour combien de temps ? » demanda Julienne alors qu’ils chevauchaient depuis plus d’une heure.

    Monsieur Gérard avait toujours insisté pour lui apprendre à monter, et elle avait été très enthousiaste pendant un temps, mais il y avait longtemps qu’elle avait compris qu’elle n’aimait pas vraiment ça.

    « Quelques heures encore », répondit Ivan, devant elle.

    Il eut un regard pour le ciel encore lumineux.

    « J’aurais aimé qu’on puisse arriver avant la nuit, mais je ne suis pas certain qu’on v... »

    Le nez en l’air, il se figea soudain, puis eut un mouvement brusque pour faire virer son cheval vers les bois.

    « Cache-toi ! » cria-t-il à Julienne par-dessus son épaule.

    Héléna dut s’agripper à lui de toutes ses forces pour ne pas être désarçonnée lorsque leur monture s’enfonça soudain entre les arbres. Julienne, qui mit quelques instants à se remettre de sa surprise, y arriva après eux.

    « Qu’est-ce qu’il y a ? » demanda Héléna, la voix tremblante.

    Ivan, qui se tortillait sur sa selle pour essayer d’apercevoir un bout de ciel à travers le feuillage qui les entourait désormais de toutes parts, ne lui répondit qu’après plusieurs secondes.

    « Je crois que j’ai vu un corbeau. »

    Julienne et Héléna échangèrent un regard affolé.

    « Mais je n’en suis pas très sûr. C’était peut-être juste un gros oiseau. Ou alors un simple corbeau d’ici. Vous entendez quelque chose ? »

    Julienne et Héléna prêtèrent l’oreille, mais il leur était difficile d’entendre quoi que ce soit d’autre que le sang qui battait leurs tempes.

    Ils restèrent là un long moment, parfaitement immobiles, à l’affût. Il y eut quelques cris d’oiseaux, au loin, qui finirent par s’éloigner puis par s’estomper. Les bois, autour d’eux, étaient pleins de bruissements et de craquements, qui accéléraient à chaque instant leur rythme cardiaque. Les chevaux, comme s’ils avaient compris ce qui était en jeu, ne bougeaient pas d’un muscle.

    « C’était des démons ? finit par murmurer Héléna, dans un souffle à peine audible, après de longues minutes.

    _Je ne sais pas, lui dit Ivan. Peut-être. Si c’est le cas, je crois qu’ils sont partis.

    _Qu’est-ce qu’on fait ? On continue d’avancer ? »

    Le visage d’Ivan se contracta sous l’effet du dilemme qu’il devait résoudre.

    _Oui, dit-il. Monsieur Gérard m’a indiqué l’emplacement d’un abri, où on pourra dormir. Un endroit sûr dans les bois. Une fois qu’on y sera, les démons ne pourront plus nous repérer. Je sais qu’on nous a conseillé d’avancer sur la route, mais j’ai peur que les corbeaux puissent nous repérer de trop loin… »

    Il fit un hochement de tête, ayant pris sa résolution.

    « Je préfère qu’on reste dans les bois pour le moment, jusqu’à ce qu’on ait atteint l’abri. »

    Sa décision arrêtée, il mit en mouvement leur cheval, et Héléna, surprise, s’attacha in extremis à sa taille. Julienne les suivit aussitôt.

    « Soyez très attentives, leur recommanda Ivan. Si vous entendez ou voyez quoi que ce soit, prévenez-moi immédiatement. S’il se trouve quelqu’un ou quelque chose près de nous, ce sera forcément très mauvais. Seuls les delsaïens s’aventurent ici.

    _Il y a une raison à cela ? demanda Héléna, qui avait de nouveau pâli depuis que son cheval s’était remis en branle, et qui cherchait à se distraire de son angoisse.

    _Bien sûr. C’est parce que les bois sont protégés. Ils l’ont toujours été. Le lac est un endroit tout à fait à part dans ce monde, et c’est à la fois difficile et crucial d’en défendre l’accès à ceux qui ne sont pas censés connaître son existence. Les non-delsaïens, j’entends. Les bois sont là pour masquer le lac. Mais il fallait aussi masquer les bois, pour éviter que qui que ce soit n’y mette son nez de trop près. Alors quelques magiciens, il y a très longtemps, ont fait en sorte que ça n’arrive pas. Et pour ça, rien de mieux qu’une peur irrationnelle et quelques superstitions sans fondement. En tout cas, jusqu’à présent ça a toujours fonctionné. »

    Héléna eut un mouvement de tête, avec le visage de quelqu’un qui a eu une révélation.

    « Je me disais bien qu’ils étaient bizarres, tous, avec leurs idées venues de nulle part. »

    Ivan leva les yeux au-dessus de leur tête, pour scruter les bouts de ciel qui apparaissaient à travers le feuillage dense. L’ombre, qui régnait de toute façon sous les arbres quelle que soit l’heure, empêchait Julienne et Héléna d’évaluer où en était le soleil, mais l’expression préoccupée qu’elles purent lire sur le visage d’Ivan leur en apprit assez. Il semblait craindre qu’ils n’aient pas le temps d’arriver à l’abri avant de ne plus rien voir autour d’eux.

 

    Ils y parvinrent pourtant, et sans avoir eu à craindre la moindre menace. Ils avaient chevauché pendant plusieurs heures, dans le plus grand calme, lorsque Ivan leva brusquement le bras, droit devant lui. Il fit sursauter Héléna, qui mit une main sur son cœur et se tourna vers Julienne pour échanger un regard avec elle. Ivan, sans s’en apercevoir, s’exclama :

    « L’abri est là ! Vous le voyez ? »

    La nuit était alors sur le point de tomber, et elles devaient admettre que non, elles n’y voyaient rien. Cela faisait même de longues minutes qu’elles se laissaient guider, à peine capables de distinguer la vague blancheur de leurs mains devant elles, ne se fiant plus qu’aux odeurs d’humus, au bruissement des feuilles et au pas sûr des chevaux. Ivan devait avoir une vue surhumaine, pour repérer quoi que ce soit dans cette obscurité. Sans oublier qu’il disposait de l’avantage, contrairement à elles, de connaître à peu près l’emplacement de l’abri qu’ils étaient censés rejoindre.

    Il fit ralentir sa monture, et la mena vers ce qu’elles ne voyaient pas encore, mais qui se révéla être, à mesure qu’ils s’en approchaient, une simple construction de pierre, un minuscule cube incongrûment posé là, qui n’avait pas dû voir arriver qui que ce soit depuis bien des lustres. Les pierres étaient mangées par le lierre, les ardoises du toits avaient eu à essuyer de nombreuses pertes, les ouvertures, béantes, n’étaient pourvues ni de fenêtres ni de portes, et les filles se demandèrent de quelle façon cette ébauche de construction allait bien pouvoir les protéger durant toute une nuit.

    Julienne se risqua à poser la question. Ivan, en sautant à terre, lui répondit avec toute la simplicité du monde de ne pas s’inquiéter, et que le nécessaire avait été fait. Les filles pensèrent aussitôt à un autre sort, semblable à celui qui protégeait les bois, mais cette idée leur paraissait encore un peu absurde, et elles n’osèrent pas demander confirmation.

    Ivan, une fois Julienne à terre, saisit la bride de son cheval, tenant déjà le sien dans son autre main, et les emmena tous deux pour les attacher quelque part, de l’autre côté de l’abri.

    « Vous pouvez entrer », leur lança-t-il par-dessus son épaule.

    Après s’être concertées du regard, Julienne et Héléna, portant chacune leur sac à dos fermement accroché à leurs épaules, s’avancèrent ensemble vers l’entrée de la petite construction, qui leur sembla plongée dans le noir le plus complet. Héléna, craintive, risqua un coup d’œil à l’intérieur. Elle ne voyait toujours rien, mais aucun bruit ne s’éleva, et rien ne bougea. Elle fit donc un pas en avant. Elle tendit la main derrière elle et attrapa le bras de Julienne, pour la forcer à la suivre autant que pour se rassurer.

    « Vous ne risquez rien », leur dit alors Ivan, qui venait d’arriver derrière elles.

    Il entra à son tour, et passa devant elles sans la moindre hésitation. Elle virent l’obscurité l’ingurgiter tout à coup, et l’entendirent mettre à terre le sac qu’il avait lui-même au dos, l’ouvrir et y farfouiller. Quelques secondes plus tard, il y eut un petit bruit sec qui ressemblait fort au craquement d’une allumette, aussitôt suivi par une lueur qui s’alluma devant elles, faisant apparaître l’esquisse à demi-illuminée du visage juvénile d’Ivan. Plaçant une paume protectrice autour de la flamme minuscule, il éleva cette dernière jusqu’à hauteur de sa tête, et l’approcha du mur de pierre.

    Durant la seconde qui suivit, la lueur se mit brusquement à courir le long du mur, si vite que les filles eurent à peine le temps de sursauter. La flamme, le temps d’un éclair, était déjà passée plusieurs fois autour d’eux, couvrant les murs d’un serpentin incandescent, qui illumina soudain la pièce dépouillée.

    Ivan, avec un grand sourire, se tourna vers elles, tenant entre ses doigts les restes de l’allumette noircie.

    « Sûrement la meilleure chose que les non-delsaïens nous aient apportée », dit-il avec une moue appréciatrice.

    Héléna considéra le petit cadavre carbonisé, un sourcil haussé.

    « Vous pouvez ensorceler des bois entiers, mais vous n’avez pas d’allumettes ?

    _On avait les magiciens pour ça, répondit Ivan. C’était eux qui nous aidaient à enflammer la brûliane, du temps où ils étaient partout. Maintenant qu’une moitié d’entre eux a été tuée et que l’autre moitié se cache, il faut bien qu’on fasse sans eux. D’où les allumettes, conclut-il en agitant le morceau de bois devant son nez, content.

    _C’est ça, la brûliane ? demanda Julienne, qui s’était approchée du serpentin lumineux, contre le mur.

    _Oui. Mais faites attention, c’est très chaud. C’est du feu, après tout.

    _Qu’est-ce que c’est, exactement ?

    _Une plante qui pullule à Delsa. Autrefois, c’était le cauchemar des jardiniers, et on la considérait comme une mauvaise herbe. Avant qu’on ne découvre sa capacité à brûler pendant des heures sans se consumer. Aujourd’hui, la quasi-totalité des delsaïens en cultivent chez eux, pour s’éclairer. »

    Julienne ouvrit des grands yeux, toujours fixés sur l’espèce d’interminable racine noueuse, qui lui paraissaient brûler de l’intérieur, sans qu’aucune flamme ne s’élève.

    « Pendant des heures ? répéta-t-elle, sidérée.

    _Elles finissent tout de même par s’épuiser au bout d’un moment, et par brûler. Il faut les remplacer régulièrement. C’est Monsieur Gérard qui a fait pousser celle-ci. Le seul plant que vous trouverez dans ce monde. »

    Elles eurent toutes deux la vision passagère des lianes qui avaient poussé en tous sens dans la serre de Monsieur Gérard, jusqu’à en envahir le plafond.

    « Il en a installé et entretenu une ici, au cas où quelqu’un aurait à s’abriter. Allan devait s’arrêter avant de rejoindre le Palais, après que Monsieur Gérard lui ait remis le message à transmettre au roi et à la reine. Mais j’ai l’impression que c’est la première fois que cette brûliane est allumée. Soit il s’est dépêché et a réussi à atteindre le lac d’une seule traite, soit il n’a jamais pu parvenir jusqu’ici. »

    Julienne et Héléna échangèrent un regard embarrassé, ne sachant comment poursuivre la conversation après cette tragique remarque, mais Ivan avait déjà replongé dans son sac à dos.

    « Vous avez faim ? leur demanda-t-il. Monsieur Gérard nous a préparé des casse-croûtes. »

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Baladine
Posté le 30/08/2022
Il est très bien, ce chapitre, rien à dire. Écoute, il est même un peu lisse. En le lisant, j'avais envie de plus d'émotions et de sensations, pour lui donner du relief, même si ça va, comme ça !
Et je continue de penser qu'un jeune homme, deux jeunes femmes, il doit y avoir des hormones qui dansent quelque part, ce qui est toujours drôle à lire. Mais alors ces trois-là, on dirait, ça leur fait ni chaud ni froid :D
J'aime beaucoup l'idée des brûlianes, et "serpentin incandescent" est une expression très poétique !
Et avec ça, la seule et unique coquillette à se mettre sous la dent :
- après que Monsieur Gérard lui ait remis => lui a remis
Je file lire la suite !
maanu
Posté le 02/09/2022
C’est vrai que ce chapitre est un peu plat…
Je vais peut-être essayer de le fusionner avec le précédent, vu qu’il n’est pas très long
Et oui, j’avoue que mes histoires ne sont jamais très « hormonales », je sais que c’est sûrement un manque…
Baladine
Posté le 02/09/2022
^^
Vous lisez