Chapitre 22

Par maanu

Julienne se réveilla lorsque le hennissement tout proche d’un cheval s’engouffra à travers la fenêtre sans vitre, juste au-dessus de sa tête. Elle ne sut pas tout de suite où elle était, mais la douleur aiguë dans sa nuque, raide d’avoir reposé trop longtemps sur son sac à dos dur, se chargea de le lui rappeler. Elle apercevait, à travers la petite ouverture au-dessus d’elle, des morceaux de branches qui se balançaient doucement, un peu chaotiquement, en agitant leurs innombrables feuilles pendantes. Tout près de son visage, les pierres grossières exhalaient une forte odeur d’humidité, et elle s’efforça de ne pas songer à toutes les petites bêtes qui se promenaient probablement dans leurs interstices.

    Un autre hennissement retentit, lui rappelant pourquoi elle s’était réveillée. Elle tourna la tête vers l’intérieur de l’abri, et laissa à ses yeux le temps de percer l’obscurité. Elle vit d’abord les cheveux blonds d’Héléna jaillir de l’ombre, tout son corps tourné vers le mur qui faisait face à Julienne, frémissant à peine au rythme de sa respiration calme, sous la couverture légère que lui avait donnée Ivan. Puis elle regarda en direction de la couche improvisée de ce dernier, et la découvrit vide.

    Julienne se redressa, les paumes contre le sol de ciment froid. Elle avait retiré son attelle avant de se coucher, et n’avait pas l’intention de la remettre. Elle scruta la pénombre encore quelques secondes, mais l’immobilité et le silence de l’abri lui confirmèrent qu’Ivan ne s’y trouvait pas. Elle entendit un troisième hennissement, qui lui sembla plus nerveux que les précédents, et elle écarta d’un geste sa couverture.

    L’idée d’aller chercher au fond de son sac la pierre que Monsieur Gérard y avait mise l’effleura un instant, mais elle la jugea aussitôt ridicule, et l’écarta bien vite. Elle se mit debout, s’efforça de ne pas réveiller Héléna en marchant jusqu’à l’entrée, et prit soin, avant de faire un premier pas en-dehors de l’abri, de vérifier que rien ne bougeait aux alentours. Elle remarqua que la lumière commençait, tout doucement, à réapparaître, mais elle ne vit rien, ni Ivan montant la garde quelque part, ni démon tapi dans l’ombre prêt à bondir sur elle. Elle s’en trouva vaguement soulagée, et entreprit de longer le mur, une main toujours posée sur les pierres rugueuses, jusqu’à l’angle derrière lequel elles avaient vu Ivan disparaître avec les chevaux, la veille au soir. Elle n’eut aucun mal à retrouver les deux animaux, guidée par leurs soufflements énervés.

    Ils étaient tous deux sur le qui-vive, les muscles crispés et les oreilles en arrière, et tournaient le dos à Julienne, leurs corps tout entiers tendus dans une direction précise. Elle s’approcha de quelques pas précautionneux.

    Les chevaux fixaient toute leur attention sur un bosquet d’arbres, trop dense et trop sombre pour que Julienne puisse y distinguer quoi que ce soit. Elle ne voyait ni n’entendait rien d’alarmant, mais l’attitude des bêtes l’inquiéta, et elle sentit une tension s’installer dans sa nuque. Elle avait une furieuse envie d’appeler Ivan, tout en étant terrifiée à l’idée d’émettre le moindre son.

    Un corps se plaqua contre son dos, et une main sur sa bouche, avant qu’elle n’ait eu le temps de faire un seul geste. Son cœur se mit à battre éperdument, et elle avait l’impression qu’il était sur le point de la lâcher tout à coup lorsque la voix d’Ivan chuchota à son oreille :

    « Chut ! Pas un bruit. Il faut qu’on rentre. »

    Il fit aussitôt un pas prudent en arrière, sans relâcher sa pression autour d’elle, la forçant à le suivre. Il ne cessa pas un instant de fixer le bosquet d’arbres, devant eux, et c’est à reculons qu’ils rejoignirent finalement le mur de pierre. Il libéra alors Julienne, mais lui attrapa fermement le bras pour la faire rentrer au plus vite dans l’abri. Héléna, toujours endormie, n’avait pas bougé.

    « Réveille-la, lui ordonna Ivan, à voix basse. Rangez tout dans les sacs et tenez-vous prêtes à partir. Je reviens dans une seconde.

    _Qu’est-ce qui se passe ? lui demanda Julienne, affolée, tandis qu’il était sur le point de repartir. Vous avez vu quelque chose ?

    _Non, répondit-il aussitôt. Mais les chevaux ont l’air d’avoir senti quelque chose. Je préfère qu’on s’en aille maintenant. De toute façon il était prévu qu’on reparte à la première heure. Préparez tout, je vais chercher les chevaux. »

    Et il disparut tout à coup derrière le mur.

    Julienne, vaguement rassurée mais toujours inquiète, alla se mettre à genoux près de la couche de Héléna. Elle lui secoua l’épaule, un peu plus brusquement que prévu. Héléna eut un grognement étouffé sous sa couverture, puis se redressa d’un bond, manquant de se cogner la tête contre une pierre.

    « Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle, en alerte.

    _Le soleil commence à se lever, dit Julienne, se voulant rassurante. Ivan veut qu’on s’en aille. »

    Elle hésita un peu, avant d’ajouter :

    « Les chevaux ont l’air un peu inquiet. »

    Héléna ouvrit de grands yeux affolés.

    « Ivan n’a rien vu d’anormal, précisa Julienne. Il est allé chercher les chevaux, et nous a demandé de tout ranger ici. »

   En une seconde, Héléna était hors de sa couverture, qu’elle s’efforçait de plier au mieux, malgré ses mains tremblantes. Julienne, à tâtons parce que la lumière restait très tamisée, entreprit de ramasser tous les objets qu’ils avaient laissés traîner depuis la veille, et de les enfourner sans façon dans les sacs à dos. Lorsqu’elle eut terminé, Héléna avait déjà presque terminer de ranger leur semblant de literie dans le sac. Ivan revint à cet instant.

    « C’est bon ? » demanda-t-il en embrassant la pièce d’un regard.

    Julienne opina.

    « Venez, alors. Les chevaux sont prêts. »

    Julienne jeta un coup d’œil à Héléna pour s’assurer qu’elle avait terminé, et elles sortirent toutes deux à la suite d’Ivan. Il les pressa, tandis qu’elles trottinaient en direction des chevaux harnachés, et lorsque Héléna s’approcha de celui qu’ils avaient monté ensemble la veille, il la retint.

    « Non, lui dit-il. Allez avec Julienne. Je monte seul aujourd’hui. »

    Elle ne comprit pas, mais ne discuta pas. Elle interrogea du regard Julienne, qui lui fit signe que cette nouvelle configuration ne lui posait pas de problème. Ivan, avant de se mettre en selle, aida Héléna à grimper derrière Julienne, puis il se hissa à son tour, agilement.

    « Nous ne sommes plus très loin du lac, leur dit-il. Maintenant qu’il fait jour, on peut y arriver d’une traite. »

    Il se mit en mouvement à un rythme déjà plus soutenu que la veille, invitant Julienne à faire de même. Il ne fut plus question de la route. Ivan semblait préférer la protection des bois, et ils s’enfoncèrent entre les arbres, laissant la silhouette massive de la petite bâtisse disparaître de nouveau dans le demi-jour du matin. Julienne, qui avait encore à l’esprit l’image des chevaux agités face à l’obscurité, ne pouvait s’empêcher de scruter chaque parcelle des bois qui passait devant son regard, s’attendant à chaque instant, malgré sa raison qui continuait à lui murmurer qu’ils nageaient tout en plein délire, à voir surgir tout à coup des ailes noires, ou la mâchoire redoutable du loup qui l’avait attaquée quelques semaines plus tôt. Dans son dos, Héléna, qui comprenait bien à son attitude que quelque chose clochait, regardait aussi.

 

    Le premier aboiement retentit derrière eux alors qu’ils chevauchaient depuis déjà plus d’une heure. Julienne laissa échapper un cri, Héléna un gémissement étouffé, et aucune d’elles n’osa regarder en arrière. Seul Ivan s’y risqua, et elles virent la peur se dessiner sur son visage. Les deux chevaux s’étaient mis à galoper de leur propre initiative, et Julienne sentit les bras de Héléna se refermer comme un étau autour de sa taille. Elle craignit un instant de la voir glisser et dégringoler au sol, mais elle tint bon. Julienne put alors se concentrer sur son propre inconfort. Elle avait rarement galopé lors de ses leçons avec Monsieur Gérard, et la dernière fois remontait à plusieurs années. Elle eut aussi peur pour son bras, qui n’était peut-être pas encore tout à fait prêt pour un tel effort.

    Ivan se retourna pour vérifier qu’elles le suivaient toujours, et accéléra encore l’allure. Le cheval des filles suivit, et elles craignirent, de plus en plus, de basculer par-dessus bord.

    Elles comprirent, à la cacophonie des hurlements dans leur dos, que plusieurs loups étaient à leurs trousses. Il sembla à Julienne qu’Ivan ralentissait très légèrement, et elle se demanda, l’espace d’une seconde, si elle était censée faire la même chose pour une raison qui lui échappait. Mais elle comprit qu’il cherchait seulement à les laisser le dépasser, pour se placer entre elles et les monstres. Elle le laissa faire, passa devant lui et, de peur de basculer, n’osa toujours pas regarder en arrière pour voir ce que faisait Ivan.

    Les hurlements des loups résonnaient de plus en plus fort à l’intérieur de leurs crânes. Ils leur semblaient à la fois de plus en plus nombreux et de plus en plus proches, mais elles étaient incapables de dire si tel était effectivement le cas, ou si c’était là un effet de leur panique.

    Un premier loup jaillit des fourrées, arrivant cette fois devant elles. Julienne hurla, Héléna la serra à l’étouffer, et leur cheval fit une embardée. Il évita habilement le loup, et poursuivit sa course sans avoir eu à ralentir. Julienne sentit les cheveux de Héléna lui fouetter le dos lorsqu’elle se retourna pour s’enquérir du sort d’Ivan. Il y eut un long hennissement strident, Ivan cria, et un bruit sourd et répugnant résonna, suivi d’un glapissement et d’une exclamation horrifiée, poussée par Héléna.

    « Il lui a fracassé le crâne ! » s’écria-t-elle à l’adresse de Julienne.

    Celle-ci sentit son cœur manquer un battement.

    « Quoi ?!

    _Le cheval d’Ivan a fracassé le crâne du démon d’un coup de sabot ! »

    Julienne, soulagée, entendit alors le martèlement de la course du cheval de leur guide se rapprocher de nouveau.

    Un autre loup, surgi des sous-bois, tenta une attaque latérale. Il s’y prit trop tard, et ne parvint pas à les atteindre. Cette fois, Julienne vit clairement ses yeux rouges, auxquels elle n’avait pas voulu croire la première fois qu’elle avait rencontré l’un de ses congénères. Ils lui glacèrent le sang.

    Pendant plusieurs minutes supplémentaires d’une fuite effrénée, les aboiements des démons semblèrent s’éloigner. Ils ne se turent jamais tout à fait, mais ils leur donnèrent l’illusion qu’ils allaient peut-être pouvoir les semer. Ils sentirent tous, cependant, que les chevaux n’allaient pas pouvoir maintenir un tel rythme éternellement. Ils comprirent alors la stratégie des loups. Ils se contentaient de les suivre de loin, de ne pas les perdre de vue, en attendant qu’ils s’épuisent.

    « On se rapproche, cria Ivan à l’attention des filles, pour tenter de les rassurer un peu. Il faut juste qu’on maintienne cette allure encore un peu. »

    Mais elles n’en pouvaient déjà plus. Garder l’équilibre malgré la cadence furieuse de leur monture leur demandait une énergie surhumaine. Héléna, surtout, souffrait de plus en plus. Plusieurs fois déjà, Julienne l’avait sentie à deux doigts de glisser, ne rééquilibrant son assise que de justesse.

    Dans les minutes qui suivirent, les hurlements se rapprochèrent, de façon infime mais sensible. Il était évident que les loups parviendraient tôt ou tard à les rattraper, et Julienne et Héléna, qui n’avaient aucune idée de la distance qui les séparait encore de leur objectif, n’avaient aucun moyen de savoir si cela pouvait se produire avant qu’ils ne l’aient atteint. La pâleur du visage d’Ivan n’avait rien d’encourageant. Il ne cessait de se retourner, chaque fois plus tendu, leur jetant au passage un regard soucieux. Il semblait très conscient de leurs difficultés, et de leur épuisement grandissant.

 

    Un loup se risqua à une nouvelle attaque. Se détachant de la meute d’une brusque accélération, il fut en trois bonds à hauteur des pattes arrières du cheval d’Ivan, et fit claquer ses mâchoires dans le vide. Un deuxième le rejoignit, bondit pour tenter de s’agripper à l’arrière-train de l’animal, et se fit éjecter d’un violent coup de rein. Il alla rouler dans les fourrées, mais le mouvement avait forcé le cheval à ralentir, et encore une fois Ivan eut toutes les peines du monde à rejoindre les filles. Lorsqu’il y parvint, la meute était plus proche d’elles que jamais.

    Ils purent résister encore un temps, et au moment où les filles sentaient leurs dernières forces les abandonner, Ivan se rapprocha d’elles, et cria :

    « Le lac est droit devant ! »

    Puis il les laissa de nouveau le distancer. Elles le devançaient déjà largement lorsqu’elles se retournèrent, toutes les deux cette fois. Elles regardèrent Ivan faire brusquement pivoter son cheval, pour se placer face aux monstres. L’instant d’après, les arbres qui les séparaient de la scène leur masqua la vue. Elles ne virent rien de ce qui se passa ensuite, mais entendirent les aboiements s’estomper un peu. Ivan venait de leur offrir quelques instants de répit, et elles ne pouvaient qu’espérer qu’ils leur seraient suffisants.

    Inévitablement, leur cheval se mit à ralentir, de plus en plus, à bout de forces. Le tapage de la meute, dans leur dos, ne semblait pas se rapprocher pour autant, mais l’image d’Ivan encerclé leur mettait le cœur au bord des lèvres. Julienne entendit Héléna étouffer un sanglot contre son dos.

 

    Elles remarquèrent d’abord que la lumière semblait soudain un peu plus forte, devant elles. Puis, tout à coup, elles émergèrent des bois. Elles qui avaient vécu depuis de nombreuses heures dans une demi-obscurité constante, furent vaguement aveuglées par l’éclat du soleil. Puis elles découvrirent le lac, et l’espace d’un très court instant elles oublièrent les bêtes qui les pourchassaient.

    Rien ne clochait dans le paysage qu’elles traversaient à présent. Le lac n’était pas différent de n’importe quel autre. Son eau n’était pas plus bleue, et l’herbe de ses rives n’était pas plus verte qu’ailleurs. Il n’était même pas très grand, et elles pouvaient l’embrasser d’un seul regard, depuis le promontoire sur lequel elles se trouvaient encore.

    Elles eurent pourtant une sensation d’irréel, en le contemplant. Peut-être était-elle due à l’immobilité parfaite de l’eau, qui n’était pas parcourue du moindre frisson d’air, ou peut-être bien au silence absolu qui s’était soudain abattu. En une seconde, les aboiements qui résonnaient depuis si longtemps à leurs oreilles se turent. Ce qu’elles voyaient devant elles ressemblaient à un petit coin de paradis, et pourtant pas un oiseau ne chantait. Même les sabots de leur cheval, toujours lancé à vive allure, ne martelaient plus le sol que d’un pas étouffé, sur la mousse qui couvrait la pente[1].

    Le cheval la dévala en quelques secondes, bringuebalant plus que jamais Julienne et Héléna. À deux doigts de glisser l’une et l’autre, elles virent avec soulagement le sol s’aplanir. Mais elles manquèrent de dégringoler de nouveau, lorsque le cheval, dans un ultime effort, accéléra encore une fois, droit vers le lac.

    Incapables de s’expliquer son comportement, elles ne purent que s’agripper encore, et regarder l’herbe défiler à toute allure sous elles, et l’eau se rapprocher à chaque instant. En quelques secondes, le cheval l’atteignit, en brisa brutalement le miroir, et continua à s’élancer, s’enfonçant peu à peu. L’eau giclait autour de lui à chacun de ses mouvements, aspergeant Julienne et Héléna, qui ne voyaient plus rien d’autre que ce chaos humide. Elles avaient les jambes presque entièrement immergées, lorsque le cheval s’arrêta tout à coup.

    Pour la première fois depuis une éternité, elles n’avaient plus à user de chacun de leurs muscles pour maintenir leur équilibre. Elles en ressentirent à la fois un soulagement immense et une douleur cuisante, dans chaque parcelle de leurs corps. Julienne déplia l’une de ses mains, si fortement agrippée aux rênes, depuis si longtemps, qu’elle avait la paume zébrées d’écorchures rougeâtres. Elle la passa sur son visage, recouvert d’eau, et elle resta, comme Héléna, une longue minute immobile et haletante.

    Héléna se retourna, regarda en direction des bois pendant plusieurs secondes. Julienne ne l’entendit rien dire, et en conclut que personne n’était visible, ni Ivan ni les loups. C’était rassurant, autant qu’inquiétant.

    « Et maintenant ? demanda-t-elle. On fait quoi ? »

    Héléna haussa des épaules impuissantes, ce que Julienne ne put pas voir. Puis elle poussa un hurlement assourdissant, qui terrifia Julienne. Celle-ci était sur le point de se retourner vers Héléna, mais elle comprit de quoi il s’agissait lorsqu’une longue main agrippa sa jambe sous l’eau. Deux autres mains se saisirent presque aussitôt de son autre jambe, au moment où Héléna basculait dans l’eau. Julienne vit ses cheveux blonds flotter un très court instant à la surface, avant de disparaître tout à fait. Elle hurla à son tour, tandis que les mains, l’attiraient avec une force herculéenne. Elle se jeta en avant pour enrouler ses bras autour de l’encolure du cheval, étrangement stoïque. Mais tandis qu’une main tirait sur l’une de ses jambes, deux autres la poussaient dans la même direction. Elle sentait le bas de son corps glisser inexorablement de la selle, et son visage approcher dangereusement de l’eau.

    Elle finit par lâcher prise, et fut aussitôt engloutie par le lac. Sa main, toutefois, tenait encore les rênes, et elle s’en servit pour remonter à la surface. Il n’y avait plus qu’une seule main à la tenir, les autres étant restées de l’autre côté du cheval, et elle battit furieusement des jambes pour se dégager de son étreinte. Elle y parvint, et se rua en arrière, vers la rive. Elle se retourna, haletante, et avança comme elle put, nageant et courant à la fois dans l’eau peu profonde. Elle ne pensait plus aux loups qui l’attendaient quelque part sur la terre ferme, seulement à ces créatures sous-marines, d’autant plus terrifiantes qu’elle n’avait aucune idée de ce à quoi elles ressemblaient.

    Elle voyait enfin la rive se rapprocher, et se croyait sur le point de l’atteindre lorsqu’une serre entoura de nouveau sa cheville et la tira violemment vers le lac, la faisant basculer brutalement en avant. Le menton de Julienne heurta la rive, et elle resta sonnée une toute petite seconde, suffisante pour qu’une demi-douzaine de mains supplémentaires s’emparent d’elle. Ses jambes, ses bras et sa veste avaient tous été pris, et elle était désormais incapable du moindre mouvement. Elle eut à peine le temps de pousser un dernier cri avant que son visage ne soit englouti. Elle fut traînée dans la vase sablonneuse, qui rentra dans sa bouche et l’empêcha d’ouvrir les yeux. Puis le sol se déroba tout à coup, et l’eau l’entoura de toutes parts. Les mains étaient de plus en plus nombreuses sur elle, tout le long de ses jambes, autour de sa taille et de ses poignets, s’enfonçant peu à peu dans sa peau.

    Elle put finalement ouvrir les yeux, et crut que son cœur allait exploser de peur, en voyant apparaître, juste devant son visage, celui d’une créature cauchemardesque[2]. La peau était à la fois translucide et verdâtre, les yeux exorbités et le regard vide, la mâchoire fuyante, les lèvres inexistantes. De chaque côté de ce qui aurait dû être son cou, s’agitaient ce que Julienne prit d’abord pour des ailes, avant de comprendre qu’il s’agissait d’ailerons. Les cheveux, semblables à des algues agglutinées, flottaient au-dessus du crâne, qui était directement vissé au reste du corps, sans rupture nette entre ce dernier et la tête. Les épaules étaient parsemées de piquants tigrés, qui couraient tout le long des bras, jusqu’à ces mains aux doigts interminables qui agrippaient Julienne au col.

    Julienne, nez à nez avec cette créature infernale, eut le souvenir, très vague, d’un tableau qu’elle avait vu elle ne savait plus où. Mais elle commençait déjà à manquer d’air, et elle ne réfléchit pas davantage.

    Les créatures avaient continué de l’attirer vers le fond. Il faisait de plus en plus sombre autour d’elle, et elle ne voyait rien d’autre que ce visage d’horreur qui lui faisait face. Elle sentait les veines de son cou gonfler petit à petit, et ses poumons sur le point d’exploser. Elle savait que, bientôt, elle ne parviendrait plus à s’empêcher d’inspirer.

    Le visage de la créature devant ses yeux était de plus en plus flou, et elle avait de moins en moins peur parce qu’elle n’était plus capable de penser. Elle eut un vague étonnement, en constatant que tout était beaucoup plus clair, tout à coup. Elle savait qu’il n’était pas possible que le fond du lac soit plus lumineux que la surface, mais elle n’y pensa pas plus.

    Puis la lumière éclata au moment où, n’en pouvant plus, elle inspirait.

 

[1] Cette impression d’une atmosphère ouatée, qui a tant surpris Julienne et Stéphane, déconcerte toujours les visiteurs qui découvrent l’Abyssyba ou le Palais pour la première fois. Elle est bien sûr due aux sorts de protection qui défendent ces lieux hautement stratégiques.

[2] J’espère que les poisseuses et leurs amis m’excuseront cette description peu flatteuse ; je ne fais ici que retranscrire les impressions causées à Julienne Lamarre par sa première rencontre avec l’une des leurs, et la description qu’elle m’en a faite. Elles découlent de critères esthétiques inévitablement subjectifs, exacerbés par le fait que Julienne n’avait encore jamais vu aucun représentant d’aucun peuple de Delsa, hormis les humains. Les delsaïens sont bien conscients – tout comme Julienne Lamarre et Stéphane D’Elsa désormais – de la beauté propre des poisseuses.

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Claire May
Posté le 30/08/2022
Ah ! Voilà des émotions et des sensations ! Beau chapitre final pour cette première partie. J'ai eu peur aussi quand Héléna a dit "il lui a fracassé le crâne", j'espère qu'Ivan va revenir. La scène finale est saisissante et très bien rendue !
Coquillettes et grains de sel ?
- Un corps se plaqua contre son dos, et une main sur sa bouche => elle est où, l'autre main ?
- Il fit aussitôt un pas prudent en arrière, sans relâcher sa pression autour d’elle, la forçant à le suivre. => hmmm, c'est à dire, la pression autour d'elle, tu peux préciser la position exacte des mains et des corps, histoire qu'on puisse visualiser ? :3
- Héléna avait déjà presque terminer de ranger => terminé
- et elles craignirent, de plus en plus, de basculer par-dessus bord. => à revoir peut-être, le "par-dessus bord", ça fait un peu bateau
-Julienne et Stéphane => ce choix de nom dans la note pose question. On s'attendrait soit à Ysaure et Stéphane, soit à Julienne et Héléna... Même chose pour le "Julienne Lamarre" de la deuxième note. Est-ce que Julienne aurait choisi de garder le prénom avec lequel elle a grandi, et non Héléna ?
A bientôt !
maanu
Posté le 02/09/2022
Oui, j’ai un peu de mal à m’en sortir avec ces histoires de faux noms et de vrais noms, et à trouver le moment dans la narration où il conviendrait le mieux de passer de l’un à l’autre, sachant en plus que ce moment ne sera pas le même dans la façon dont les personnages s’adressent l’un à l’autre
En gros, il me semble effectivement que Héléna n’aura eu aucun mal à passer d’un nom à l’autre (et qu’elle en aura même été assez contente), tandis que Julienne, qui est quand même beaucoup moins fan de toute cette situation, se montre sûrement plus réticente à faire un trait sur sa vie d’avant en abandonnant le prénom qu’elle a toujours porté. Et prendre le nom de Lamarre, par contre, l’aiderait à se faire accepter à Delsa et à être prise au sérieux
A voir ce que ça donne…
Encore merci pour tes commentaires, en tout cas, et à bientôt ! :)
Claire May
Posté le 02/09/2022
Je suis d'accord avec toi pour les prénoms. Il faudrait faire entendre une scène, avec le choix des prénoms, à un moment, mais peut-être pas tout de suite, ce serait un peu tôt !
J'aime beaucoup tes poisseuses, soit dit en passant ! et la peine que se donne le narrateur pour ménager leur susceptibilité. Ce qui dément complètement leur charme prétendu ! Finalement on se dit, la première description doit quand même être assez près de la réalité !
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