Chapitre 2

Catherine poursuivit son inspection les jours suivants. Elle rencontra tous les salariés de l’établissement, du directeur, au commis de cuisine, en passant par la gouvernante générale, le sommelier et les valets et femmes de chambre. Elle parcouru la fourmilière en long en large et en travers, annotant chaque détail, chaque anomalie qui pourrait être le signe avant-coureur du moindre relâchement. Tâches sur la moquette, plis dans une nappe, uniforme mal repassé, erreurs de langage, retards injustifiés. Catherine était une perfectionniste. On exigeait d’eux l’excellence, et elle était là pour le leur rappeler. Elle n’eut pas d’autre évanouissement. L’exercice de sa profession lui donnait toujours une énergie qu’elle trouvait difficilement par ailleurs. Catherine faisait partie de ces gens qui se définissent avant tout par leur profession, et cela lui convenait parfaitement. Elle était inspectrice d’établissements hôteliers, elle avait toujours souhaité le devenir, et se destinait à le rester. Elle aimait cette vie, une succession de voyages de courte durée, de rencontres, de nouveaux lieux à découvrir. Elle suivait avec intérêt l’évolution des petits établissements qui avaient l’ambition de monter en gamme, elle appréciait l’ambiance feutrée et l’assurance tranquille des grands palaces, elle découvrait toujours avec curiosité les nouvelles maisons, reflets parfois insensés de l’état d’esprit de l’hôtelier. Elle ne rentrait chez elle que le temps de quelques lessives et d’un passage éclair au siège du groupe pour prendre connaissance des prochaines destinations. Cela lui convenait. Catherine avait toujours été une fille solitaire, et cette disposition naturelle s’était accentuée à l’âge adulte, ce rythme de vie était tout à fait adapté à son état d’esprit. Son seul port d’attache était son grand-père, qui habitait non loin du Grand Hôtel.

Catherine n’avait pas pu mettre la main sur le réceptionniste rencontré le premier jour. Elle l’avait presque totalement effacé de sa mémoire, en même temps que l’épisode un peu honteux de son évanouissement. La routine avait pris le dessus, et ses investigations l’avaient pleinement rassurée sur la bonne marche de l’hôtel. Son rapport devait être finalisé le dernier soir, et elle repartirait le lendemain, une fois celui-ci présenté au directeur de l’établissement. Il serait excellent. Les manquements étaient infimes, le personnel impliqué. La réunion du lendemain ne serait qu’une petite formalité. Catherine s’était offert une dernière soirée au Grand Hôtel pour préparer sa synthèse, autant par conscience professionnelle que par intérêt. Elle commanda son dîner au room service, fit couler un bain chaud dans lequel elle versa les boules moussantes. L’espace d’une soirée, elle comptait retrouver sa vie de princesse dans la 512.

Quelques heures à peine après s’être endormie, un bruit sourd la réveilla en sursaut. La bouche sèche. Il faisait beaucoup trop chaud. Catherine se leva pour vérifier le thermostat de la chambre, mais celui-ci était éteint, et ouvrir les portes fenêtres. Pas un souffle d’air ne vint rafraichir l’atmosphère. Pas un bruit dans la nuit noire. Elle avait soif. Elle retourna dans sa chambre, se verser un peu d’eau. Ce silence. Cette chaleur. Comment pouvait-il faire aussi chaud ? Avait-il fait chaud dans la journée ? Catherine n’était pas sortie de l’hôtel depuis son arrivée, hormis une courte visite des jardins le premier jour. Elle aurait été bien en peine de décrire la météo qu’il avait fait pendant son séjour. Elle se sentait lasse. L’eau était tiède. Elle chercha à tâtons le bureau pour poser son verre. Le bruit qu’il fit au contact du meuble la fit sursauter. Elle se sentit violement tirée de sa torpeur.

- Madame ?

Il fallut quelques minutes à Catherine pour identifier où elle se trouvait maintenant. Elle cligna des yeux plusieurs fois. Il faisait sombre. Que diable faisait-elle à la réception ? Comment était-elle arrivée là ?

- Madame ?

Elle regarda autour d’elle, le hall était vide à l’exception du réceptionniste qui se tenait devant elle. Ce n’était pas Justin. Son bras à elle était encore tendu, un verre d’eau à la main. Elle allait le poser. Où était le bureau ? Et sa chambre ? Elle était en pyjama. En pyjama au beau milieu du hall.

Le réceptionniste passa sa main devant son visage, l’air aussi surpris qu’elle.

- Je…je suis en pyjama.

Elle ressentit le besoin de s’accrocher des deux mains au comptoir de peur de tomber à nouveau. Sa tête semblait déjà bien assez abîmée. Elle avait posé son verre à côté. Ses yeux remontèrent doucement jusqu’au visage du réceptionniste qui se tenait devant elle, à quelques centimètres de l’autre côté du comptoir.

- Excusez-moi, je ne sais pas comment je suis arrivée ici, j’étais dans ma chambre et…

Catherine se tut, il allait la prendre pour une folle. Qui était-il d’ailleurs ? Elle ne le reconnaissait pas. Il l’a surpris en s’exclamant brillamment « C’est pas vrai ! ».

Elle était peut être déboussolée, mais lui semblait clairement à l’ouest. Il était assez trapu, barbu, joufflu. Il fit le tour du comptoir pour lui rapprocher un fauteuil, comme si rien ne pouvait lui faire plus plaisir que de recevoir quelqu’un en pyjama au beau milieu de la nuit.

- ça alors, je ne parviens pas à y croire. Vous non plus apparemment ! Avez pas l’air dans votre assiette. Jamais eu un visiteur qui débarque sans prévenir. Vous venez d’où comme ça ? En pyjama en plus ! Qui vous a ouvert ?

- Pardon, je..j’ai soif.

- Tenez votre verre d’eau. 

Il fallait qu’elle reprenne ses esprits. Mais qui était ce type ? Où était-elle ? Et ce silence, cette chaleur. Elle devait rêver. Elle rêvait forcément. Ses yeux continuaient à faire le tour de la pièce, l’air hébétés.

Il du sentir son désarroi, car il prit le temps de se mettre doucement à sa hauteur.

- Pardon Mademoiselle, pas fait les présentations. Vous débarquez dans la nuit comme ça, c’est surprenant. Pas l’habitude. Sauf mon frère parfois. William, hôtelier, responsable de la porte sud, ici.

Il lui tendit la main, elle la serra sans trop de convictions, et répondit de façon un peu mécanique.

- Catherine, inspectrice d’établissements hôteliers.

Cet homme n’était pas tout à fait cohérent dans ses propos. Méfiance.

- Vous souhaitez une chambre Mademoiselle ? demanda-t-il en se relevant.

- J’ai une chambre, la 512.

- A la bonne heure ! Et peut-on savoir combien de temps Mademoiselle séjournera à l’hôtel ? La porte ne sera rouverte qu’en fin de semaine.

- Je….je ne comprends pas bien de quelle porte il s’agit, mais je pars demain après l’inspection.

- L’inspection ? de quel inspection parle-t-on ?

- De l’hôtel !

- Vous voulez inspecter l’hôtel ? Quelle idée ! C’est une idée de mon frangin ça ? Vous êtes de l’ordre ?

Cette conversation n’avait décidément ni queue ni tête. Catherine était fatiguée, elle sentait sa tête lui tourner sous l’effet de la chaleur. Elle ne voulait plus chercher à comprendre. Elle voulait juste retourner à l’abri, dans sa chambre, retourner se coucher et oublier ce qui semblait être un rêve très étrange.

- Excusez-moi, je vais…je vais me coucher. Merci pour votre aide Monsieur…

- William.

- Monsieur William.

Elle se leva doucement et repartis vers les ascenseurs. Accélérant le pas pour mettre un maximum de distance entre elle et la réception. Ça ne tournait pas rond. Sa trajectoire fut stoppée nette par une des baies vitrées qui donnait sur le parc de l’hôtel. Il n’y avait plus de nuit. Plus de parc. Plus rien. Le ciel rouge sang écrasait une terre brûlée. Les plantes étaient mortes. Il n’y avait aucun mouvement. Pas de bruit, pas de vent. Plus de cigales. Qu’était-il arrivé ?

- C’est impossible…

Catherine poussa la porte fenêtre et fit quelques pas à l’extérieur. Du balcon, elle avait une vue imprenable sur ce qui aurait dû être un jardin aménagé descendant en pente douce vers la piscine et les cours de tennis. Tout cela avait disparu. Ne restait que la terre ocre, du sable jaune. La chaleur était encore plus suffocante à l’extérieur.

- Madame, revenez, vous ne devriez pas…

La voix du réceptionniste lui parut très lointaine. Elle rêvait, forcément, quand un cri secoua tout son ête.  

Il lui glaça le sang, elle dû se plaquer les mains sur les oreilles pour protéger ses tympans et se recroquevilla au sol de douleur. Ses yeux s’étaient fermés sous l’impulsion, aussi elle ne vit pas tout de suite la créature qui se jeta sur elle. Un oiseau de proie l’enserrait de son ombre. Catherine ressentait le corps chaud de la créature contre la sienne, une peau rugueuse et des liens qui s’enfonçaient doucement dans sa peau. La puanteur lui fit avoir un haut le cœur. Elle hurla de terreur. Quelque chose explosa dans sa tête, son cœur, son corps. Chaque parcelle de son être. Elle était aspirée par cette douleur, et ce cri.

- Attention !

Catherine se réveilla en sursaut, pour de bon cette fois-ci. Le corps en sueur. La même odeur nauséabonde qu’elle avait ressentie dans son rêve s’élevait du lit. Elle regarda autour d’elle apeurée. Elle était de retour dans la 512. Sa 512. Le soleil passait au travers des rideaux entre ouverts. Il était déjà 8 heures. Tremblante, Catherine se leva pour tirer un peu plus les rideaux. Le ciel était bleu. Les arbres bougeaient sous l’effet du vent. Elle se retourna. Tout était là. Tout allait bien. Il fallait qu’elle se rassure, qu’elle respire. D’où venait cette odeur ? C’est en passant devant le miroir du salon qu’elle comprit. Le teint de Catherine était pâle, couleur papier mâché. Son pyjama…elle crut s’évanouir à nouveau quand elle réalisa qu’elle avait probablement vomit dans la nuit. Son pyjama était moite, tâché, malodorant. Le bas du pantalon était ocre. Elle sentit qu’il collait tout le long de sa jambe gauche. Elle préféra ne pas s’attarder sur cette inspection. Catherine se retourna ensuite avec horreur vers le lit. Les draps étaient tâchés par endroit, la chambre toute entière empestait. Catherine ressentit la honte l’envahir. Elle ne comprenait pas ce qui s’était passé, mais une chose était certaine, elle ne pourrait jamais rendre la chambre dans un tel état ! Il fallait qu’elle se ressaisie et rapidement !

Elle se débarrassa de son pyjama  en vitesse, passa sous la douche, aéra la chambre, tira les draps du lit. Catherine avait un avantage, elle connaissait par cœur l’établissement, et il ne lui fallut pas longtemps pour trouver une paire de draps propres. Restait à décider quoi faire des draps souillés. Vu leur état il y avait peu de chance que les tâches puissent être retirés. Surtout sur des draps blancs. Tout plutôt que de les rendre au personnel de l’hôtel. Elle décida de les mettre elle-même à la buanderie. Une fois mélangés aux autres draps, plus personne ne saurait qu’ils provenaient de la 512. A 10 heures Catherine était fin prête pour sa réunion de synthèse. Seules ses mains tremblaient encore. Elle rencontra le directeur, il ne fit aucun commentaire sur ses yeux bouffis et sa mauvaise mine. Elle prétexta une indisposition pour éviter une invitation à déjeuner. Son malaise le jour de son arrivée était encore récent, il s’inquiéta. Elle refusa qu’un médecin fut appelé, il la laissa partir sans poser davantage de questions.

Elle évita le hall de l’hôtel, passa directement par la porte de service et monta dans le premier taxi venu.

- Allô ? Papi ? C’est moi. Je peux venir chez toi là ? Je vais poser quelques jours de congés, je peux rester ? Je ne sais pas…deux semaines environ ? Si, si, ça va, je t’assure. Tu devrais être content, je suis tes conseils. Je vais lever le pied.

Le vieil homme était ratatiné par le temps, ridé, fripé. Il était son point d’ancrage, son port d’attache dans toutes les tourmentes, tous les moments de doute de la vie de Catherine. Il l’accueillit comme toujours, les bras grands ouverts, sur le perron où il avait dû rester prostré depuis son appel pour être sûr de ne pas raté son arrivée. Dans ses bras frêles, elle se sentie réconfortée, elle était certainement en train de perdre la tête, mais même folle elle était certaine de toujours trouver ici un refuge. Il la poussa rapidement à l’intérieur de la maison, avec sa petite valise, et débuta sa litanie habituelle, d’autant plus justifiée, que cette fois, Catherine avait réellement mauvaise mine.

- Catherine ! Mais quelle tête tu as ! Pourquoi ai-je l’impression qu’à chaque fois que tu passes me voir ta mine empire ? Quand vas-tu donc arrêter de courir comme ça dans tous les sens ?

- Papi….

- Non mai vraiment ma fille ! Tu as encore perdu du poids non ? Viens donc, on va commander à manger et tu vas te reposer. C’est pas un garçon qui t’a mise dans cet état au moins ?

- Papi…

- Ce serait malheureux mais tout de même…si tu avais un homme à tes côté il ne te laisserait pas te mettre dans un état pareil crois-moi !

- Non ce serait pire.

Il sentait sa fatigue, sa lassitude, sa petite fille était complètement éteinte, alors il n’insista pas. Elle le suivit gentiment dans sa routine, passa la soirée tel un automate. Ce n’est que le soir, allongée dans son lit d’adolescente, protégée dans son sanctuaire, que son cerveau s’ébroua. Que se passait-il autour d’elle ? Avait-elle rêvé ou ce qu’elle avait vécu la nuit dernière était-il réel ? Qu’avait-elle vraiment vécu ? L’odeur du souffre semblait réel. L’état de ses vêtements le lendemain aussi. Elle avait certainement été malade dans la nuit, cela pouvait expliquer les tâches sur les draps. Restait la terre ocre sur le bas du pantalon. Fallait-il qu’elle appelle un médecin pour passer un scanner ? Si l’odeur de soufre et ses rêves étaient des hallucinations, il fallait qu’elle consulte rapidement. La créature de son cauchemar la hanta un moment. La peur la maintient éveillée une partie de la nuit. Elle finit par se convaincre qu’elle était surmenée, et qu’un peu de repos réglerait tous ses problèmes. Elle avait lu un article sur les burun-out, des personnes qui s’imaginaient des choses pour échapper à leur quotidien. Les symptômes correspondaient, son esprit rationnel accepta cette explication sans broncher.

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