Chapitre 1

Catherine courait. C’était assez rare pour être souligné. Elle était plutôt à ranger dans la catégorie des montres suisse, plus tortue que lièvre. Catherine était en retard et elle avait horreur de ça. Être en retard signifiait beaucoup pour elle. Consciente de son manque de crédibilité, elle mettait un point d’honneur a toujours faire bonne impression. Ses talons claquaient sur le trottoir, et peu importe si l’un d’eux risquait de se rompre. Elle arriva enfin sur une grande place bordée de palmiers, le souffle court. Elle prit deux minutes pour calmer sa respiration, tirer sur sa veste, ajuster son sac à l’épaule. Ses mains tremblaient un peu. Il y a si longtemps qu’elle n’était pas venue au Grand Hôtel. D’une blancheur immaculée, les colonnades et les balcons habillaient toute la façade. Ils tranchaient avec le rouge des géraniums postés à chaque fenêtre et l’or qui formait un liseré fin entre chaque fenêtre. Des mosaïques arts-déco apportaient des touches de couleurs vives, et les fontaines de part et d’autres de l’entrée achevaient de transformer cette imposante maison en palais. Elle pouvait déjà entendre les échos du hall, les murmures des couloirs. Catherine adorait cet endroit. Elle s’y sentait chez elle autrefois. C’était il y a bien longtemps, et pourtant rien ne semblait avoir changé. C’est tout l’intérêt des palaces, vous comprenez ? Ils sont hors du temps. Celui-ci ne dérogeait pas à la règle. Les voitures s’alignaient les unes à côté des autres, un vrai salon de l’automobile. Les portiers allaient et venaient du parvis aux portes vitrées. Catherine était autrefois la princesse du Palais. Ces souvenirs lui redonnèrent le sourire. Dans les contes, les souillons deviennent princesse. Sa vie avait pris une autre direction. De princesse, elle était devenue la parfaite petite Cendrillon moderne. Elle jeta un dernier coup d’œil à la façade, en tant qu’experte cette fois-ci. Ses yeux parcouraient chaque détail, à la recherche d’une anomalie, d’un déséquilibre, d’un relâchement. Quelques notes sur un carnet. C’est bon, son cœur s’était calmé, elle avait endossé son costume. Elle était prête.

Elle avança calmement jusqu’à l’entrée, salua rapidement le personnel extérieur d’un signe de tête. Je suis de la maison, laissez-passer. L’arrivée dans le hall fut une seconde épreuve. Elle était trop familière du carrelage en damier où elle avait tant de fois joué à la marelle. Elle se vit petite fille sautant d’une dalle à un autre. Puis, adolescente trainant des pieds, affalée dans le sofa de l’angle. Avait-elle tant changé que cela ? Allait-il la reconnaitre ? Son fauteuil n’était pas libre, elle se tint donc droite en attendant que le réceptionniste soit disponible. Le grand hall était plein. C’était l’été, les touristes affluaient. Ce lieu offrait un espace de fraicheur. Les serveurs jouaient leur partition sans faiblir. Anticiper le désir du client n’est pas ici une règle prise à la légère. Humilité, rigueur et dévouement envers le client, compétition, méfiance et coups-bas envers les collègues, c’était la loi du service au Palais. Les intérimaires de l’été espéraient une place de titulaire à la rentrée, et pour obtenir le précieux sésame tous les coups étaient permis. Catherine en avait fait la douloureuse expérience lors de son premier stage. Quel âge avait-elle déjà ? 17 ans ? C’est son grand-père qui lui avait dégoté une place. Elle s’en souvenait maintenant. Il s’était démené comme un diable pour son stage d’été. Il avait été complètement désemparé le premier soir où elle était rentrée, les larmes aux yeux et les ampoules aux pieds. Catherine avait muri depuis, elle s’était forgé une carapace en acier, plus aucune larme ne coulait sur ses joues. Après avoir passé en revue les serveurs, ses yeux se reportèrent sur la réception, le champ était libre. Elle apostropha le réceptionniste.

- Monsieur ?

Ce n’était pas Monsieur Langlois, le chef de réception historique du Palais. Où était-il passé ? Etait-il si vieux qu’il eut pris sa retraite ? Elle se retint de fouilleur directement dans la copie du registre du personnel qu’on lui avait adressé la veille de sa visite. Elle était déçue, revoir Monsieur Langlois eu été beaucoup plus agréable que ce réceptionniste indolent.

- Monsieur ?

Il se retourna enfin.

- Madame ?

Son ton était froid, le regard méprisant, quoiqu’il sembla un peu surpris d’être ainsi interpellé. L’avait-elle surpris dans une position compromettante pour recevoir un tel accueil ?

- Monsieur Langlois ne travaille plus ici ? J’aurais souhaité rencontré le chef de réception, et j’ai rendez-vous avec le directeur de l’établissement.

- Le directeur ?

Un soupçon d’ironie dans la voix, toujours ce regard méprisant, mais pour qui me prend-il ? Je ne vais tout de même pas me justifier auprès d’un petit nouveau ! Elle sentit le feu lui monter aux joues.

- Ce n’est pas une façon de répondre aux clients. Lorsqu’un client s’adresse à vous, vous êtes prié de sourire et de vous montrer disponible. Au lieu de répéter mes fins de phrases. Votre rôle je vous le rappelle est de servir le client, et non pas de le tourner en ridicule. On ne vous a pas appris l’humilité en formation hôtelière ? Où est Monsieur Langlois ? J’ai deux mots à lui dire.

Elle ne s’énervait pas facilement d’habitude. Il l’avait déstabilisée. Ou peut-être était-ce l’hôtel, le fait de revenir ici, et tous ces souvenirs. Catherine était prête à s’excuser, mais le réceptionniste n’avait pas bougé, imperturbable, il semblait avoir gagné en centimètres au fur et à mesure qu’elle parlait et la toisait maintenant d’encore plus haut.

- Vous allez vous calmer tout de suite, je ne sais pas qui vous êtes, ce que vous faites là, mais vous allez rapidement me parler sur un autre ton.

Elle en resta bouche bée. Son regard était dur, pas le genre d’homme qu’on remet facilement à sa place. Il faudrait que je dise deux mots au directeur sur ses critères de recrutement. Quel effet aurait-il sur les clients de l’hôtel ? Les avis allaient être désastreux et c’est toute la réputation du Palais qui en souffrirait. Il se tenait devant elle, plus droit qu’un manche à balais, ses longues mains blanches posées sur le bar de la réception, bien à plat. L’uniforme impeccable, la tête haute. L’uniforme. Ce n’était pas celui de l’hôtel. Il n’était pas vert mais noir, ou bleu nuit. Un liseré bleu marquait le col et la boutonnière. 3 clefs surmontées d’un H majuscule étaient brodées aux manches. Qui était se clown ? Pour la toute première fois de sa courte carrière, Catherine eu une intuition, ce contrôle se solderait par un licenciement. Un homme aussi sûr de lui rebondirait sûrement, ailleurs. 

- Madame ? Comment êtes-vous arrivée là d’abord ?

Une pointe d’agacement. C’est que Catherine dérangeait monsieur.

- Ne restez pas là les bras ballants, je suis l’inspectrice, j’ai rendez-vous avec le directeur, allez donc le chercher. Maintenant !

Ne le voyant pas bouger, Catherine avait un peu haussé la voix. Il ne fallait surtout pas créer de scandale pourtant. Elle se retourna rapidement pour guetter la réaction des touristes autour d’elle. Il n’y avait plus personne. Où étaient-ils tous passés ? Un calme absolu régnait maintenant dans le hall. Pas le moindre bruit de pas. Plus de chuchotis. Plus de tenues bariolées. Le hall semblait immensément vide. Catherine resta hébétée, la bouche ouverte. Elle n’entendait plus que son propre cœur battre à tout rompre dans ses oreilles. Impossible ! Elle avait chaud. Où était-elle ? Que faisait-elle ici d’ailleurs ?

- Je…

Elle se retourna vers la réception, et tout disparu autour d’elle dans un écran de fumé.

- Catherine ? Mademoiselle ? Allez mon petit, ouvrez les yeux.

La voix familière de Monsieur Langlois la ramena à la réalité. Elle était allongée derrière le comptoir de la réception. Il lui tapotait gentiment la main, pendant qu’un commis lui passait une serviette humide sur le visage. Où était-elle ? Le Grand Hôtel, l’inspection, le réceptionniste hautain. Ses pensées revinrent petit à petit. Embrouillées par un bon mal de crâne.

- Ma tête…

- Je crains que vous ne vous soyez fait mal en tombant, elle a percuté le sol. Pour une entrée en matière, c’est plutôt fracassant mademoiselle ! Prenez un peu d’eau.

Elle s’appuya doucement contre les boiseries du comptoir pour se relever. Prit le verre d’eau qu’on lui tendait. Catherine en profita pour reprendre un peu ses esprits. Quel était l’objectif déjà ? Ne pas perdre toute sa crédibilité en arrivant ? C’était raté.

Le visage de Monsieur Langlois se tenait au-dessus d’elle, l’air inquiet. Il l’avait toujours traitée avec beaucoup d’affection. Il l’avait vue grandir dans ses murs, il avait été son compagnon de jeu dans ses moments d’ennui. Il y en avait eu beaucoup dans l’enfance de Catherine. Elle repoussa ses souvenirs, elle était là pour l’inspection, il lui fallait rester objective. La réputation du Grand Hôtel lui tenait particulièrement à cœur.

- On va vous amener à votre chambre. Prenez un peu de repos. J’ai prévenu le directeur, il vous prendra en rendez-vous cet après-midi. Ce matin reposez-vous. Nicolas, prenez les affaires de Madame, déposez les dans sa chambre. Claire, vous voulez bien m’aider à la relever s’il vous plaît ? Voilà doucement. Vous pouvez marcher Catherine ? Sinon je vous installe dans mon bureau là, derrière, en attendant.

- Non ça ira, merci. Je vais monter.

- Voilà les clefs. Nous vous avons préparé la 512. Claire, accompagnez-là. Je ne voudrais pas que nous perdions notre inspectrice une seconde fois, dit-il dans un clin d’œil.

Catherine rouvrit les yeux quelques heures plus tard. Elle était épuisée, perdue dans un univers cotonneux qui ralentissait chaque mouvement, chaque pensée. Elle regarda autour d’elle. Elle était dans la 512. Sa 512. Les inspecteurs logeaient la plupart du temps dans les chambres les plus ordinaires de l’hôtel. Les plus bas de gamme. Pas Catherine. Pas au Grand Hôtel. Ici, on lui avait réservé sa chambre supérieure, avec vue. La chambre de ses parents pendant plusieurs années. Une petite attention de Monsieur Langlois certainement. Seule la décoration avait changée. Les couleurs étaient claires, les nuances de crèmes, blancs, taupes recouvraient les murs, les fauteuils capitonnés et le lit. Les meubles en bois apportaient une touche de confort et de chaleur. Des bouquets de fleurs fraiches avaient été disposés sur la table basse du petit salon. La pièce était grande, lumineuse. Luxe, calme et volupté, il n’y avait pas d’autres mots pour décrire un tel endroit. Sortir de ce cocon allait se révéler bien difficile pour Catherine. Elle se leva doucement, posa ses pieds nus sur l’épais tapis, juste à côté de la paire de chaussons qui l’attendait bien sagement au bord du lit. Monsieur Langlois ne s’était pas trompé sur sa pointure. Il avait ce souci du détail qui faisait de lui bien plus qu’un simple chef de réception. Il était l’âme de l’hôtel. Elle devait absolument lui parler du nouveau réceptionniste. Des mesures s’imposaient. Elle prit quelques minutes pour se rafraichir et se changer. Elle partit ensuite à la recherche de Monsieur Langlois, prête à se remettre au travail. Elle le retrouva facilement à l’office, fidèle au poste. Il l’accueillit avec un grand sourire.  

- Alors mon petit vous vous sentez mieux ?

C’était bien le seul employé de l’hôtel avec qui elle accepterait une telle familiarité. Pour les autres elle était Madame, Madame l’inspectrice, ou, plus simplement, Catherine. Elle lui laisserait cette liberté, par égard pour ce qu’il avait représenté pour elle autre fois, mais ne s’en montrerait pas moins stricte dans son inspection. Après quelques échanges de banalités sur son état de santé, l’interrogatoire pouvait commencer. 

- Il faut que nous discutions de vos employés, et notamment du nouveau réceptionniste. Depuis quand laisse-t-on le choix de l’uniforme ?

- Ma petite Catherine, j’ai peur que la chute ne vous ai fait plus de mal que prévu. Je ne comprends pas un mot de ce que vous me dites là. De qui parlez-vous ? Je n’ai pas croisé un seul employé ce matin qui ne portait pas correctement sa livrée.

- Je vous parle de votre nouveau réceptionniste.

- Justin ? Mais il est parmi nous depuis plus de 3 ans ! Il a reçu une excellente évaluation l’an passé, nos habitués l’adorent. C’est un vrai problème d’ailleurs, le garçon est doué, il lui faut évoluer et nous devrons le remplacer.

- Est-ce que l’on parle bien de la même personne ? Il est très grand, châtain, les yeux noirs, l’air méprisant ? Ses manières laissent vraiment à désirer.

- Grand, châtain ? Ça peut être n’importe qui, mais je refuse que vous qualifiez le personnel de cet établissement de méprisant ! Allons donc ! Cette description ne correspond pas du tout, Justin n’est pas si grand, mais on peut le faire venir, vous jugerez par vous-même.

Il s’était rembruni, cette conversation ne prenait pas du tout la direction attendue, et Catherine sentait bien qu’elle l’avait vexé. Cela lui fit de la peine, elle espérait rapidement résoudre ce mystère et passer au sujet suivant.

- Vous n’avez pas d’autre réceptionniste ?

- Puisque je vous dis que non !

Il se leva pour rouvrir la porte de l’office et interpeller son assistante.

- Claire, appelez-moi Justin s’il vous plaît ! Qu’il vienne tout de suite, prenez sa place à la réception en attendant, il n’y en aura pas pour longtemps.

- Qui est le second de Justin ? demanda Catherine.

- La petite du Belvédère. Encore un peu jeune, mais elle fait ses preuves, nous l’avions pris sur votre recommandation d’ailleurs, j’avais vu une note de votre part dans son dossier. 

- Ce n’est pas un homme ?

- Décidément on ne va pas s’en sortir aujourd’hui, il va falloir vous réveiller Catherine. Vous vous souvenez d’Emma ? Du Belvédère ? Petite, blonde, très dynamique ? Je doute qu’on puisse la qualifier de masculine.

- Monsieur m’a demandé ?

Un jeune homme avait passé la tête dans l’entrebâillement de la porte. De taille moyenne, cheveux châtain clair,  sourire franc, l’air avenant. Effectivement ça ne correspondait en rien au réceptionniste rencontré quelques heures plus tôt.

- Justin, approchez. Est-ce que quelqu’un d’autre à part vous était à la réception ce matin ? A l’arrivée de Madame.

- Non Monsieur. J’ai pris mon poste à 7h, j’ai dû m’absenter 2 ou 3 fois dans la matinée, quand il y a moins de clients, mais je demande dans ce cas au concierge de garder un œil sur la réception et de répondre aux demandes. Mes absences n’ont pas duré plus de 5 minutes.

- Et quand Madame est arrivée ?

- Je revenais tout juste quand elle s’est effondrée. Je suis désolée Madame, à quelques secondes prêt j’aurais pu vous rattraper et vous éviter la chute.

- C’est votre uniforme ?

- Oui Madame.

Catherine était perplexe. Elle remercia Justin qui put reprendre son poste, et s’excusa pour ce moment de confusion qu’elle mit sur le dos de son malaise le matin même. L’entretien se poursuivi sans accro. La gestion du Grand Hôtel était extrêmement stricte, le personnel était formé, encadré, rappelé à l’ordre au besoin. L’entretien, des chambres aux salons, en passant par les couloirs, les ascenseurs et le moindre recoin de l’établissement était revu en permanence. Chaque employé avait un poste précis, un périmètre de responsabilité clairement défini, des contrôles réguliers étaient réalisés. Peu de recommandations pouvaient être identifiées sur une mécanique si bien huilée. Quelque chose néanmoins échappait à Catherine. Elle ne parvenait pas à oublier la colère ressentie le matin même. Avait-elle rêvé ? Le choc lui avait-il fait perdre la tête ? Si le mystérieux réceptionniste n’existait pas, c’était mauvais signe pour sa santé mentale, mais une bonne nouvelle pour le Grand Hôtel.

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