Chapitre 19 Une ou deux danses

Par Cathie

La soubrette se retourne vers lui. Ses yeux brillent et le masque ne peut dissimuler son sourire.

Le chevalier lui prend la main et l’attire vers la grande salle. Quand il l’enlace et comme par magie, leur corps s’accordent, leurs pas s’ajustent. Le chevalier s’abime dans cette aisance, dans cette harmonie et plus rien ne compte pour lui.

— Quel admirable danseur vous faites, Messire Brigand ! J’ai l’impression d’avoir dansé avec vous toute ma vie. Pourtant, nous venons de nous rencontrer, n’est-ce pas ?

Le chevalier plonge son regard dans les yeux bleus levés vers lui, et son cœur bondit : c’est elle, c’est bien elle !

Se penchant vers son oreille, il murmure :

— Si, Princesse ! Nous dansons ensemble depuis toujours. C’est vous qui, en rêve, m’avez appris ces pas, c’est vous qui m’avez promis qu’un jour, nous les danserions pour de vrai.

— Enfin, Chevalier ! s’exclame la princesse. Vous en avez mis du temps !

Ils n’ont besoin que de cette danse pour le vérifier : ils ne se sont jamais quittés, ils n’ont rien fait d’autre que se préparer à cette rencontre, et ils passeront le reste de leur vie à accorder leurs pas, toujours plus sûrement, toujours plus harmonieusement. De ça, le chevalier est absolument certain.

Ce qui ne l’empêche pas de vouloir faire un second tour de piste. Mais brusquement, surgit de nulle part, le majordome s’avance vers eux, une lueur joyeuse dans l’œil.

— Messire Brigand, avez-vous trouvé ce que vous cherchiez ?

Puis se retournant vers la princesse sans attendre la réponse :

— Pour raison d’état, qui n’est autre que l’impatience de votre père, j’ai bénéficié d’une dérogation spéciale pour vous reconnaitre et vous transmettre ce message : le roi ronge son frein, et vous lui feriez un immense plaisir en allant lui présenter votre chevalier servant.

— Ils ne savent rien ? demande la jeune fille.

— Non, Princesse ! Pas la moindre information n’a pu m’être extorquée, et je vous laisse le soin d’éclairer sa lanterne, comme vous me l’avez demandé.

— Eh bien, j’y vais, répond-elle. Donnez-moi un instant pour mettre en scène votre retour, Chevalier, puis venez nous rejoindre.

Le jeune homme profite du délai pour recruter un serviteur bariolé portant boissons et amuse-gueules, qu’il précède jusqu’au cabinet du roi, lieu du rendez-vous.

Devant la porte, entrebâillée, la voix du roi, fort agitée, l’arrête net :

— Princesse, vous lui êtes pratiquement promise ! Ce bal ne devait être qu’une formalité que j’avais présenté comme une charmante lubie de votre part. Comment va-t-il prendre ce brutal revirement de situation, lui qui se dit si completement épris de vous ? Sans parler des conséquences diplomatiques et économiques possibles, que dis-je, probables…

— Père ! interrompt la princesse dont la voix grimpe dangereusement vers les aiguës. Ce n’était pas une formalité mais un test et votre prétendant l’a raté, tout bon parti qu’il soit ! Il ne m’a pas reconnu, lui qui avait l’avantage de posséder un portrait de moi alors que je n’ai pu qu’apercevoir ses armoiries sur l’emballage de ses cadeaux ! Et mon cœur a choisi !

— N’est-ce pas son bonheur que vous voulez, Sire, intervient doucement la marraine. Et je suis sûre que le talent de vos diplomates permettront…

— De quel côté êtes-vous, grogne le roi en se retournant contre sa belle-sœur. C’est de votre faute si cette enfant a la cervelle pleine d’idées aussi romantiques que peu pratiques.

— Ah, non ! s’écrie la princesse. Laissez Marraine en dehors de tout ça ! Je sais ce que je veux, et je vais le lui expliquer moi-même, à votre prétendant. Et ensuite, épousez-le donc, s’il vous plait tant.

La jeune fille sort en trombe et manque renverser le chevalier qui se retourne pour la suivre, le visage en feu et l’esprit en bataille : malgré la véhémence de la princesse, il ne peut croire que le roi abandonnera un projet diplomatique et économique aussi avantageux pour son royaume et un parti aussi prometteur pour sa fille, simplement parce que le chevalier arrive comme une fleur, les mains vides, et le cœur en bandoulière !

Mais la princesse lui a attrapé le bras :

— Je veux danser, déclare-t-elle, en remettant son masque.

Deux tours de piste plus tard, la princesse a oublié sa colère et danse avec délice. De toute évidence, elle a bien l’intention de profiter de ce qu’il lui reste de la soirée et le chevalier a un peu de mal à la suivre.

Elle lève alors les yeux vers son cavalier et éclate de rire :

— Allons, mon Amour, ne faites pas cette tête ! Mon père et ma Marraine sont en train de se disputer, ce qui est parfait ! Et en fin de compte, c’est moi qui aurai le dernier mot… ce qui est heureux : il s’agit de ma vie, quand-même !

Puis, dans un élan de tendresse joyeuse, elle attrape le chevalier par le cou et se serre contre lui. Le jeune homme n’a pas le temps de refermer ses bras sur elle qu’elle s’écarte avec un gémissement en se frottant le plexus :

— Mais qu’est-ce que vous cachez sous votre chemise, j’ai failli me trouer la peau.

Le chevalier la regarde, perplexe, puis il déboutonne la veste, glisse la main dans l’habit et en ressort l’anneau sigillaire donné par le roi voisin.

— Je suis désolé, j’avais complètement oublié ce truc.

La princesse attrape la bague et la considère avec surprise.

— Mais, mon Doux Ami, ceci est un sceau royal ; seul un roi légitime peut se promener avec ce « truc », comme vous dites !

Puis, l’examinant de plus près :

— Et il ressemble à s’y méprendre au sceau de ce roi félon à qui mon père prétend me marier ! Messire Brigand, auriez-vous dévalisé notre homme en chemin ?

— Mais certainement pas, répond le chevalier. Je ne suis pas un voleur. Il se trouve que cela m’appartient de droit ! C’est une histoire un peu compliquée, que je vous réservais pour quelque longue soirée d’hiver…

— Mais, mon Bien-Aimé, je n’ai pas le temps d’attendre l’hiver ! Etes-vous oui ou non le roi du royaume voisin ? Vous pourrez toujours me raconter plus tard par quel tour de passe-passe…

— Il n’y a eu aucun tour de quoi que ce soit, ma Chérie ! Toute mes aventures sont authentiques, légitimes et conformes aux traditions chevaleresques… à peu de chose près. C’est seulement que la partie la plus récente de l’histoire remet en cause tant de choses !   

Rapidement et pas forcément dans l’ordre, le chevalier met la princesse au courant des faits saillants des mois qu’il a passé loin d’elle.

— Si je m’étais imaginée ! s’extasie la princesse. Pour tout vous dire, mon Cœur, j’en étais venue à me demander si je ne vous avais pas un peu sur-estimé. Mais je vois maintenant que c’est tout le contraire, et j’ai hâte d’entendre les détails de vos aventures.

— Je vous promets que vous ne serez pas déçu, Ma Mie. Mais je dois avouer que je me sentirais plus à l’aise si nous allions rassurer votre père !

La princesse fronce son adorable nez en détournant les yeux :

— Pourquoi se précipiter, mon Bel Amour ? J’entrevois pour ma part une occasion trop tentante de me venger !

— Allons, ma Douce Amie, il ne veut que votre bien !

— Je n’en doute pas, mais sa conception de mon bien diffère un peu trop de la mienne ! je vous en prie, mon Chéri, gardez le secret de votre identité royale encore cette nuit, mon père n’a pas volé de mijoter dans son jus quelques heures !

— Ma Mie, êtes-vous sûre que ceci est tout à fait…

Un coup de gong interrompt le chevalier : le visage découvert et la mine renfrogné, le roi s’avance jusqu'à son trône, scrute l’assemblé un instant, puis, ne trouvant pas ce qu’il cherche, déclare :

— Que le bal se poursuive mais, pour des raisons indépendantes de ma volonté, l’annonce officielle des fiançailles de la princesse n’aura pas lieu ce soir. Bonne fin de soirée !

Puis il quitte les lieux à grands pas.

La marraine n’a pas reparu et le chevalier se demande si c’est bon… ou mauvais signe. Avant qu’il ait pu décider, le majordome se matérialise à côté d’eux, l’air sévère :

— Avez-vous une petite idée de ce qui se passe, Princesse ? Votre retour, Chevalier, n’aurait-il pas un lien avec la mauvaise humeur du roi ?

Avec un grand sourire, la princesse lui chuchote à l’oreille :

— Majordome, vous êtes d’une perspicacité impressionnante. Et je sais que vous n’êtes pas étranger au retour in extremis du chevalier : je vous en serais éternellement reconnaissante. Cependant, j’ai encore besoin d’un peu d’aide de votre part. Où pourrions-nous parler tranquillement ?

Le majordome jette un regard interrogateur au chevalier qui hoche la tête avec une assurance qu’il est loin de ressentir.   

— Le petit cabinet jouxtant la bibliothèque fera-t-il l’affaire, Princesse ? propose-t-il alors avec un soupçon de suspicion.

— Ce sera parfait, surtout si nous pouvions y avoir une petite collation, répond la jeune fille. Je suis restée devant cette porte presque toute la soirée, j’ai passé le reste à danser, et maintenant, j’ai faim !

Attrapant le chevalier par un bras et le majordome par l’autre, elle les entraine vers la sortie. Très mal à l’aise par tant de familiarité, le petit homme cherche à se dégager, mais la princesse ne le lâche pas :

— Majordome, vous donnez le bras à une servante, elle-même soutenue par un bandit de grand chemin. Je vous assure, les apparences sont sauves ! Et pour vous le prouver, j’irai moi-même chercher de quoi nous restaurer - pour une fois que je vais pouvoir choisir - avant de vous rejoindre.

Puis elle file vers les cuisines. Le majordome guide le chevalier jusqu’à un petit salon dans une aile mitoyenne. La porte refermée, il se tourne vers le jeune homme :

— Je ne sais pas ce qu’elle manigance, mais ne dites pas que je ne vous avais pas prévenu ! Notre princesse sait ce qu’elle veut - peut-être un peu trop - et ne se laisse jamais faire. Si vous voulez un conseil, réfléchissez-y à deux fois avant de la contredire. En attendant, auriez-vous la bonté de me rendre votre masque ? Il a pour moi une valeur sentimentale.

Puis, à la vue des traits tirés du jeune homme, il s’exclame :

— Mon Jeune Ami, est-ce la fatigue ou l’émotion des retrouvailles qui vous bouleverse à ce point ? Vous avez besoin de quelque chose d’un peu plus fort que les petits fours et le thé vert que la princesse va nous rapporter. J’ajouterais que je suis moi-même éreinté, ces bals et autres manifestations sociales demandent une intendance considérable ! Or, depuis votre départ, le roi et la marraine se sont mis en tête de recevoir toute la contrée, sans aucun doute pour distraire la princesse. Vous ne vous imaginez pas les tracas que cela m’a causés ! Heureusement, il y a ici un petit remontant !

Quand la princesse arrive, avec un plateau garni d’une théière fumante et d’un assortiment de petits gâteaux, les deux hommes, installés dans de confortables fauteuils, sirotent un verre de liqueur.

 

 

Installé incognito dans une chambre d’invité, le chevalier, maintenant seul, ne voit pas ce qu’il pourrait faire d’autre que se coucher. Il a beau être convaincu que son bonheur va l’empêcher de fermer l’œil, il s’endort aussitôt et il est très étonné, un instant plus tard, d’être réveillé par le majordome.

Ce dernier tire les rideaux sur un flot de soleil d’automne et déclare avec un clin d’œil à son invité :

— Le roi du royaume voisin vient de faire savoir au roi de ce royaume-ci qu’il demandait une audience privée avec la famille royale, afin de montrer à la princesse son affection et son attachement par des cadeaux précieux. Notre souverain, de fort méchante humeur, attend donc son invité dans la grande entrée. Il serait de bon ton de ne pas le faire languir plus longtemps, n’est-ce pas, Sire.

Puis, indiquant le juste-au-corps sale et le manteau troué jetés sur un fauteuil, il ajoute :

— Mais il n’est pas question de renfiler ces oripeaux, je vous ai apporté quelque chose de plus conforme à votre rang.

Pendant que le chevalier enfile une tunique brodée et des chausses de soie, le majordome ajoute :

— Un message vient d’arriver pour vous, par hibou royal, de la part du régent du royaume voisin. Je ne comprends pas pourquoi il vous a cherché dans la Foret Interdite mais il y a perdu du temps. Heureusement, je l’ai intercepté ce matin, juste avant qu’il ne parvienne au roi, et je me suis permis d’y jeter un œil, dans le cadre de notre collaboration.

Le chevalier tend la main sans faire de commentaire, en espérant que le message ne soit pas trop codé. Heureusement, il est rédigé en clair et co-signé par Copine et le roi :

« On espère que les retrouvailles se sont bien passées et que le chevalier est en forme.

Le roi tenait à prévenir le chevalier que, pour faciliter la suite des événements, il a envoyé une demande en mariage officielle au père de la princesse, demande accompagné de « cadeaux » pour ses hôtes : la queue du dragon, que le chevalier voulait proposer à la marraine ainsi que le miroir magique. Personne n’est venu le réclamer et certaines affinités mystérieuses sont apparues entre les deux objets : le miroir s’est déchainé quand on a voulu le séparer de la queue. Copine a donc proposer de tout lui faire parvenir. Elle est sûre qu’une magicienne expérimentée comme la marraine sera mieux à même de gérer la situation.

On lui souhaite beaucoup de bonheur, en espérant que le jeune couple passera leur rendre visite, peut-être à l’occasion du voyage de noce.

PS: Le roi voisin a adopté Copine, elle est donc la princesse héritière en plus d’être la magicienne officielle du royaume si le chevalier a d’autres projets .  »

— Les cadeaux sont donc bien de vous, et vu leur nature, il vaut mieux que vous soyez là pour les offrir, commente le majordome en posant une cape à col de fourrure sur les épaules du chevalier.

Se reculant de quelques pas, il considère le résultat :

— Ma foi, vous faites un roi tout à fait crédible ! Cependant, gardez votre sceau à portée de main, le roi risque de ne pas se contenter de votre seule parole.

Dans le couloir, ils croisent la marraine qui agite vigoureusement son éventail, l’air soucieux. Remarquant le jeune homme, elle le salue d’un rapide :

— Bonjour, Chevalier, vous avez le chic pour être toujours là où on ne vous attend pas !

Comme elle continue son chemin sans plus attendre, le chevalier interroge le majordome du regard ; mais contre toute attente, ce dernier n’a aucun commentaire à offrir et avance, imperturbable.

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Miaoo!
Posté le 21/01/2020
— Si, Princesse ! Nous dansons ensemble depuis toujours. C’est vous qui, en rêve, n’avez appris ces pas, c’est vous qui m’avez promis qu’un jour, nous les danserions pour de vrai.
M’AVEZ APPRIS
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