Chapitre 19 - Le grand jour

Ils attendirent longtemps, dans l’obscurité de leur chambre retrouvée, que le pas sentencieux de Maistre Pléthore s’éloigne enfin. Par chance, il se dispensa d’une nouvelle visite intempestive. Lorsque le chuintement de sa démarche élastique décrut, Blair, Châny et Naëlle rejoignirent Till.

L’excitation était trop grande, les esprits trop surchauffés pour que les amis parviennent à trouver le sommeil. Till ne savait par où commencer tant les dernières révélations s’entre-brouillaient dans sa tête. Il aurait aimé tout d’abord dire à Naëlle combien l’intervention d’Aneth l’avait touché, combien il lui en était reconnaissant mais les mots s’égaraient dans le labyrinthe de son cerveau sans parvenir à trouver le chemin de sa bouche. L’esprit de Blair, n’étant pas confronté à ce genre de difficulté, une phrase lui suffit pour résumer la situation :

  • Parfaite ta mère, elle a dit ce qu’il fallait au moment où il le fallait.
  • C’est vrai, approuva Till faute de mieux. C’était vraiment courageux d’affronter l’assemblée.

Sa remarque tomba à plat comme l’œuf au fond d’une poêle. Il trouva affligeant de ne pouvoir exprimer clairement ses sentiments mais Naëlle lui sourit, indulgente :

  • Merci. Ma mère était assez remontée. Tout ça tournait dans sa tête depuis un moment, elle arrêtait pas d’en parler. Je crois que ma grand-tante Wilma l’a un peu aidée à s’éclaircir les idées et puis, elle apprécie beaucoup Elhyane.

Le lien de parenté entre Wilma, Naëlle et Aneth ne sautait pas aux yeux à première vue, mais toutes trois étaient des femmes d’un caractère bien trempé. Rappeler quelques vérités ou exprimer franchement le fond de leurs pensées, quitte à déplaire, ne les effrayait pas plus que traverser à pied l’Okï par un mois de Freyja (1) où la rivière charrie des glaçons de la taille de porchons (2) bien gras. En cela, elles ressemblaient à Elhyane, ce qui les rendaient au regard de Till éminemment attachantes.

  • Il était important de rappeler certaines évidences et Elhyane n’était pas la mieux placée pour ça. Que ce rappel vienne d’Aneth n’en a eu que plus de poids, souligna Châny, surtout dans un moment où la communauté doit se montrer plus que jamais unie.
  • Tu veux parler des risques liés aux protections, Harald avait l’air de les prendre très au sérieux, dit Till.
  • Oui, la réunion de ce soir était destinée à préparer la population pour une éventuelle arrivée de visiteurs. Il est vraiment dommage qu’on ait raté de début.
  • Je crois que les jours à venir seront décisifs, soupira Naëlle.
  • Si toutefois, ils arrivaient jusqu’à nous, ce qui est loin d’être certain, rien ne nous permet de deviner à l’avance leurs intentions. Comme l’a rappelé Aneth, le monde n’est plus ce qu’il était. L’heure est peut-être venue de nous mettre aussi au diapason.

Blair, approbateur, envisageait la situation sous l’angle du cosmologue découvrant une planète inconnue :

  • Je suis plutôt curieux de rencontrer ces gens du continent. Là, on est tous à s’enturbanner le poireau mais ils sont peut-être comme Till, complètement inoffensifs. Vous vous rendez compte, si un de ces gros navires arrivait jusqu’à nous ! Moi, je veux pas rater ça !

Till sourit en secouant la tête, Blair et son éternel optimisme ! Cette capacité à ne voir que des solutions, là où tout le monde s’empêtrait dans le problème, l’émerveillait. Blair n’avait aucun besoin de la perspective d’une montagne pour éclairer son chemin. Il avait une vision précise de l’endroit où il allait et si jamais un obstacle se plaçait en travers de sa route, il réfléchissait immédiatement au moyen de le contourner. D’ailleurs, Blair s’amusait beaucoup de ces obstacles, plus il y en avait, plus il exultait.

  • Je sais pas vous, mais moi je suis cuit.
  • Tu as raison.

Châny jeta un œil à sa pendule dont le premier cadran indiquait deux heures passées de quarante-cinq minutes tandis que l’autre affichait trois heures passées de trente-six minutes.

  • Essayons de dormir un peu. La journée de demain sera… comment dit Maistre Zigue ?
  • Active et vivifiante ! répondit Till.

Quelques minutes plus tard, le sommeil tombait sur Till sans préavis. Un sommeil sans rêve, sans trêve, comme il n’en avait pas connu depuis longtemps. Il aurait pu dormir ainsi une journée entière, épuisé par toutes ces émotions. Mais la pétarade grinçante d’un corne-buccin (4) ne lui en laissa pas le loisir. Il ouvrit les yeux, déconcerté, avant de réaliser qu’il était bien à Gran-Cairn, que l’insupportable bruit de crincrin mal lubrifié provenait du couloir et probablement de Maistre Calamité. Il se prépara sans traîner pour rejoindre ses amis. Naëlle affichait une humeur exécrable :

  • Surtout ne me parlez pas ! J’ai un début de migraine et la tête dans le chaudron !
  • T’es malade ?

Elle lui répondit d’un regard assassin.

  • Blair a raison de s’inquiéter, répondit Châny, la journée va être intense et…
  • Si vous m’oubliez un peu, ça ira déjà beaucoup mieux !

Forcer Naëlle à s’exprimer lorsqu’elle n’y était pas disposée présentait un risque potentiel d’embrouille. La journée s’annonçait suffisamment imprévisible sans y ajouter des tensions supplémentaires. Ils prirent donc la direction de la cantinière en silence pour un petit déjeuner nocturne, avant de retrouver les Aspirants dans le grand hall.

L’aube déchirait à peine l’horizon lorsque le petit groupe contourna le bâtiment encore ensommeillé pour prendre la direction de la montagne. Une bise piquante relevait le col des pélerines et s’emmêlait dans les cheveux ébouriffés de Till. Ils cheminaient en file indienne sur un sentier escarpé, Harald et Maistre Zigue ouvrant la marche. D’un côté la montagne abrupte, de l’autre un ravin qui ne cessait de se creuser à mesure qu’ils gagnaient en altitude.

Till traînait à l’arrière, gardant un œil sur Sven accroché aux basques du Magister. Il avait retenu la leçon : « ne jamais tourner le dos à l’adversaire ». Blair en grande forme, en dépit de sa courte nuit, ne cessait de jacasser. Till lui aurait volontiers demandé de la boucler et s’étonna même que Naëlle ne soit pas déjà intervenue, puis il comprit que ce déluge verbal dissimulait une anxiété que tous ressentaient.

Ils débouchèrent sur un replat au pied d’une falaise. Nulle grotte apparente, la roche se dressait anguleuse et tourmentée. Harald envisageait-il de leur faire escalader cette muraille ? L’ascension serait plus que périlleuse, voire impossible. Till n’était pas le seul à s’interroger, Blair s’était subitement tu.

  • Nous voici arrivés au point de départ de votre parcours, expliqua le Magister. Vous devez vous demander ce qui vous attend à présent ?
  • Eh bien, répondit nerveusement Naëlle sans y être invitée, on ne peut visiblement pas aller plus loin puisqu’on est au pied du mur. Donc si on ne peut ni grimper, ni progresser, il ne nous reste plus qu’à redescendre ! C’est une évidence.
  • Je vous avais bien dit qu’elle avait l’esprit vif, s’exclama Maistre Zigue admiratif, un vrai piquedru (4) !
  • Tu as raison Naëlle, acquiesça le Magister, nous ne pouvons aller plus loin. Donc, il va vous falloir redescendre, comme tu le soulignes si bien…

Harald poussa du pied une pierre plate qui dissimulait un crochet de métal.

  • Oh, oh… Je redoute le pire, siffla Blair entre ses dents.

Ce crochet commandait l’accès d’une trappe qui ouvrait sur un gouffre béant. Les derniers Aspirants encore enthousiastes reculèrent d’un pas :

  • Nous avons sélectionné pour vous l’épreuve du labyrinthe, poursuivit Harald. Il ne faut pas vous arrêter à l’entrée, ce n’est qu’une entrée, même si elle peut paraître impressionnante. Les Maistres ont fait preuve d’imagination et de créativité. Ils se sont vraiment surpassés cette année !
  • Merci Magister, répondit Maistre Zigue, réjoui comme un Aspirant qui aurait découvert son premier œuf de coq. J’aimerais partager cette aventure avec vous, belle et fringante jeunesse, mais hélas, je n’ai plus l’élasticité d’antan, n’est-ce pas, et je dois m’accommoder des contraintes de mon âge ! Mais je serai de tout cœur avec vous, soyez-en certain !

 

Till croisa le regard de Châny aussi dubitatif que le sien. Ils ne savaient s’ils devaient pleurer ou se réjouir de cette nouvelle. Les déboires de Blair avec la porte de leur carrée, demeuraient encore bien présents et Maistre Zigue, sous ses airs débonnaires, semblait plus aiguisé qu’un dard de mandigule (5).

Le Magister expliquait encore :

  • Ceci est un conduit qui mène directement à la salle des éponges. À partir de là se déploie le labyrinthe. Vous en connaissez le principe : une seule entrée, une seule sortie, des chemins, des carrefours et des impasses. Il y a bien évidemment quelques pièges à éviter et quelques énigmes à résoudre. Rappelez-vous ces conseils : réflexion et discernement. Bon, lequel ou laquelle d’entre vous se lance le premier ?

Personne ne fit le moindre pas en direction de la fosse.

  • Vous voulez qu’on aille là-dedans ? Vous êtes sérieux ? s’inquiéta Naëlle.
  • C’est le seul accès au labyrinthe. Le premier pas est souvent le plus difficile mais vous n’avez rien à redouter, bien au contraire, je suis certain que cela va beaucoup vous amuser.

Naëlle croisa le regard encourageant d’Harald et hocha la tête :

  • De toute façon, si on réfléchit trop, on n’ira jamais, lança-t-elle avec un air de défi en avançant d’un pas.
  • Attends, cria Blair, j’arrive !

Till et Châny rejoignirent leurs amis au bord de la fosse.

  • Nous aussi, dit Till qui ajouta à voix basse, Zinzins un jour…

Sans réfléchir plus avant, ils sautèrent les uns après les autres avec la sensation désagréable de précéder leur cœur abandonné en suspension au bord de la fosse. Un sol flexible amortit la chute pour les propulser sur la pente raide d’un conduit qui s’enfonçait toujours plus profond dans les entrailles de la montagne. La vitesse empêchant toute stabilisation, ils se retrouvèrent ballotés comme des paquets de linges sales à l’intérieur d’une lessiveuse. D’une certaine façon, Le Magister avait raison, passée la première appréhension, la glissade semblait presqu’aussi amusante qu’il le prétendait, d’autant qu’elle ne semblait jamais vouloir s’arrêter. Une clarté indéfinissable, d’un blanc laiteux, émanait des parois et si l’on ne voyait pas aussi nettement qu’au grand jour, on distinguait à minima l’extrémité de ses semelles.

La descente s’acheva en douceur dans un chuintement spongieux. Blair était ravi de l’expérience :

  • Ça c’est de la déboulonnade !
  • Mouai, commenta Naëlle en secouant ses mains, c’est quoi ce truc gluant sur lequel on a glissé… et ça pue ! ajouta-t-elle en portant sa main à son nez.
  • Une trouvaille de Maistre Zigue, répondit Till pragmatique, histoire de nous mettre au parfum.
  • Tout le monde va bien ? demanda Châny qui avait remarqué la nervosité anormale de Naëlle.

Elle hésita un instant avant de répondre. Non, en réalité, elle ne se sentait pas bien. La migraine tarabustait son crâne et tous ses sens semblaient, exacerbés, désorientés. Quelque chose n’était pas normal mais elle ne parvenait pas à comprendre l’origine de ce malaise. Elle secoua les épaules, il était inutile d’alarmer les garçons avec ce qui n’était, pour l’instant, qu’une vague impression :

  • … Tout va bien.
  • Bon, coupa Blair, on se pousse, sinon on va se prendre une grêle d’Aspirants sur le coin de la figure.

Ils gagnèrent le centre de la grotte. Six couloirs s’ouvraient dans les parois recouvertes d’une mousse épaisse gorgée d’eau. La salle des éponges portait bien son nom. Ils n’eurent pas le temps de pousser plus avant leurs observations :

  • Écoutez, avertit Naëlle l’oreille tendue, d’autres sont en train d’arriver. Je crois que nous devons partir et mettre le plus de distance possible entre Sven et nous. Et puis, franchement, je ne tiens pas à m’éterniser ici. Plus vite on avancera et plus vite on sortira !

Ils se concertèrent rapidement du regard avant de s’engager dans une des galeries centrales. Ils coururent jusqu’au premier carrefour, empruntèrent le couloir de droite et reprirent leur course. Ils avaient décidé d’appliquer la même stratégie aux choix d’orientation, ainsi ils auraient toujours la possibilité de revenir sur leurs pas. Après un coude, ils débouchèrent dans une salle basse de plafond dont le sol était presque entièrement occupé par d’immenses disques de métal :

  • Qu’est-ce que c’est que ce truc ? demanda Naëlle.

Ils évoluèrent autour avec prudence :

  • Ça ressemble à un mécanisme, observa Blair. On a trois disques superposés autour d’un même axe, de taille décroissante – le plus grand à la base, le plus petit au sommet- et reliés aux autres par des pignons. Ils sont dépendants. Et ça, ajouta-t-il en désignant une tigelle positionnée sous le chiffre un du plus grand disque, doit probablement indiquer le point de départ.

Blair donna une impulsion au plus grand disque qui cliqueta en tournant avec une facilité surprenante. Contrairement à ses attentes, les deux autres ne bougèrent pas.

  • Curieux, remarqua-t-il dubitatif.
  • Il y a des nombres gravés sur les disques, observa Châny.
  • De un à douze sur le plus grand, releva Naëlle. Comme pour une horloge !

Blair goûtait la logique des énigmes, même si elles n’étaient pas toujours en adéquation avec ses propres déductions.

  • Nous, on est peut-être des Aspirants, mais je crois qu’ils nous ont sous-estimés ! Procédons par étape. Le premier disque, c’est la base de 1 à 12, donc le deuxième doit répondre au premier… Que nous raconte-t-il ? 1,4,9,16,25… C’est 1,2,3,4,5 au carré ! On est bon, on est bon, on est bon !

Après avoir replacé le plus grand disque dans sa position initiale, ils positionnèrent sans difficulté le deuxième disque en ajustant bien le un en face du chiffre un du premier disque.

  • Jusque-là, c’est enfantin ! commenta Blair
  • A t’entendre, ça à l’air simple, s’agaça Naëlle. Moi, je me méfie toujours de ce qui a l’air évident surtout si c’est notre Grand Zigue qui l’a imaginé.
  • En tous cas, c’est logique. Ça tu peux pas le contester.

Le troisième les laissa à peine perplexe :

  • 3,5,7,9,11,13…23 ! C’est la différence entre deux carrés consécutifs, énonça Till.

Cette histoire de nombres, de carrés et de différences lui rappelait vaguement quelque chose. Il aurait dû écouter avec plus d’attention le Maistre au Foyer. Mâ disait toujours : « même si tu as l’impression de perdre ton temps, remplis ta tête, mon garçon, tu ne peux jamais savoir de quoi tu auras besoin demain. Le savoir, c’est l’outil. Les bons outils font les bons artisans ».

  • C’est bien ça, acquiesça Châny, 4-1 ; 9-4 ;16-9… Till, tu m’impressionnes !

Le troisième disque cliqueta. Un clang prometteur retentit mais le mécanisme demeura immobile. Blair tenta de forcer l’impulsion mais le dispositif résista.

  • Allons, allons, jeunesse impétueuse ! entendirent-ils soudain claironner. Lorsque la combinaison sera trouvée, le mécanisme se déclenchera de lui-même. Pas la peine de forcer comme un brise-motte. Ah ! J’ai oublié de préciser, vous n’avez droit qu’à deux essais. Dans quelques instants la mécanique sera à nouveau déverrouillée. Bonne chance !

Tout d’abord surpris par la voix tonitruante tombée du plafond, ils identifièrent bien vite le timbre légèrement nasillard de Maistre Zigue.

  • C’est malin ! Vous auriez pu le dire plus tôt ! Lança Naëlle à l’intention de la voix. Et pourquoi ça marche pas ce machin ? Hein, Blair ?
  • C’était trop facile, marmonna Blair. On est allé trop vite… Qu’est-ce qu’on a raté ?

Chacun retourna dans sa tête le raisonnement qui les avait conduits à cette conclusion. Le problème n’avait rien de compliqué, ils passaient à côté d’une évidence.

  • La mécanique, c’est que de la logique, chuchota Blair pour lui-même, en fronçant les sourcils. Nous sommes partis de 1…
  • Il faut bien partir de quelque part, répondit Châny.
  • Oui, rétorqua Blair, mais dans un système mécanique tout doit être en cohérence, tu comprends ? Sinon...
  • 2, coupa Till. Tout nous ramène à 2. Si on suit la même logique que pour le troisième disque, 3, 5, 7, 9 et la suite, la différence est toujours 2.
  • C’est ça ! T’as raison ! s’exclama Blair, Il faut partir de 2. Le 2, c’est la clef !

Blair plaça la tigelle au niveau du chiffre deux, sous les regards attentifs et un peu crispés de ses amis, aucun ne désirait rebrousser chemin. Le clang retentit à nouveau entraînant avec un grincement déplaisant les disques de métal, lentement d’abord, puis de plus en plus vite, à une vitesse vertigineuse. Les amis reculèrent dans un même élan, dos cloués à la paroi, obéissant instinctivement à l’impératif judicieux de mettre la plus grande distance possible entre eux et la mécanique débridée. Dans un nuage de poussière, la mécanique s’enfonça dans le sol où elle disparut, laissant place à un escalier qui plongeait vers une nouvelle galerie.

Encouragés par ce premier succès, le petit groupe s’y engagea sans trop réfléchir, obéissant à l’invitation du labyrinthe. La descente achevée, l’escalier se rétracta aussitôt, les marches se repliant les unes à l’intérieur des autres, du bas vers le haut, jusqu’à disparaître totalement. Ils se regardèrent un peu inquiets :

  • Bon, ben si on voulait faire demi-tour, c’est raté, conclut Blair. Alors, on fait quoi maintenant ?
  • On plante la tente, on allume le feu et on sort les grillades ! Tu crois qu’on est où, triple buse ! s’exclama Naëlle extrêmement agitée, dans une clairière au fond des bois ? Non ! On est à mille pieds sous terre, dans une espèce de boyau malodorant qui est en train de nous bouffer les semelles et bientôt les orteils si on s’escaparde (6) pas au plus vite !
  • Hou là, t’as avalé un nid d’frelons ? répondit Blair, surpris par la sortie.

Till garda le silence. Lui, sa seule expérience des filles se limitait à Ma et Thiya. Ma, c’était Ma, quant à Thiya, il espérait n’avoir jamais à rencontrer de fille dotée d’un caractère aussi retors. Châny était un bon démineur, il préféra le laisser intervenir :

  • Naëlle ? tout va bien ? Qu’est-ce qui se passe ?

La jeune fille extrêmement agitée, ne répondit pas. Avait-elle seulement entendu la question ?

  • Naëlle ?

Sa tête, incontrôlable, oscillait de droite à gauche tandis que son regard effrayé tentait d’accrocher celui de ses amis. Son corps tressaillit violemment, son dos s’arqua, épousant un angle approximatif. Chacun de ses muscles, de ses tendons, de ses nerfs se raidit sous l’emprise d’une force puissante et invasive. Ses yeux se révulsèrent. Elle serait tombée si Châny ne s’était précipité pour la soutenir, éviter qu’elle ne se blesse :

  • Aidez-moi, il faut l’allonger, ordonna-t-il d’une voix pressante. Till, attrape ses chevilles ! Blair, immobilise les bras !

L’ordre délivra Till de son mutisme embarrassé. Il s’empara des jambes de son amie aussi raides que des morceaux de bois, aussi imprévisibles que les sabots d’un cheval récalcitrant. Le corps possédé de Naëlle se comportait comme un pantin désarticulé dans les mains d’un marionnettiste fou. Dans cette confusion, le calme imperturbable de Châny, évita la panique et une prise de décisions malencontreuses.

La crise, pour brève qu’elle fut, sembla néanmoins durer une éternité. Jamais, au cours de ses pérégrinations avec Elhyane, Till n’avait assisté à de semblables manifestations. Sa mère aurait su quoi faire, elle savait toujours quoi faire. Mais, en cet instant, cette pensée ne le réconforta guère. Naëlle gisait à terre, inconsciente. Désemparé, il contemplait les yeux clos cernés d’ombres noires, et le mince visage d’une pâleur lunaire. Le souffle régulier était cependant rassurant, Naëlle semblait plongée dans un profond sommeil.

  • Qu’est-ce qu’elle a ? demanda-t-il.
  • Rien de grave, répondit Châny. Mais elle doit se reposer un peu.

Ils attendirent, indécis, à l’affut d’un signe. Un frémissement parcourut enfin les paupières de la jeune fille, puis sa main droite se leva pour repousser quelques mèches de cheveux égarés sur son front, avant de retomber mollement. Naëlle ouvrit les yeux. Les referma aussitôt. Les rouvrit, péniblement, comme si cette simple action demandait une énergie au-delà de ses forces.

  • Chut ! Ne parle pas, lui conseilla aussitôt Châny.
  • C’est le don ? C’est bien ça ? s’inquiéta Blair.

Châny acquiesça d’un hochement de tête.

  • J’ai vu ça une fois. Il paraît que c’est atrocement douloureux.

Cette réflexion déclencha une amorce de sourire au coin des lèvres de leur amie :

  • Tu dis n’importe quoi, comme d’habitude, murmura-t-elle.
  • C’est plus impressionnant que douloureux, heureusement, les rassura Châny.
  • Vous entendez ?
  • De quoi tu parles ? questionna Blair.
  • La voix !

Les amis se regardèrent, inquiets. Naëlle repoussa Châny pour tenter de se redresser sans toutefois y parvenir. Son regard fixait la galerie :

  • Là, là ! parvint-elle à s’exclamer.

Ils tentèrent de la rassurer mais l’esprit de la jeune fille demeurait extrêmement confus :

  • C’est… C’est… Je l’entends… Vous l’entendez ? Mais vous n’entendez pas ?

Son regard allait de l’un à l’autre, déconcerté. Comment n’entendaient-ils pas ce qu’elle-même percevait de manière aussi distincte ? Le pli entre ses sourcils se creusa, son esprit cherchait une explication qui se dérobait. Épuisée, elle perdit à nouveau connaissance.

  • Châny, Blair, souffla Till d’une voix impérieuse, nous devons partir, et au plus vite.

La sensation oppressante qu’il ressentait depuis quelques instants s’était accentuée. Outre l’acidité anormale du sol, le boyau dans lequel ils avaient échoué se resserrait inexorablement. S’ils ne se décidaient pas à bouger, ils seraient pris au piège.

  • Il n’y a aucun danger, n’est-ce pas, singea Blair en imitant Maistre Zigue, vous pouvez avoir confiance… Mais, je vais les lui faire avaler toutes crues moi, ses andouilleries… Et Harald ! Tu m’excuseras, mais pour un Magister, il est léger, léger… Nom d’un avatar de Troll verruleux ! Et ils sont où là ? Hé ho ! y’a quelqu’un qui m’entend ?

Personne ne leur répondit. Till ignorait où ils se trouvaient mais il avait à présent acquis une certitude : jamais ils n’auraient dû arriver à cet endroit. Depuis qu’ils avaient posé les pieds dans cette galerie, rien ne se déroulait comme prévu. L’escalier s’était brutalement effacé, interdisant tout retour en arrière ; Naëlle gisait, terrassée par un mal mystérieux ; la galerie montrait une hostilité peu engageante et ils semblaient totalement coupés du monde. Toutefois les questions devaient être remisées à plus tard, ce n’était ni le lieu ni le moment de débattre du qui, ou du pourquoi, l’urgence était d’évacuer au plus vite. Blair cala Naëlle sur son dos, la sauterelle ne pesait pas lourd, guère plus qu’un sac de plumes. Une vive lueur brillait à l’extrémité de la galerie. Ils n’avaient d’autre option que de se laisser une nouvelle fois guider.

Autour d’eux, l’air ambiant saturé d’humidité s’agglomérait en gouttelettes visqueuses, suintait le long des murs, formant au sol de larges flaques fumantes qui collaient aux bottes et ralentissaient la progression. La nature même de la galerie avait changé. De dure, la roche des parois était devenue souple, presque malléable. Un magma mouvant qui se contractait au moindre effleurement. Incapables de parler, incapables même d’élaborer une pensée constructive, leur unique obsession tendait vers ce point lumineux si proche et pourtant encore si lointain.

Courir était impossible et avancer devenait de plus en plus compliqué. Till voyait avec angoisse l’espace rétrécir inexorablement autour de lui. Sans Naëlle, ils seraient probablement déjà parvenus au but mais l’idée même de l’abandonner le révulsait. Sans s’être concertés, ils en étaient arrivés à la même conclusion : ils s’en sortiraient tous ensemble. Ils progressaient à présent pliés en deux et furent bientôt contraints de poser genoux à terre. La galerie se réduisait désormais à un étroit goulet. Blair, contraint de déposer son fardeau, contorsionnait son corps pour le traîner à reculons. Till l’entendait souffler et pester vertement. Naëlle était à peine consciente, c’était probablement mieux ainsi. Châny poussait de son côté. Till, à l’arrière, luttait pour ne pas se laisser distancer. Aucun ne parlait. Les mots n’auraient pu qu’amplifier la terreur, matérialiser ce que leur esprit refusait d’admettre.

Till s’interdit de penser à Ma, à Thiya. Penser à elles, serait convoquer la mort. Il ne voulait pas mourir, pas de cette manière absurde et incompréhensible. Les dernières coudées furent les plus laborieuses. Enfin Blair s’extirpa du boyau entraînant Naëlle avec lui, puis il aida Châny à s’extraire. Alors, avec un bruit de succion répugnant le boyau se referma.

Till avait disparu.

 

(1) Freyja : février

(2) Porchon : espèce de phacochère domestique à poils laineux des contrées septentrionales.

(3) corne-buccin : instrument à vent constitué d’une poche de cuir et de tuyaux percés, produisant le son strident.

(4) Piquedru : mouche à poivre. On qualifie de piquedru une personne à l’esprit vif et à la langue agile.

(5) Mandigule : crustacé à six pinces vivant dans le creux des rochers et portant au sommet du crâne un aiguillon qui projette un jet d’acide lorsque l’animal se sent en danger. (Source : encyclopédie de la faune maritime de Maistre Anjoïe)

(6) S’escaparder : s’enfuir. (Source : encyclopédie de la langue commune)

 

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Baladine
Posté le 12/09/2022
Oh là là ! tellement de tension et de suspense ! C'est un magnifique chapitre, surprenant, prenant tout court, visuel, poétique comme d'habitude, j'ai hâte de savoir la suite et ce qui est arrivé à Till, et si Naëlle va se réveiller (la description de la crise est particulièrement réussie). Bravo !!
J'ai relevé les passages qui m'ont marquée parce que je les trouve beaux :
- Lorsque le chuintement de sa démarche élastique décrut
- les mots s’égaraient dans le labyrinthe de son cerveau sans parvenir à trouver le chemin de sa bouche
- sa remarque tomba à plat comme l’œuf dans la poêle
- le sommeil tombait sur Till sans préavis. Un sommeil sans rêve, sans trêve, comme il n’en avait pas connu depuis longtemps
- avec la sensation désagréable de précéder leur cœur abandonné en suspension au bord de la fosse.
A très vite
Hortense
Posté le 12/09/2022
Merci Claire, un peu de tension bienvenue il me semble. Je suis ravie que tu apprécies.
Un grand merci
sifriane
Posté le 12/01/2022
Coucou,
Un chapitre intense, qui nous tient bien en haleine. Tes descriptions et ton écriture sont superbes, comme d'habitude. J'étais avec eux dans le labyrinthe. Et la fin, quel suspense ! Bravo.
Mais j'ai rien compris aux maths, mais rien que le mot me donne le tournis :)
A bientôt
Hortense
Posté le 13/01/2022
Ah, les maths !!! C'était aussi ma bête noire, il faudrait qu'un calé en la matière relise cette partie pour me dire si je suis suffisamment claire. Reste à le trouver.
Merci pour ton commentaire qui me va droit au cœur et à très vite.
Edouard PArle
Posté le 28/12/2021
Coucou !
Ton style est toujours aussi agréable, l'histoire bien menée. C'est une constante à ce nouveau-là. Par contre, c'est la première fois que je me suis senti aussi oppressé en te lisant. J'ai vécu à fond le danger et la menace qui pesait sur les héros. Un chapitre vraiment très intense que je trouve très réussi. Félicitations !
J'ai une petite réserve sur la salle des énigmes. Tu pourrais peut-être un peu clarifier un peu l'histoire des chiffres, quitte à simplifier le tout. Là ce n'était pas facile de suivre les raisonnements de nos héros. Même si ce n'est qu'un détail.
"Vous êtes sérieux ? s’inquiéta Naëlle." un brin impertinent à l'oral ^^ même avec Mestre Zigue. Enfin, c'est ce qui fait le charme du personnage xD
L'optimisme extrême de Blair vis à vis du peuple de Till m'a amusé. D'ailleurs j'ai hâte de les voir ceux la !
Une petite coquille :
"qu’on ait raté de début." -> le
Un plaisir,
A bientôt !
Hortense
Posté le 13/01/2022
Merci, merci, Edouard pour ton compliments qui me touche. C'est un chapitre de bascule important.
Comme je le disais à Sifriane, les maths c'était pas ma tasse de thé, j'avais le don de m'entortiller les méninges, faire simple était toujours ma dernière option ! Une catastrophe, mais pourquoi ai-je voulu m'infliger l'épreuve de cette énigme ? Je dois être un peu maso ! Je n'en suis pas encore là, dans la réécriture mais je vais m'y réatteler en espérant trouver cette fois la bonne voie !
A très bientôt
Romanticgirl
Posté le 23/10/2021
Bonjour Hortense,
Je me replonge avec plaisir dans ton récit. J'avais oublié à quel point ton style était beau et précis. Les phrases coulent et nous plongent immédiatement dans l'histoire. Tu décris très bien les sentiments des personnages ce qui rend le récit plus intense. Tu as de très bonnes idées, notamment celle du labyrinthe et de la salle qui se ramollit (tu le racontes beaucoup mieux !). J'ai été surprise par l'apparition spectaculaire du don de Naëlle. La disparition de Till avec cette dernière phrase percutante crée beaucoup de suspense. On a envie de tourner la page ! Je reviens sur la salle des disques. Je suis désolée mais... je n'ai pas compris :) J'avoue que les chiffres, ce n'est pas mon fort. Enfin, j'aurais peut-être ajouté une phrase au début du chapitre pour rappeler l'épreuve qui attend les enfants le lendemain.
A bientôt !
Hortense
Posté le 24/10/2021
Heureuse de te retrouver Romantic-Girl et de voir que l'histoire te plaît toujours autant. Oui, l'énigme des chiffres peut paraître un peu compliquée, les maths, tout comme pour toi, ce n'est pas spécialement mon fort. Je vais relire attentivement pour voir si je peux rendre cela plus clair.
Un grand merci pour toutes ces remarques constructives.
As-tu repris l'écriture de ton roman ?
A très bientôt
Romanticgirl
Posté le 25/10/2021
J'ai un peu plus de temps en ce moment donc je reprends l'écriture mais c'est laborieux... A bientôt !
Ella Palace
Posté le 02/07/2021
Bonjour Hortense,

en voilà de l'action! c'est bien inventé, bien écrit comme d'habitude, si bien raconté qu'on voit toutes les images! Tu parviens à faire ressentir la tension!
Encore un bon chapitre! Tu restes cohérente, l'histoire avance et ne décline pas en créativité et esthétique.

Remarques:

- "Elle serait tombée si Châny ne s’était précipité pour la soutenir, éviter qu’elle ne se blesse", pour éviter?

- "L’ordre délivra Till de son mutisme embarrassée", embarrassé?

- "La crise, pour brève qu’elle fut, sembla néanmoins durer une éternité. Jamais, au cours de ses pérégrinations avec Elhyane, Il n’avait assisté à de semblables manifestations.

• Qu’est-ce qu’elle a ? demanda Till", vu qu'avant tu parles de Chany, même si on sait que c'est Till, j'aurais mis "Till" au lieur de Il (tu a mis une majuscule). Et j'aurais alors écrit demanda-t-il... Mais à toi de voir...


- "Cette réflexion déclencha une amorce de sourire au coin des lèvres de leur amie :
• Tu dis n’importe quoi, comme d’habitude, murmura-t-elle.
• C’est plus impressionnant que douloureux, heureusement.
• Vous entendez ?
• De quoi tu parles ?
• La voix !", mis à part concernant Naëlle, on ne sait pas qui parle sauf si c'est fait exprès car aucune importance... Mais je ne sais pas si on fait ça, en fait.


Encore Bravo!

Ella
Hortense
Posté le 02/07/2021
Un grand merci Ella pour ton enthousiasme et pour toutes tes remarques précises et judicieuses. Je prends.
A très bientôt
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