Chapitre 18

Par Mimi

 

-       La grisaille qui s’installe, grinçait l’homme accoudé au comptoir devant son demi bien entamé.

Phil tournait dans ses mains le verre propre autour duquel il avait enroulé un torchon. Son regard perdu sur le trottoir mouillé au-dehors s’est replacé à l’intérieur vers l’habitué qui sirotait sa chope, goguenard.

-       C’est aussi bien, un jour l’un, un jour l’autre, a-t-il commenté en changeant de verre.

Les conversations tournaient toujours autour de la météo. Dans les trains, c’étaient les retards, dans les villes, la pluie et le beau temps. Lui s’en fichait pas mal des caprices du ciel, principalement en cet instant ; il se posait davantage de questions au sujet de Marion. C’était tout de même lui qui l’avait envoyée à la poursuite de Carole, bien qu’on ne puisse pas dire qu’elle soit partie contre son gré.

Il repensait à la conversation qu’ils avaient eue deux jours auparavant, la deuxième depuis son arrivée dans ce trou paumé au milieu des collines. Il n’était pas aussi persuadé que Carole laissait des indices pour être retrouvée. Il ne la connaissait pas comme ça.

-       Alors pourquoi aurait-elle demandé à son amie hôtelière de poster cette carte, qui ne représente même pas le coin, à cette date précise ? avait souligné Marion.

Phil avait soupiré. Il savait très bien ce qui avait dû se passer. Carole ne voulait pas qu’ils la localisent. Elle voulait sortir de leur vie et le leur faire savoir, ce qui était inquiétant. Il avait donc conseillé à Marion de rentrer, mais elle ne l’entendait pas de cette oreille. Difficile d’imaginer qu’à l’origine, c’était elle qu’il avait fallu convaincre de partir.

Les journées étaient plus longues depuis que le départ de Marion. Les soirées aussi. Phil n’aimait pas quand la maison était vide et sombre. Toutes les lumières qu’il allumait en rentrant n’apportaient qu’un semblant de vie pour remplacer la présence de Marion. Phil aurait bien aimé se dire qu’il valait mieux s’activer à connaître le sort de Carole plutôt que de rester sans rien faire, mais plus il y pensait et plus il s’en voulait de ne pas être parti avec Marion. Peut-être aurait-il pu la persuader de choisir un chemin moins incertain et moins dangereux.

Mais Marion voulait savoir à quel endroit se situait le paysage de la photographie. Elle pensait qu’en retrouvant l’endroit, elle retrouverait la piste de Carole. Phil avait manifesté ses réserves concernant le fait d’y trouver des indices supplémentaires, puisqu’elle n’en avait pas trouvé à Sainte-Marie-sur-Dragonne. Marion ne les avait pas prises en compte. Elle lui avait répondu qu’il fallait bien essayer. Phil n’avait rien ajouté.

Il ne savait pas quelles étaient exactement les intentions de Marion, ni quelles étaient ses motivations pour qu’elle soit aussi déterminée. Elle allait probablement fureter dans les alentours de là où elle se trouvait, se renseigner auprès des gens qui avaient vu Carole pour la dernière fois et partir lorsqu’elle aurait une petite idée d’où aller.

-       Si vous voulez mon avis, est intervenu le client qui occupait la table dans le coin gauche, elle va réapparaître aussi vite qu’elle aura réussi à se faire oublier.

Phil s’est brusquement tourné vers lui, les sourcils froncés, avant de réaliser qu’il ne parlait ni de Marion, ni de Carole, mais de la pluie qui recommençait déjà à tomber.

L’homme appuyé au bar a éclaté de rire et bizarrement, Phil a trouvé ça incroyablement incongru, avant de se rappeler qu’il ne riait que de la remarque de l’autre client.

-       Bien sûr, c’est comme ça pour tout, les factures, Noël, la belle-mère, la pluie…

Le type dans le coin a souri brièvement. Il s’est levé, a ramassé son verre sur la table, a contourné les chaises et a rejoint le comptoir pour se planter juste devant Phil, sans lui adresser un regard. Un gros sac à dos glissait derrière ses chaussures de randonnée.

L’habitué a regardé de biais son bermuda maculé de boue séchée et le t-shirt terne et déformé qui flottait sur ses épaules.

-       En tout cas, ça n’a pas l’air de vous empêcher de partir en vacances, a-t-il raillé entre les deux dernières rasades de sa bière.

-       Tous les gens ne vont pas bronzer sur la côte, lui a aimablement fait remarquer le baroudeur en question.

-       Et on peut savoir où est-ce que vous allez de si original ? a répliqué l’autre, sarcastique.

L’homme au sac à dos n’a pas répondu. Il a posé ses mains sur la surface de bois et a croisé les doigts, les fixant avec obstination.

-       Je me promène, a-t-il fini par articuler, visiblement après avoir réfléchi à ses mots avec le plus grand soin.

Phil a levé les yeux de son torchon, suspicieux. Il en était à son septième verre. L’homme en face de lui regardait toujours ses mains emmêlées devant lui, un sourire collé au coin de sa bouche. Phil ne savait pas comment on pouvait interpréter cette réponse. Le voyageur a répondu de lui-même à la question qu’on ne lui posait pas.

-       Je suis un intermittent, je ne fais ça qu’une année sur deux. Le reste du temps, je travaille. Normalement, c’est mon année de repos, mais c’est un cas exceptionnel : je suis à la recherche de quelqu’un.

Toujours concentré à essuyer les verres, Phil a réprimé un éclat de rire. L’intermittent, comme il s’appelait lui-même, a soudain relevé la tête, davantage surpris que vexé par le pouffement qui lui avait échappé. Phil a pincé les lèvres, partagé entre son envie de rire et de s’effacer. D’habitude, personne ne faisait vraiment attention au barman. Il se voyait toujours attribué du rôle de l’interlocuteur conciliant malgré lui, celui qui écoutait, approuvait et n’intervenait que de temps en temps pour inclure quelques banalités à la conversation sans jamais faire de vagues. Présentement, il allait devoir trouver une réponse acceptable à fournir et ça ne lui plaisait pas trop d’avouer à de parfaits inconnus qu’il avait lui-même envoyé sa femme à la recherche de quelqu’un.

-       Votre histoire m’en évoque une autre, a-t-il concédé. Qu’est-ce que vous avez pris ? a-t-il poursuivi rapidement, pressentant l’arrivée imminente de questions inopportunes, en avisant le verre vide qui gisait devant le voyageur. C’est pour moi.

Il a plongé sous le comptoir, autant pour resservir les clients que pour souffler un bon coup. Il n’avait pas l’habitude de se retrouver au centre des conversations dans son bar. Heureusement, alors qu’il revenait auprès de ses clients avec les commandes, on semblait déjà l’avoir oublié, lui et sa réponse évasive.

-       Comment vous avez dit vous appeler, déjà ? a demandé Phil en reposant le verre plein devant le nouveau venu.

Il espérait que ça ne soit qu’une coïncidence, mais l’allure de l’homme lui rappelait un peu trop celle de Carole pour que le doute soit permis. Il ne pouvait donc pas être surpris de la réponse.

- Fred. Enchanté.

 

 

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Fannie
Posté le 26/03/2020
C’est intéressant d’avoir enfin le point de vue de Phil. C’est normal que lui aussi se sente seul et ce n’est pas facile pour lui non plus, même s’il est resté « tranquillement » chez lui. Et il semble qu’il se sent un peu coupable d’avoir envoyé Marion à l’aventure. Cette rencontre avec Fred paraît prometteuse. Est-ce un hasard très opportun ou Fred a-t-il plus ou moins cherché Phil, ce qui voudrait dire que Carole lui a parlé de ses amis ?
Coquilles et remarques :
Si parfois je ne propose pas de solution de rechange, c’est que celles qui me viennent en tête s’éloignent passablement de tes formulations.
— La grisaille qui s’installe, grinçait l’homme [a grincé / le verbe « grincer » dans une incise me laisse dubitative, même si on le rencontre de plus en plus souvent]
— bien qu’on ne puisse pas dire qu’elle soit partie contre son gré [qu’elle est partie]
— avant de réaliser qu’il ne parlait ni de Marion, ni de Carole [de comprendre, de se rendre compte ; l’Académie française déconseille l’emploi du verbe « réaliser » dans le sens atténué de se rendre compte]
— Un gros sac à dos glissait derrière ses chaussures de randonnée. [Il le traîne par terre par une lanière ? Ça va l’user prématurément...]
— L’habitué a regardé de biais son bermuda maculé de boue séchée et le t-shirt terne et déformé qui flottait sur ses épaules. [Il y a deux fois « et ».]
— Et on peut savoir où est-ce que vous allez de si original ? [D’accord que c’est un dialogue, mais cette phrase ne passe pas ; « où vous allez » suffirait / « pour être si original », peut-être ?]
- Fred. Enchanté. [Normalement, on répond « enchanté » à quelqu’un qui s’est présenté ou a été présenté ; mais Phil n’a pas dit son nom.]
Jamreo
Posté le 12/12/2016
Coucou c'est re-moi !
Sans savoir pourquoi, j'ai le fort pressentiment qu'à la fin mon petit coeur de lectrice sera complètement brisé ='D  
J'ai quand même eu un doute sur l'identité de cette fille qui s'est jetée à l'eau. Marion a tout de suite pensé que c'était Carole et c'est difficile de lui en vouloir, l'épuisement doit pas jouer en sa faveur. Oh et la pauvre fond en larmes au téléphone, noooon :(
C'est vrai qu'on s'en rend pas tout de suite compte, mais c'est comme si Marion s'était glissée dans la peau de Carole et "subissait" à son tour le regard intrigué des autres.
Bref je ne sais pas encore où tu nous emmènes mais ça donne envie de te suivre. ca se lit vraiment bien, d'habitude je m'arrête plus souvent pour commenter (pardon) mais les chapitres filent ^^
Mimi
Posté le 12/12/2016
Jaaaaaam <3
Tu es trop mignonne <3 J'espère que je ne te briserai pas le cœur à la fin… À un moment, je me suis demandée pourquoi je voulais qu'elle fasse tout à vélo alors que manifestement, les voitures existent dans ce monde ^^ Et en fait c'est un peu comme dans le film "la Chèvre" : le seul moyen de retrouver Carole, c'est peut-être de se mettre dans ses baskets et glisser sur les mêmes peaux de banane pour partir dans la même direction  x) (c'était l'instant poétique du soir, bonne année à tous). Je me doute que ce n'était pas très crédible que la fille qui s'est jetée du pont soit Carole, mais n'empêche qu'écrire du point de vue de Marion a été tellement éprouvant que j'ai mis 2 semaines à m'en remettre x'D
Merci infiniment d'être passée ! J'espère que la suite te plaira. Et ne t'inquiète pas pour les commentaires, ça me fait très plaisir que tu me lises :-) (et c'est plutôt flatteur pour moi que les chapitres filent ^^) 
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