6. La carpe

Par tiyphe

Louise

La réaction de Louise fut rapide face à la situation. Un brancard apparut à côté de la femme évanouie et elle ordonna à Jacques d’emmener Jeanne au dortoir. La Princesse lui demanda de trouver un médecin parmi les Occupants présents et surtout de veiller sur elle. L’homme, manifestement irrité, ne fit que marmonner des jurons dans sa barbe avant de héler un couple qui observait la scène à l’écart. Ils partirent tous les trois, portant Jeanne toujours inconsciente, vers le bâtiment.

La jeune Créatrice soupira discrètement en regardant son amie s’éloigner. Même si elle ne montrait rien sur son visage complètement neutre et fermé, elle s’inquiétait. Jamais Jeanne ne s’était évanouie, jamais un Occupant n’avait perdu connaissance. Dormir n’était pas un besoin dans ce monde, il était impossible de tomber malade et les blessures finissaient toujours par guérir. Quant aux mutilations mortelles, elles plongeaient le malheureux dans un coma le temps que ses plaies se referment, ses organes se régénèrent ou ses os se ressoudent.

Qu’une personne de l’Entre-Deux soit prise de faiblesses s’avérait déjà très inquiétant, mais qu’il s’agisse de son amie l’effrayait fortement. C’en était trop pour Louise qui se posait mille questions. Risquait-elle le même mal ? Leur temps dans ce monde était-il compté ? Peut-être qu’après autant d’années, leur âme allait tout simplement s’évaporer. Finalement, elles étaient les premières à avoir foulé le sol immaculé. Elles ne savaient pas ce qui pouvait arriver à un Occupant qui y reste si longtemps, personne ne leur avait parlé d’éternité. Elles en avaient tiré elles-mêmes la conclusion.

La jeune dirigeante ferma les yeux un instant pour reprendre ses esprits. Elle devait se concentrer et assumer ses responsabilités. Jeanne était entre de bonnes mains. Même si Louise ne l’appréciait pas, elle savait que Jacques était brillant et qu’il tenait à la grande femme. La Princesse se tourna alors vers Honoré qui se dandinait toujours près d’elle, mal à l’aise. Elle répéta d’un ton plus froid qu’elle l’aurait voulu :

— Qui est le responsable de cette farce grotesque ?

Alors que le vieil homme allait répondre en bégayant de plus belle, elle remarqua enfin la présence des deux garçons restés sur le pont.

— Vous, s’exclama-t-elle. Que faites-vous là ?

Louise tentait tant bien que mal de garder son calme. Encore une fois, la vision de son ancien amant refaisait surface tandis que ses émotions prenaient des proportions inappropriées. Son front et sa bouche commençaient à se crisper, montrant sa tension que la longue ride se formant entre ses sourcils ne pouvait plus dissimuler. L’évanouissement de son amie ainsi que le souvenir de Conan s’insinuaient dans ses pensées alors qu’elle essayait de rester concentrée.

Le plus petit des deux se cacha derrière son aîné, apparemment effrayé par la Princesse tandis que l’autre prenait la parole, tout à coup incommodé :

— Euh... Bonjour, je ne sais pas si vous vous rappelez, nous sommes arrivés...

Perdant patience, Louise le coupa sèchement tout en balayant ses mots d’un revers de main.

— Oui, je me souviens très bien, s’agita-t-elle. Vous êtes arrivés hier en début d’après-midi. Je connais mon peuple.

L’expression du jeune homme laissait penser qu’il venait de prendre une gifle. Il ne devait pas s’attendre à une telle réaction de la part de la Créatrice. Seulement, cette dernière ne se sentait plus elle-même. Elle avait le sentiment qu’elle n’était pas là pour palabrer. Au-delà du fait qu’il restait un grand nombre de préparations pour la fête du lendemain, que tout cela se produisait vraiment au mauvais moment, elle avait l’impression de perdre son temps, de ne pas être là où elle devait être.

Plus impatiente que jamais, elle regardait tour à tour les deux garçons et Honoré qui commençait à mordre les manches de son gilet défraîchi. Elle prit une grande inspiration et s’adressa au vieil homme :

— Honoré, si vous ne savez rien de plus, allez rejoindre Jeanne. S’il vous plaît, ajouta-t-elle d’une voix plus douce, essayant de se calmer.

Ce dernier ne se le fit pas répéter et, en trottinant presque, s’en retourna vers le bâtiment. Louise réfléchit à toute vitesse et observa de nouveau le problème qui sautillait joyeusement devant elle. La carpe fit des cercles et se mit sur le dos avant de plonger son regard globuleux dans celui interdit de la jeune femme. Après une vingtaine de secondes, c’est la Princesse qui détourna les yeux vers les deux garçons, toujours pétrifiés sur le pont.

Elle aperçut alors ce que tenait le plus petit dans ses mains, un ours en peluche. Elle se souvint que l’objet avait passé les Barrières de la Mort, un fait jusqu’alors inédit. Et si cette anomalie était liée à celle qui se trouvait dans le ruisseau ? La Créatrice s’approcha doucement de l’enfant qui se serra plus fort contre son frère. Elle s’accroupit à quelques centimètres et tendit la main.

— Peux-tu me montrer cette chose, dicta-t-elle plus comme un ordre qu’une requête.

Elle essaya tant bien que mal de cacher son agacement dans sa voix et d’avoir un air le plus gentil possible. Un sourire maladroit s’installa sur son visage. Repoussant sa crainte de croiser les yeux azur du plus grand qui lui rappelait tant ceux de Conan, elle lui lança un regard implorant. Il se tourna alors vers le cadet :

— Tom, prête Monsieur Bill à Louise, s’il te plaît, soupira-t-il.

En entendant son prénom, la Princesse vacilla. Tout dans le jeune homme lui évoquait son amour passé, même la façon dont il prononçait son nom. Elle se ressaisit et attrapa la peluche que lui tendait l’enfant. Comment cet objet avait-il pu traverser les Barrières de la Mort ? La Créatrice se releva et observa l’ourson sous toutes ses coutures. Qu’avait-il d’exceptionnel ? Tout en y réfléchissant, elle se tourna vers le ruisseau. La carpe ouvrit plusieurs fois sa bouche comme pour parler.

Ne sachant que faire, Louise était désemparée et cela l’agaçait. Le bout de ses oreilles prenait à présent une teinte écrevisse. Rien n’était jamais venu perturber la tranquillité de son royaume. Tout s’était toujours passé dans les règles. Il y avait eu quelques débordements d’Occupants virulents, mais une telle chose, jamais. L’appréhension l’envahissait. Que devait-elle faire ? Comment devait-elle se comporter ? Elle se sentait à présent très seule. Comment Jeanne réagirait-elle face à une situation semblable ?

La colère prit le dessus sur l’incompréhension et les autres émotions. Elle s’apprêta à créer une cage pour attraper le poisson. Néanmoins, la carpe s’enfonça dans l’eau comme un nénuphar tiré vers le fond. La seconde d’après, une cigogne blanche et majestueuse sortit du ruisseau éclaboussant la Princesse. Cette dernière poussa un cri de surprise lorsque le volatile se posa sur la rambarde du pont.

L’oiseau l’observa un instant, jaugeant la jeune femme devant elle. Un duel de regard s’ensuivit avant que l’échassier ne plonge sur l’ourson que la Créatrice tenait toujours. Elle le lâcha précipitamment et resta béate face à la cigogne qui s’envolait au-dessus du bâtiment. Très vite, elle disparut derrière la couche de brume. Tom voulut courir à sa poursuite, mais Lucas le retint. Le petit garçon se débattait dans les bras de son frère. Louise regardait le ciel, complètement désarçonnée.

***

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Renarde
Posté le 31/07/2020
Coucou Tiyphe,

Bon, j'ai eu la réponse à ma dernière question du chapitre précédent ^_^

Je n'ai pas compris le dernier paragraphe. La cigogne a emporté l'ourson, ou non ? Je pense que oui, mais ce n'est pas super clair. Elle fonce dessus, Louise lâche la peluche, la cigogne disparaît. Mais à aucun moment tu ne précises que l'oiseau la tient dans le bec ou l'a agrippé avec ses pattes. C'est pas critique, hein, mais je trouve qu'il manque juste une étape pour éviter ce genre de questionnement.

Sinon, est-ce vraiment une mauvaise chose qu'il y ait des animaux ? Je me demande à quel point ce "déséquilibre" en est un. Et jusqu'où ça va aller...
tiyphe
Posté le 31/07/2020
Très bonne remarque, effectivement il manque une petite phrase pour que le lecteur comprenne bien que la cigogne part avec l'ourson ! Merci :D Je note ça pour ma prochaine relecture !!

Disons que ce n'est pas du tout habituel surtout ahah ! Mais une mauvaise chose ? ça dépend des points de vue ;)
Renarde
Posté le 31/07/2020
Disons que des carpes et des cigognes, c'est cool ! Après, s'il y a des tigres et que eux, ont la sensation de faim, ça risque d'être un peu plus chaud :p
Draguel
Posté le 27/08/2019
Je n'ai pas vraiment de commentaire à faire en ce qui concerne l'écriture en elle-même ^^ Je trouve que c'est assez fluide et agréable à lire. Tu arrives facilement à nous dépeindre le caractère global de chacun des personnages d'intérêts et c'est une bonne chose.

Par contre en ce qui concerne l'histoire ... Ce bousculement des règles m'intriguent beaucoup, surtout que tous ses événements surviennent quasiment en même temps : que ce soit la réincarnation de Conan, un objet matériel qui rejoint l'Entre-Deux, des êtres vivants autres que les âmes des défunts ou encore l'évanouissement de Jeanne. Tout cela m'interpellent et je vais devoir réfléchir à de nouvelle hypothèse concernant chacun de ses points. Je vais me laisser le temps d'y réfléchir encore un peu et je te les exposerais dans ton journal de bord, en espérant bien sûr mettre le doigt sur la vérité :p
tiyphe
Posté le 27/08/2019
Ooooh ! Bienvenue dans l'Entre-Deux !
Merci pour ton commentaire, c'est très gentil :3

Ahah c'est vrai que Tom et Lucas n'y sont pas allés de main morte pour complètement déséquilibrer l'Entre-Deux, involontairement en plus !

Hâte de voir tes théories ! Dès que je peux, je pose la suite avec, qui sait, peut-être quelques réponses dans quelques chapitres ;)
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