Sur la photo

Notes de l’auteur : Pour un concours de nouvelles, auquel je ne l'ai jamais envoyé. L'une des contraintes était la taille du texte ; c'est pourquoi il est si court. Je cehrche à le rallonger, pour préciser certaines choses : n'hésitez pas si vous sentez le besoin de pointer des parties à traiter plus profondément !

“Oui, c'est bien moi sur la photo… Comme je suis jeune dessus ! J'avais 18 ans. Ça me paraît à la fois si loin et si proche…”
C'est ainsi que Babouchka commença son récit.
C'était une après-midi d'été, que toute la famille passait dans la ferme centenaire. J'y retrouvais mes cousins. Nous nous entendions à merveille. J'avais alors 10 ans.
Ce jour-là, nous avions décidé d'explorer le grenier, où l'on entreposait autrefois le foin. Depuis on y trouvait de vieilles valises et un vaste espace éclairé par une lucarne à laquelle pendait encore la poulie d'un monte-charge. C'était notre terrain de jeu préféré, à l'abri de nos mères et de leurs sempiternelles recommandations. Mon cousin Vania*, qui avait mon âge, avait proposé une “séance d'exploration” : il s'agissait de choisir une valise au hasard et d'en répertorier le contenu. Mais cette fois-ci, il innova en désignant le solide meuble poussiéreux, certainement aussi vieux que la maison elle-même, et que nous avions toujours délaissé lors de ces inventaires.
-Il est fermé à clef, fit remarquer ma soeur Éléna, 12 ans, après s'être escrimée en vain sur l'un des tiroirs.
Vania tira triomphalement l'objet de la poche de son pantalon.
-Où as-tu trouvé ça ? m'exclamai-je.
-Secret défense !
-Pff, souffla mon autre cousin, Dimitri, le plus jeune de tous puisqu'il venait de fêter ses 6 ans. Tu l'as prise dans le salon, je t'ai vu !
Ivan lui fit les gros yeux.
-Alors, on l'ouvre ? interrompit Éléna.
Munie de la clé, elle parvint à faire coulisser le tiroir du meuble.
-Ooooh !
Ce fut un cri collectif, émerveillé ou déçu selon les enfants.
Dans le tiroir, se trouvait une pile de photos et de documents officiels reliés par un ruban jauni.
-Il est nul, ton trésor ! protesta Éléna.
Elle aurait certainement préféré découvrir des bijoux cachés là pendant la Révolution, des lettres d'amour de 1930 ou tout autre objet avec une histoire romantique. Vania tenta mollement de se défendre. Il avait été l'instigateur de l'événement, il était donc responsable de son achèvement raté. Son honneur s'en retrouvait amoché, surtout que, comme tous les garçons du voisinage, il était un peu amoureux de ma soeur, et que la voir déçue gâchait son plaisir.
-Qui c'est là-dessus ? demanda soudain Dimitri.
Il désignait une photo légèrement floue, où posait fièrement un jeune soldat, en uniforme de l'Armée Rouge. A y regarder de plus près, ce jeune soldat ressemblait furieusement à la photo deBabouchka le jour de son mariage avec Grand-père, exposée depuis sur le buffet du salon. Ivan n'yjeta qu'un rapide coup d’oeil et haussa les épaules.
-On n'a qu'à demander à Babouchka, déclarai-je. On dirait elle.
La proposition fut acceptée, et nous voilà cavalant dans le couloir en direction de la cuisine où nous étions certains de trouver Babouchka. Faisant irruption dans la pièce, nous la surprîmes en grande discussion avec notre mère.
-Les enfants, enfin ! En voilà des façons !
-Laisse, Éléna, sourit Babouchka. (Mes parents n'avaient pas fait preuve d'une imagination débordante pour le prénom de ma soeur.)
-Dis, on a trouvé ça en haut, déclara Dimitri en tendant la photo. Tu peux nous dire qui c'était ?
-Mais où avez-vous trouvé ça ? interrogea Maman.
-Dans le meuble, répondit Vania en rougissant.
-Celui qui est fermé ?
Le regard de Babouchka nous scruta chacun à son tour et nous fixâmes nos pieds avec application.
-Vous m'étonnerez toujours, soupira Maman.
Elle observa un instant la photo et pâlit.
-Hors de question que vous jouiez avec ça ! Ce ne sont pas des histoires pour les enfants !
-C'est toi, babouchka ? demanda Éléna, tout de suite plus intéressée.
-Maman, s'il te plaît, ne leur raconte pas ça ! implora notre mère.
Baboushka ne répondit pas tout de suite. Elle observa atentivement la photo, avec une expression... Triste ? Encore aujourd'hui, je me souviens très bien de ce visage, que je ne lui ai jamais revu.
Après un silence, où nous attendions tous avec appréhension – et si elle décidait d'obéir à l'injonction de sa fille ? - elle reprit, d'une voix presque lointaine, comme si elle éait déjà perdue dans des souvenirs :
-Et pourquoi pas ? Il serait temps qu'ils apprennent cette histoire… Venez, allons au salon, on sera mieux. Non, non, pas de discours, ma fille ! Toi aussi, tu peux venir écouter… Tiens, fais un thé pour tout le monde. On va en avoir besoin…
Elle trottina jusquà la pièce voisine et je m'interrogeai sur la possibilité qu'une femme si douce ait pu participer à un conflit si violent. Elle s'installa dans son fauteuil, nous à ses pieds, comme lorsqu'elle nous racontait l'histoire de la terrible Baba-Yaga, que nous adorions.
“C'était en 41. Je venais de sortir du lycée, d'obtenir la majorité… Et on entend partout que c'est la guerre. On pensait qu'on allait battre les ennemis vite, qu'ils ne nous envahiraient pas… On a eu tort.
"Peu après, on apprenait que la Biélorussie était occupée. Vous connaissez la carte de l'ancienne URSS, j’espère ?
-La Biélorussie, c'est à l'ouest de la Russie, au-dessus de l'Ukraine et de la Roumanie, récita Vania, comme à l'école.
-C'est bien, mon garçon, je vois que tu t'appliques... Enfin, bref, j'avais 18 ans.
-Tu étais amoureuse ? interrompit Éléna.
-Laisse-la parler ! la rabroua Ivan.
-Fayot ! souffla Dimitri.
-Les enfants, s'il vous plaît, un peu de calme, ou Babouchka ne pourra pas raconter son histoire... intervint maman qui était arrivée avec le thé.
-Merci Éléna. (Elle se servit une tasse et réfléchit.) Vous savez, j'avais grandi sous Staline. C'était loin d'être la même chose que maintenant, ça, je peux vous le dire ! C'était le communisme, le vrai ! On nous avait appris à aimer notre Patrie, comme une mère. Pas comme ces capitalistes qui prétendent nous gouverner maintenant ! En tout cas, quand on a su que c'était la guerre, moi et mon amie Evguenia, (on l'appelait Olga, bien sûr) on s'est précipitées au bureau de recrutement. Il y avait tous les garçons qu'on connaissait, qui avaient eu cours avec nous toutes ces années. Au début, ils n'ont pas voulu de nous. Des filles ! Vous imaginez les problèmes ?
-Non, ils n'imaginent pas, coupa maman d'un ton sec. Et ils ne veulent pas le savoir.
-Ma fille, si cette histoire t'embête, va faire un tour dans le jardin. Non ? Bon, ne m’interromps pas, alors.
"On a beaucoup insisté. On a dit qu'on avait appris à tirer au komsomol (c'était vrai, ils l'ont vérifié), qu'on voulait se battre, nous aussi. Le commandant ne voulait pas, mais au final, ils nous ont laissées y aller quand même.
On s'est retrouvées en formation accélérée. Puisqu'on savait tirer, et qu'on tirait bien en plus, on nous a mis tireuses d'élite, avec une dizaine d'autres filles, de tout le pays. J'aurais préféré être brancardière, ou télégraphiste, parce qu'on a toujours besoin de télégraphistes, même quand ce n'est pas la guerre, mais j'ai pris ce qu'on m'a donné. Sans me plaindre ! Jamais ! Personne ne se plaignait. C'était nous qui avions voulues être là, après tout... Quand on a su viser et se camoufler, ils nous ont envoyées au combat. On était
toutes contentes, parce qu'on allait enfin faire ce pourquoi on était là. Olga et moi avons été séparées. Elle est partie à Stalingrad. Vous avez appris ça à l'école ? Les morts par centaines, tous les jours, le froid, la faim, la peur des bombardements, la survie dans les ruines ? Elle m'a écrit une ou deux fois, dès qu'elle pouvait. Moi aussi, mais on ne pouvait pas souvent. Et je préférais envoyer du courrier à ma mère, pour la rassurer. Je le regrette parfois. Olga est morte là-bas, loin de chez elle... Enterrée dans une fosse commune avec tous les autres, même des Allemands, il paraît. Quand on a gagné la bataille, on s'est dit que c'était bientôt fini. Et non ! Encore trois ans de combats ! C'était dur, ça, vous pouvez me croire. Et pour nous, les filles, c'était encore plus dur, à cause de... Euh... Des problèmes de filles. On n'avait rien prévu pour ça. Ne fais pas cette tête, Dimitri ! Tu sauras ce que c'est quand tu auras une femme.
-Tu as tué des gens ? interrogea Ivan, fasciné.
-C'était la guerre. Bien sûr que j'ai tué des gens... C'était à ça qu'on servait. Mais ne croit pas que c'était facile ! Surtout au début. Je pleurais... Mais plus ensuite, quand j'ai vu qu'en face, ils n'avaient pas ce genre de considérations. Surtout pour les civils... Le massacre de civils, pourtant, c'est interdit par les lois de la guerre. Et oui, il y a des lois pour la guerre. Il y a des lois pour tout, vous savez. On n'est pas allés jusqu'en Allemagne. J'aurai bien aimé, pour voir comment c'était. Je voulais comprendre pourquoi ils nous avaient attaqué. Pourquoi ils avaient attaqué toute l'Europe, d'ailleurs, pas que nous. D'où venait leur haine ? Je n'arrive toujours pas à comprendre pourquoi ils ont fait ça.
-Tu pleures, babouchka ?
-Je pleure pour toutes ces personnes qui sont mortes, Dimitri... Les enfants, j'espère que jamais vous ne connaîtrez la guerre comme moi je l'ai connue. Apprenez bien à l'école, soyez de bons citoyens, mais ne croyez personne qui vous dise que la guerre est la solution miracle à tous nos problèmes.
-Mais on a gagné ! On a battu les fascistes ! (Je me sentais moi-même euphorique, comme si j'avais vécu l'annonce de la Victoire.) Tu étais heureuse que ce soit fini ?
-Très heureuse. On était tous très heureux... On allait pouvoir rentrer chez nous, fonder une famille, vivre normalement. Imaginez que je venais de passer quatre ans en pantalon et en vareuse ! Très loin de la star de cinéma ! Je voulais me laisser pousser les cheveux, me maquiller, porter des talons...
-C'est à la guerre que tu as rencontré Papi ? voulut savoir Eléna, toujours aussi romantique.
-Non, et heureusement ! Je n'aurai pas voulu de quelqu'un qui ait les mêmes souvenirs de guerre que moi !
-Tu nous raconteras, comment tu l'as connu, dit ? supplia Dimitri.
-Oui, je vous raconterai. Mais pas cette fois...
-Je peux garder la photo ? Demandai-je.
-Sûrement pas ! S'exclama maman.
-Oui, bien sûr, si ça te fait plaisir, répondit Babouchka en même temps.
-Merci !
Depuis, cette photo m'a suivie partout, dans un cadre en bois tout simple que papa a fini par m'acheter. Il y eut bien d'autres étés, et bien d'autres histoires... Mais je repense souvent à la guerre, la guerre de Babouchka.

*diminutif d'Ivan ; les deux sont employés à tour de rôle.

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