Le premier éclair

Notes de l’auteur : Voici le début d'une histoire qui me trotte dans la tête depuis un petit moment. Je ne sais pas jusqu'où elle ira, cependant je connais les chemins qu'elle est susceptible d'emprunter. Au plaisir d'avoir de vos retours et de vous faire vibrer ne serait-ce qu'un peu ! N'hésitez pas à commenter pour mettre en avant des failles, des indélicatesses ou au contraire le plaisir que vous aurez pris à me lire, les deux étant loin d'être contradictoires.

L’esplanade se dépeuplait à mesure que la Lune s’élevait dans le ciel et que les nuages gorgés par l’arrivée soudaine de l’hiver prenaient place entre les lueurs naissantes des étoiles. La lumière des lampadaires se réverbérait dans chaque goutte en laissant derrière elle des traînées multicolores que seuls ceux dont les lunettes rendues floues par la chaleur de leur respiration étaient capables d’observer. Au-delà de chaque paire de verres se redessinaient sans contours déterminés les devantures des commerces, les façades des restaurants et les baies qui, découpées géométriquement dans les étages des immeubles bourgeois du centre-ville, semblaient refléter tout un nuancier de couleurs jaunâtres indiscernables pour les piétons.

            D’au-dessus du kiosque qui trônait au centre de l’esplanade, un couple de pigeons prévenus par la ponctuation légère des premières gouttes de pluie et apeurés par le bruit s’était envolé et cherchait à présent un abri plus au sec dans une allée voisine. Le vent se mit à accélérer subitement et les volatiles s’escamotèrent sous le préau d’une mansarde d’où germait le brasillement hasardeux d’une lampe fatiguée.

             Emporté par la force du vent et le poids de l’eau, un chiffon détaché maladroitement du rebord d’une fenêtre fusa et atterit dans un renfoncement du trottoir déjà occupé par une flaque d’eau qui n’avait pas séchée depuis la veille, rejoignant dans un choc sourd les restes jonchés sur le sol que le marché du quartier abandonnait systématiquement derrière lui les jours de foule. Depuis le bout d’une contre-allée, une fourgonnnette salie et comme foncée par l’usage grilla un feu et traversa le bitume mal entretenu de la chaussée avant de s’engager dans une avenue perpendiculaire, où elle se coula dans un flot constant de véhicules qui semblaient être happés soudainement par le souffle de l’aquilon.

            Grelottant sous un ciré jaune qui paraissait être la seule converture qui la protégeât du froid et de l’humidité ambiante, une jeune femme attendait sur un banc. Applatie sous sa capuche, sa frange sombre se plaquait au-dessus des lignes esquissées par ses sourcils. Tirés et rougis par la fatigue, ses yeux tombaient au niveau des commissures extérieures et lui donnaient l’air de garder toujours un regard suspicieux, les paupières comme constamment plissées sous l’effet d’un doute muet mais perturbant. Dévisageant scrupuleusement chaque badaud comme si toutes les peines du monde lui incombaient, elle aurait pu causer la peur et l’anxiété ressenties à l’approche d’une catastrophe naturelle, comme la rivière bouillante qui paraissait l’animer de rage.

           

            Mais cette soirée-là, personne ne semblait prêter attention à quoi que ce soit si ce n’est à rentrer le plus prestement possible chez soi pour y éviter l’air glacial qui s’infiltrait dans chaque habitation dès qu’une porte s’ouvrait et laissait un interstice béant l’espace d’une seconde. Comme pour conjurer le mauvais temps qu’ils subissaient, certains vagabondaient plus longuement, plus lentement que les autres entre les pas pressés des fonctionnaires qui souhaitaient regagner au plus vite leur logis et les implorations maniérées des parents ralentis par leurs rejetons tantôt dépités, tantôt déchaînés par les caprices du climat.

            La pluie prit en intensité progressivement, les nuages déversant tout ce qu’ils avaient accumulés. Un orage était sur le point d’éclater et l’électricité faisait vibrer l’air. Encore quelques minutes et toute cette charge d’énergie allait éclater sans crier gare. Cependant la première détonation ne surgit pas du ciel.

            Un éclair fendit son visage et sa bouche se tordit : 

            « Putain, pourquoi tu t’infliges encore ça Bastien ?

            Lui-même se sentit surpris par le poids que l’air avait pris brusquement. Il ne s’attendait pas à ce que cette histoire la fasse réagir à ce point. Il scruta le visage de son amie. Il la connaissait assez pour savoir que s’il y voyait si distinctement le blanc de ses yeux et les taches carmins des veinules qui s’y dilataient, c’était qu’elle pensait vraiment ce qu’elle venait de lui dire. Il resta un moment interdit, rendu coi par la stupéfaction.

           - Depuis le début je te dis que c’est pas une fille bien pour toi, c’est même pas une fille bien du tout si tu veux que je te dise…

           Plus rien ne voulait sortir, c’était comme si toute l’effervescence du monde s’était concentrée dans l’orage qui explosait maintenant au-dessus de leur tête et avait quitté momentanément l’esprit de Bastien, pris à froid par les déclarations de son amie. Incapable de répondre, de laisser aller un seul mot en-dehors de sa bouche aussi sèche que son environnement ne l’était plus, il crut tout d’abord que c’était de sa faute, que c’était lui, que c’était la pluie, la nuit avançant et les cris qui les entouraient qui ligotaient sa langue et faisaient disparaître chacune des pensées qui prenaient le chemin de ses cordes vocales. Mais à y mieux réfléchir, il savait que rien de tout cela n’échoyait à l’univers qu’il jugeait avec sévérité, comme coupable désigné de l’absence coupable de toute réaction de sa part. Plus il incriminait ce monde, plus il prenait conscience que ce qu’il était en train de construire méticuleusement dans sa tête prenait l’eau et se noyait dans les incongruïtés de ses hypothèses.

                 -Tu sais, je comprends ta frustration mais je suis persuadée de ce que je te dis là. D’ailleurs, je suis pas la seule à le penser, tu te souviens de ce qu’on avait entendu dire à son sujet en sortant du lycée ? C’est pas pour rien si même Marcus s’est tiré à l’étranger !

                 -Pourquoi est-ce que tu me parles de lui comme si c’était lui qui était à plaindre ? Ce type était haïssable et tu le sais autant que moi, je suis bien content qu’il soit parti.

                 Il était sorti de son mutisme avec une voix de plomb, et pourtant il a fallu toute la concentration de Laure pour parvenir à déchiffrer ce qu’il lui avait dit. Grevés par la pluie, ses mots avaient à peine résonné à ses oreilles. Mais elle savait qu’elle avait fait le bon choix. Elle avait fait ce qu’elle avait à faire, et de la façon dont il fallait le faire. Bien qu’elle n’appréciât guère occuper cette position, elle sentait qu’il était sur la mauvaise pente dans cette histoire, et il aurait été totalement insensé pour elle de ne pas le lui dire en face.

                 En surplomb, de chaque côté du banc, des érables effeuillés dansaient au son du vent, chef d’un orchestre qui était défait de ses meilleurs solistes dès que le soleil baissait au cours de l’année. Leurs branches s’entrechoquaient à l’unisson, éclatant en un concert de craquements roulants et effrayants. Ce que les racines mêlaient sous la terre avec zèle et bienveillance depuis des années, les bras veinés des arbres s’amusaient tour à tour à le chatouiller, à le griffer, à le casser. Et alors que ces grands végétaux semblaient en proie à la plus folle des luttes, leurs bois se heurtèrent en un grondement sinistre.

                Une goutte qui avait suivi le fil dépassant de la capuche de Laure clapota sur l’extrémité de la semelle de sa Dr. Martens. L’eau suivait parfaitement le chemin tracé par ses traits de couture jaunes, délicatement, comme si elle devait retenir en elle toute la docilité dont elle n’avait pas pu faire preuve jusqu’alors.

             -Bastien, ça fait longtemps que tu me connais merde, on a été dans la même classe au collège, je compte plus les fois où on s’est amusés à monter dans le tilleul chez ton grand-père, quand on s’est fait courer par le monstre qui servait de bouledogue à mes voisins et là tu te mets à croire sérieusement que je veux te la foutre à l’envers ? Reprends-toi un peu, ça remonte à quand la dernière fois que t’ai fait un coup foireux ?

             -C’est pas ce que je veux dire, ne me fais pas porter le chapeau ! Je me souviens très bien de tout ça, seulement maintenant rien n’est plus pareil, ça fait deux semaines que j’ai pas vu mon vieux et tu sais combien il compte pour moi. Quand il n’est pas dans les environs ça me fout le cafard dès que j’y pense. Je suis désolé, je crois que c’est juste qu’en ce moment c’est compliqué, entre le taf, la fac – une raffale de vent l’étouffe avant qu’il ne reprenne là où il en était – je me sens un peu perdu, je sais pas exactement où tout ça va me mener.

                    Il plaque son regard dans les yeux de son amie comme pour la défier avant de baisser rapidement les yeux, subitement décontenancé par la tournure intime que prenait leur conversation.

                    -Ce que tu veux pas piger, c’est qu’elle te tire vers le fond cette nana, lui répondit-elle avec tout l’aplomb dont elle pouvait faire preuve, emmitouflée dans son ciré qui lui tombait au niveau des genoux, je te le dis comme je le pense, si tu continues à te faire marcher dessus comme ça et à traîner avec elle sans te poser de questions c’est là que tu te retrouveras plus du tout. Tu vas quand même pas lui cirer ses pompes toute ta vie si ? C’est ton choix, mais c’est mon rôle de te guider, laisse-toi m’écouter, tu sais que j’ai raison.

                    -Laure, c’est adorable tout ce que tu essayes de faire pour moi mais laisse tomber un petit peu s’il te plaît, je crois que t’en fais un peu trop, je sais me débrouiller, j’ai pas besoin d’une tutrice, aussi aiguisée fût-elle.

                    Un sourire affable affaiblit la tension qui avait chargé l’air tandis que l’orage battait son plein et frappait avec démesure leurs tympans. Le temps d’un instant, la rumeur du vent pris le dessus et ils ne purent que s’observer, côte-à-côte sur ce banc, continuellement battu par un souffle froid et austère qui faisait d’une esplanade autrement joyeuse et vivante, l’un des lieux les plus désolés qu’il leur ait été donné l’occasion de connaître au cours de leur existence.

                   -Si je me suis rapproché de toi au lycée, et pas des autres, c’est justement parce que tu me traitais en égal malgré tout, c’est parce que je savais pertinement qu’avec toi, quoiqu’il se passe, tu t’excuserais pas à chaque fois que t’ouvrirais la bouche pour me reprocher quoi que ce soit. Si on est potes, c’est parce qu’on se considère comme des égaux l’un et l’autre, et qu’on essaie pas d’avoir le dessus sur l’autre, ce qui implique de ne pas ingérer dans les choix de vie et les relations que l’un se démène à faire exister.

                  -Je ne me souviens plus très bien du moment où tu m’as fait signer un papier sur lequel il était noté que je devais pas donner mon avis sur ta vie sentimentale, c’était avant ou après la première fois qu’on a mangé au self ensemble au collège, ajouta-t-elle d’un air mutin qu’elle n’essayait même pas de cacher.

                  -Tu m’emmerdes avec tes remarques, comme si déjà à l’époque tu te mêlais que de ce qui te regardait directement ! Je veux pas qu’on se batte, reprit-il avec le fil de la discussion, mais je te parle sérieusement, j’ai pas besoin de toi comme d’une mère, même si ça me fait du bien de suivre tes conseils de temps à autres.

                  -Ça te mènera à rien de me brosser dans le sens du poil comme ça, moi aussi je suis sérieuse, déclara-t-elle en engonçant encore davantage son corps maigre et élancé sous ses vêtements, ses yeux perçants visibles à travers la pluie comme deux flashes d’un phare guidant une nef maltraîtée par les vagues en pleine mer, si t’as besoin d’une image plus claire de tout ce que je te dis, j’ai pas envie de te ramaser à la petite cuillère dans trois semaines, et pourtant j’ai l’impression que c’est exactement ce vers quoi on se dirige tous les deux…

                  Si l’avis émis par sa partenaire d’infortune l’avait touché, alors il fallait, pour s’en assurer, passer au-delà du masque qu’il semblait avoir enfilé depuis qu’elle avait repris la parole. Posé avec autant de détermination que d’incertitude sur la flaque qui se formait à ses pieds, son regard s’enfonçait profondément dans les affres d’une perpléxité qui fut momentanément suffisante pour causer la satisfaction de Laure. Elle qui aimait sentir le poids de son opinion s’imposer peu à peu chez elles autres, elle était servie.

                 -Promets-moi seulement de pas faire de conneries, tu me suis ? dit-elle du bout de ses lèvres violacées par l’humidité et la température.

                  La raideur causée par le froid qui s’infiltrait de partout à travers eux, par le vent et par la pluie, semblait dominer la conversation plus encore que quiconque. En sentant ses chaussettes se gorger comme des éponges sous les plantes de ses pieds, Bastien se redressa avec une légère expression de dégoût qui ne s’effaça de son visage qu’une fois qu’il fut sur ses deux jambes

                  -Relève-toi, tu vas crever de froid si tu bouges pas, lui répondit-il comme s’il s’agissait de la plus naturelle des phrases qui pouvait sortir de sa bouche à cet instant précis. On en reparlera plus tard si tu veux, mais pour l’instant va te réchauffer chez toi, tu me fais peur. Je fais très attention à ce que je fais, tu peux me faire confiance, s’enquit-il d’enchaîner tandis que sur le visage de son amie une forte détermination laissait sa place à une résignation sereine.

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Karl-Forterre
Posté le 24/02/2021
Sympa avec pas mal de dialogues et plutôt bien écris je trouve. La seule chose que j'aurais peut-être à redire concerne l'utilisation du mot "mais" que je trouve un peu trop présente autant en tant qu'amorce de phrase que dans le texte en général.
Pierre Colom
Posté le 24/02/2021
Merci pour le retour, j'essaierai d'y prêter plus d'attention pour les prochains chapitres, en espérant que ça plaise !
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