Chapitre 8 : Couleurs étouffantes

Par Zosma
Notes de l’auteur : Est-ce que j’ai réécrit ce chapitre plus de cinq fois et j’en suis toujours pas satisfaite ? Peut-être bien. Mais il faut avancer au bout d’un moment alors tant pis, le voilà… (et il est encore énormément beaucoup trop long, mes plus plates excuses)

Gris.

Ce n’était pas la bonne couleur.

C’était quoi une bonne couleur ?

Le bleu ?

Mais le bleu c’était comme l’eau, et je n’aimais pas l’eau.

Ce n’était pas le blanc non plus. Le blanc c’était angoissant, suffocant, oppressant. Le blanc c’était une très mauvaise couleur.

Le vert lui, il me faisait penser à la forêt. Elle était attirante la forêt, mais elle était dangereuse aussi. Ce n’était pas ça.

Alors il y avait peut-être le noir, mais le noir c’était comme le vide…

Il y avait aussi le jaune, le violet, le orange, le rose, le marron, mais ces couleurs-là je ne les connaissais pas très bien. Alors je ne pouvais pas vraiment savoir...

Et puis il y avait le rouge.

Le rouge c’était comme le sang.

Le rouge c’était comme les cœurs.

Le rouge non plus, ce n’était pas la bonne couleur.

Alors pourquoi est-ce qu’il y en avait partout ?

 

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Je ne voyais plus que ça.

Le gris et le rouge.

Le rouge et le gris.

Le cœur.

Les yeux.

Le cœur.

Il était debout.

Pas moi.

Il respirait fort.

Je ne respirais pas.

Ses yeux, ceux qui étaient gris, pas de la bonne couleur, ils se fixèrent sur ma forme figée.

Il avait compris.

Moi, je n’étais pas comme lui.

Moi, les cœurs, je n’aimais pas ça.

Alors il commença à tendre une main vers moi.

Elle était gigantesque.

Et ses pupilles vibraient de rage.

Et c’était effrayant.

 

Si elle m’attrapait cette main, qu’est-ce qui allait se passer ?

 

Est-ce que je voulais savoir ?

 

Peut-être que je savais déjà.

 

Cours.

 

J’obéis.

Mes pieds heurtèrent le sol jusqu’à ce que je parvienne à me mettre debout.

Et je courrai, comme si courir c’était la seule chose que je savais faire.

Mais il me suivait.

Il était derrière moi.

Et j’aurais juré sentir le souffle d’une bête haletante contre ma nuque.

Je ne savais pas où aller.

Peut-être que quelqu’un m’aiderait ?

Peut-être que je pourrais crier ?

Mais il n’y avait que des cœurs ici. Et les cœurs, ça n’aidait pas les gens comme moi.

Et j’essayai d’accélérer.

Mais mes poumons ne voulaient plus fonctionner.

 

Encore un peu.

 

Est-ce que c’était normal d’avoir si chaud ?

Il n’y avait plus beaucoup d’herbe sur le sol et c’était comme si elle disparaissait au fur et à mesure que j’avançais.

Maintenant c’était juste de la terre.

Et de la poussière.

Et où devais-je aller ?

 

Peu importe.

 

Cours.

 

Dépêche-toi.

 

Le signal ?

 

Cours.

 

À quoi il ressemblerait ?

 

Stop.

 

Je freinai d’un coup.

Un pas de plus et je serai tombée dedans.

Je levai les yeux, très haut, jusqu’au ciel, et il n’y avait là qu’une masse infinie de brouillard vaporeux.

La Brume.

Si j’avançais, juste un peu…

Elle avait l’air de bouger, et d’être un peu vivante aussi, et c’était comme si des volutes de fumée dansaient face à moi en formant des arabesques frémissantes.

Peut-être que si je tendais la main…

Mais il ne fallait pas la toucher.

Pourquoi il ne fallait pas la toucher ?

Je ne sais plus.

 

Recule.

 

Pourquoi ?

 

Recule.

 

Je fis un pas en arrière, puis un deuxième, et la Brume, la Brume c’était très dangereux.

Alors pourquoi avait-elle l’air si accueillante ?

Si la Brume me touchait, peut-être que je disparaîtrais.

Qui m’avait dit ça ?

Est-ce que c’était vrai ?

Je reculai encore.

Et je regardai à gauche, et à droite, et je ne savais toujours pas où m’enfuir parce que la Brume était partout et je ne pouvais aller nulle part.

Alors je reculai.

Et si je retournais en haut de la colline ?

En haut de la colline, j’étais protégée.

L’herbe était plus haute.

Je serais cachée.

Il n’y avait plus d’herbe ici.

Et j’attendrai là-bas.

Combien de temps ?

Le temps… Ce n’était pas facile à comprendre.

Je me retournai.

 

Il était là.

 

J’avais oublié.

Il y avait un cœur qui me suivait.

Et il m’avait rattrapée, et j’étais bloquée, et si j’allais en arrière il y avait la Brume, et en avant il y avait le cœur et son épée, et de tous les côtés c’était la mort qui m’attendait.

Mais moi je ne voulais pas mourir.

Je crois.

Je ne bougeai plus.

J’avais un peu froid.

Le cœur était tout près, devant moi, et je ne savais pas si j’avais déjà vu un cœur d’aussi près.

Je ne bougeai pas.

Ses yeux gris étaient pointés sur moi.

Le gris, ça n’allait vraiment pas.

Mais peut-être que j’étais invisible, comme l’homme silencieux, peut-être qu’il ne me voyait pas.

Peut-être qu’il regardait la Brume.

Sa main, celle qui était gigantesque, se souleva.

Peut-être qu’il ne m’avait pas remarquée.

Et s’il voulait juste toucher la Brume pour voir ce que ça faisait ?

Moi aussi, la Brume, j’aurais pu la toucher.

En tout cas je ne bougeai pas.

Puis la main s’approcha, et tout ça prit beaucoup de temps, et elle se posa sur mon cou, d’abord délicatement et c’était comme s’il n’avait pas fait exprès de me toucher, et après c’était comme quand j’empoignais une tasse de thé, j’aimais bien le thé, puis ses doigts se pressèrent sur ma peau et ils s’enfoncèrent un peu et le cœur, il avait des ongles, moi aussi j’avais des ongles, mais ses ongles à lui, ils n’étaient pas très agréables, là, sur mon cou. Puis il me saisit vraiment et sa main enserra ma gorge, et il la comprima et ma bouche laissa sortir un son étranglé.

Je ne savais plus quoi faire.

J’agrippai son bras, j’essayai de le pousser en arrière, mais il ne bougea pas, et moi non plus je ne bougeai pas, et il serrait, il serrait, et il continuait de serrer.

Est-ce qu’il allait s’arrêter ?

Mes pieds, tout à coup, ne furent plus en contact avec le sol, le sol sans herbe et plein de poussière, mes pieds ils étaient dans le vide maintenant. Et le vide, je n’ai jamais aimé ça.

Le cœur avait réussi à me soulever et l’air n’arrivait plus à passer ni par ma bouche, ni par mon nez.

Pourtant j’essayais.

J’essayais et ça ne marchait pas.

Et je ne pouvais plus respirer.

Alors que c’était impossible de ne plus respirer.

Mes jambes battaient l’air devant moi, et elles cognèrent contre le cœur, mais le cœur ne bougeait pas.

Son visage était devant le mien aussi, et il était trop près, et son souffle éraflait mes joues d’une odeur âcre. Sous sa barbe hirsute, ses lèvres se retroussèrent dans une grimace ignoble.

Et la Brume commença à disparaître sous un voile sombre.

Je ne voyais plus grand-chose.

Les yeux gris s’éteignirent.

L’odeur s’échappa.

Il n’y avait plus que ce sourire impropre, ces lèvres écaillées, ces dents crasseuses.

Et j’essayais d’avaler l’air mais l’air ne passait pas.

J’étouffais.

Je me noyais.

Je mourais.

Je ne sais plus.

 

Laisse-moi faire.

 

La folie était comme un courant tout doux dans mes veines. Agréable. Accueillant. Et ce serait facile d’abandonner, et de se laisser couler, et de ne plus rien faire.

Ce serait bien de ne plus penser.

Elle promena une chaleur réconfortante sur ma mâchoire endolorie.

Puis la folie poussa sa tiède convoitise autour de ma gorge, là où la main gigantesque se resserrait et prolongeait mon agonie.

Elle pouvait nous sortir de là.

Il fallait juste la laisser faire.

Fermer les yeux quelques instants.

Juste quelques instants...

 

Mourir, est-ce que j’en avais envie ?

 

Peut-être pas.

 

Je ne voyais plus rien.

 

C’est ça.

 

Je ne sentais plus rien non plus.

 

Ferme les yeux.

 

C’était ça mourir ?

 

Abandonne.

 

...

 

Ne pense plus.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tout à coup, je n’étais plus vraiment moi.

 

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Un pied trancha l’air.

Très violemment.

Il s’envola en avant.

Et ce fut vif.

Presque imperceptible.

Il atterrit entre ses jambes.

Les jambes du cœur.

Le pied.

Son pied.

Celui de la folie.

C’est là qu’elle frappa.

Alors le cœur se plia en deux.

Et il lâcha prise.

Puis la folie se trouva à terre et elle projeta un rire mélodieux vers le ciel.

 

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Je respirai.

 

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Peut-être.

 

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Vraiment ?

 

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Où suis-je ?

 

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Je ne comprenais pas très bien.

 

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Ça faisait mal.

 

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Mes mains s’accrochèrent à mon cou, comme pour vérifier qu’il n’y avait plus rien qui le comprimait, et ça brûlait, ma gorge brûlait alors que j’aspirais tout l’air que je trouvais.

J’étais sur le sol, la tête plongée dans la poussière.

Et combien de temps j’étais restée allongée là, dans ma propre sueur, un peu morte et un peu vivante à la fois ?

 

Je ne sais pas.

 

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La folie inspira.

Sa gorge produisit un sifflement aigu.

Le cœur aussi il baignait dans la poussière.

Il était juste en face.

On ne l’avait pas quitté des yeux.

Et s’il bougeait ?

Et s’il se relevait ?

Et s’il revenait pour m’achever ?

Il ne bougeait pas.

Enfin, la folie se releva.

Moi aussi.

Sans doute.

Il avait fait tomber son épée. Elle était juste là, à nos pieds. Alors la folie la ramassa.

Elle était aussi lourde qu’un rocher.

Est-ce qu’il existait des choses plus lourdes que les rochers ?

La folie avança.

Elle traînait l’épée derrière elle, la pointe glissait sur le sol sec.

Et elle avança.

Juste de quelques pas.

Le cœur n’était pas très loin.

Puis elle s’arrêta.

Au-dessus de lui.

Et elle se mit à genoux.

L’épée pesait péniblement dans mon poing.

Je ne pouvais pas la lâcher.

Et c’était comme si je n’étais pas vraiment là.

La folie regarda le cœur en entier.

Le cœur, il avait sa main dans la Brume maintenant et le brouillard commençait à lécher son avant-bras.

Le cœur, il était coincé.

Et j’aurais aimé attendre.

J’aurais aimé regarder.

Le cœur, il allait se faire dévorer.

La folie le fixait.

Et le cœur, il me regardait aussi, avec ses yeux, ouverts, gris.

Et il bougea.

Il essaya de se redresser.

Il tendit la main.

Il la tendit vers mon cou brûlant, prêt à serrer et serrer et serrer.

Mes mains tremblèrent en soulevant l’épée.

Elles frémirent lorsque la folie visa.

Elles vibrèrent lorsque la pointe plongea.

 

Dans son œil.

 

Elle plongea.

 

S’enfonça.

 

Encore.

 

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Encore.

 

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Encore.

 

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Je respirai.

 

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Il y avait beaucoup de rouge.

Alors que le rouge, je n’aimais pas ça.

La main du cœur n’était plus dirigée vers moi.

Elle essayait d’éloigner l’épée maintenant, elle poussait, empoignait, griffait.

Désespérément.

Il hurlait.

Puis la folie leva l’épée.

Et elle la rabaissa jusqu’à ce que la lame traverse l’entièreté de sa bouche, transperce les os, déchire la chair, et se bloque dans le sol avec la poussière.

Alors le cœur se tut.

 

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Je n’allais pas bien.

Mes yeux étaient fermés et je n’osais pas voir ce qui était arrivé et mes mains s’accrochaient au pommeau de l’épée parce que si elles le lâchaient tout mon corps allait tomber. Et puis je tremblais alors que mes épaules se levaient et s’abaissaient dans un rythme irrégulier.

Une odeur métallique arriva jusqu’à mon nez.

Et un haut-le-cœur souleva mon estomac.

 

Regarde.

 

Non.

Mais je n’avais pas le choix.

La folie voulait regarder.

Et j’ouvris les yeux sur un carnage effroyable.

Le cœur on ne le reconnaissait plus très bien.

Plus du tout.

Et il y avait beaucoup de rouge.

Trop de rouge.

Personne ne bougeait plus.

C’était dur de respirer.

Est-ce qu’il était mort ?

Son œil, là où il était avant, il n’y avait plus rien, sauf des muscles déchiquetés, des fluides visqueux et tout un tas de trucs répugnants.

Je ne voulais pas regarder.

Et puis sa bouche, ce n’était plus vraiment une bouche.

 

Penche-toi.

 

Alors la folie, elle pencha son visage, tout contre le visage du cœur, tout près, trop près.

Elle inspira.

Et un sourire triomphant gagna ses lèvres.

Puis elle se concentra sur l’autre côté du visage, l’autre côté qu’elle n’avait pas touché.

L’œil était ouvert.

Horrifié.

La folie pencha curieusement la tête.

Ses doigts tracèrent d’abord la ligne du sourcil, juste au-dessus de l’œil intact, puis ils glissèrent lentement vers la paupière et effleurèrent les cils épais qui l’arpentaient. Après, son index et son pouce se placèrent de part et d’autre de l’œil.

Je déglutis.

Et la folie enfonça nos doigts.

Très profondément.

Ils s’insinuèrent sous l’œil immobile, dans la cavité chaude et visqueuse où il était logé.

Ils agrippèrent, pincèrent, tirèrent jusqu’à ce le globe se détache dans un bruit gluant. Il était encore relié par un filament au reste du corps alors la folie insista un peu et ils finirent par se séparer complètement.

L’œil, maintenant, il était tout à moi.

Un frisson d’impatience parcourut mon corps.

Puis je le fis doucement rouler entre mes doigts poisseux jusqu’à ce que la pupille soit braquée sur moi.

Et je le regardais.

Et l’œil me regardait aussi.

Et mon sourire s’effaça.

Ce n’était pas la bonne couleur.

Le gris, ce n’était pas ça.

Alors mon poing se referma autour de lui.

Ça n’allait pas.

Et mes muscles se tendirent, je le pressai dans ma paume, j’appuyai, je serrai.

Et l’œil éclata.

C’était quoi une bonne couleur ?

Je rouvris la main, observai le sordide résultat et l’essuyai en toute hâte sur les habits du cœur devant moi.

Puis la folie vit la Brume, la Brume qui avançait et s’étirait lentement sur le corps inerte, comme une caresse. Elle ondulait sur son épaule maintenant et on ne voyait plus du tout son bras.

Est-ce qu’elle avait une odeur, la Brume ?

Est-ce qu’on pouvait encore respirer quand elle nous enveloppait ?

La Brume, on pourrait la toucher.

Ma main, celle qui avait extrait l’œil, celle qui était souillée, elle se leva, mais elle n’alla pas vers la Brume, et je gémis de dépit parce que la Brume, c’était ça qu’on voulait toucher. Ma main, elle agrippa mes cheveux, là-haut, sur ma tête. Là-haut, il manquait quelque chose.

Et je bondis sur mes deux pieds, j’abandonnai la Brume, et le cœur, le cœur qui ne bougeait plus, je m’éloignai parce que, mon chapeau, il n’était plus là.

Il était tombé.

Je l’avais perdu.

Encore.

Non.

Mes yeux glissèrent désespérément sur le sol poussiéreux. Et il y avait une boule dans ma poitrine qui n’arrêtait pas de grandir.

Mon chapeau, où est-ce qu’il était ?

Je déambulais, je faisais des ronds, je ne savais pas où j’allais.

Et si on me l’avait volé ?

Et si la Brume l’avait avalé ?

Mon chapeau, qu’est-ce que j’allais faire sans lui ?

Je m’arrêtai soudain.

 

Mon épaule.

 

Ça faisait mal.

 

Pourquoi ?

 

La folie leva curieusement les yeux et elle découvrit un cœur devant nous, et ce n’était pas le même cœur que tout à l’heure parce que celui de tout à l’heure il ne bougeait plus.

Lui, il avait un arc tendu dans notre direction et je compris que c’était une flèche qui venait d’érafler mon bras, là où un picotement désagréable continuait de se diffuser.

Et ce bras, est-ce que c’était encore le mien ?

Le cœur, aussi, il n’était pas seul, et il y en avait encore plein d’autres dans la plaine, avec moi, devant la Brume.

Alors la folie eut une idée et elle sourit de toutes ses dents.

 

On pourrait les tuer.

 

Et puis ils le méritaient, et moi ça me ferait du bien. Après tout, les cœurs, c’était un peu à cause d’eux si j’étais comme ça.

On pourrait les entendre crier, les voir souffrir, pleurer, saigner.

Et s’ils étaient morts, ils me laisseraient tranquille.

 

Est-ce que c’était mal de penser à tout ça ?

 

Toujours est-il que je n’avais pas le choix et que la folie s’avança tandis que le cœur bandait son arc.

Lui aussi, il allait mourir.

C’était tout ce qu’il méritait.

Et la plaine s’imbiberait de rouge, et peut-être que l’herbe deviendrait rouge elle aussi, et le rouge ce n’était pas si mal comme couleur.

Les cadavres, on pourrait les jeter dans la Brume après, et peut-être qu’elle aimerait ça.

La folie s’élança vers le cœur qui s’apprêtait à tirer.

Elle n’aurait qu’à l’étrangler.

Il ne pourrait plus respirer.

Moi je pouvais respirer.

Elle pourrait le poignarder aussi.

Elle lui sauterait dessus.

Elle le grifferait.

Si elle le poignardait, il arrêterait de bouger.

Et si je le mordais, quel goût il aurait ?

Son visage continuait de s’approcher, et il était monstrueux, et de quelle couleur est-ce qu’ils étaient ses yeux ?

 

Tout à coup, le monde se retourna.

Et tout le monde tomba.

 

La terre tremblait dans un grondement sourd.

La poussière volait dans tous les sens et elle allait dans mes yeux, et ça piquait, et je ne voyais pas très bien, et moi et la folie on était sur le sol.

Le cœur aussi.

La flèche s’était fichée dans la terre à mes pieds.

Il m’avait manquée.

Alors la folie récupéra la flèche, comme elle avait récupéré l’épée, et la flèche elle était beaucoup moins lourde que l’épée et la folie fit glisser la pointe acérée sur ma paume.

Le sang s’écoula.

L’excitation monta.

Le cœur ne s’était pas encore relevé. Moi, je devais juste m’approcher, planter la flèche dans sa poitrine, le tuer.

Ce serait facile.

La folie allait se remettre debout quand une nouvelle secousse nous fit perdre l’équilibre.

La terre, pourquoi est-ce qu’on la secouait comme ça ?

La terre, normalement, ça ne tremble pas.

Puis je me rappelai.

Et je ne bougeai plus.

Est-ce que c’était ça ?

 

Le signal.

 

La folie serra la flèche entre ses doigts et observa le cœur encore sonné.

Moi, je me souvenais des instructions.

Courir.

Trouver le passage.

Ne pas toucher la Brume.

Ne pas regarder en arrière.

Ne pas s’arrêter.

 

Puis le tremblement se stoppa tout aussi brusquement qu’il avait commencé.

 

Et je me mis à courir.

 

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Je longeais la Brume à toute vitesse à la recherche du passage.

Je devais faire vite, les cœurs ils étaient sûrement derrière moi, est-ce qu’ils me suivaient ?

Le brouillard, il était pareil partout, et je ne voyais aucune porte, aucune entrée, aucune sortie, rien du tout.

Si je ne trouvais pas le passage, je pourrais toujours revenir en arrière, retrouver le cœur, le frapper, planter la flèche dans sa peau.

Il y avait quoi derrière la Brume ?

Où est-ce que j’allais comme ça ?

Depuis combien de temps j’avais quitté la forêt ?

Je ralentis.

Il n’y avait pas de brouillard ici.

Alors qu’il devrait y en avoir.

Il y en avait partout.

Mais il n’y en avait pas.

Alors je levai les yeux.

Et la porte était là.

Ce n’était pas un mur.

C’était un trou.

Toutes les portes n’étaient pas des murs.

Est-ce que tous les murs avaient des trous ?

On aurait dit que quelqu’un avait déchiré le brouillard, qu’il avait tiré, très fort, jusqu’à ce que se dessine un chemin interminable entre deux blocs de brumes épaisses.

Le chemin, il allait tout droit, et c’était un peu comme si la Brume avait peur de le traverser.

Moi aussi j’avais peur.

La Brume, il ne fallait pas la toucher.

Mais j’avançai, la flèche comprimée dans mon poing, serrée contre ma poitrine, les bras repliés, et j’essayais de me faire la plus petite possible.

Il suffisait que je me balance d’un côté ou de l’autre, que je lève la main, que je ne marche pas droit, et je serai perdu dans le brouillard, pour toujours.

Peut-être que je mourrais.

Toucher la Brume, c’était interdit.

Mais si je l’effleurais, du bout du doigt, juste une fois…

J’entendis du bruit derrière moi, comme des cailloux écrasés sous une botte, et j’accélérai, et ma respiration était plus laborieuse, comme si l’espace était trop petit et qu’il n’y avait pas assez d’air pour tout le monde ici.

Je n’étais pas toute seule, dans ce couloir minuscule.

Et une odeur de mort traînait autour de moi.

Plus vite.

Ne touche pas la Brume.

Et si je me retournais ?

Et si le cœur me rattrapait ?

Et s’il me poussait ?

Et si c’était moi qui le faisais tomber ?

Il faisait très sombre, la lumière ne passait plus, le brouillard bloquait tout, le soleil avait disparu, et peut-être que lui aussi il avait peur, et je ne voyais rien à part la Brume menaçante tout autour de moi.

Et une pensée encombrante pesa sur tout mon corps.

Ici, c’était un peu comme la pièce blanche.

Oppressant.

Insupportable.

J’avais mal.

Je ne voulais pas y retourner.

Si le cœur me rattrapait...

Je devais sortir.

 

Cours.

 

Pendant combien de temps ?

 

Dépêche-toi.

 

Sors d’ici.

 

Le brouillard avait l’air de se resserrer autour de moi et j’allais tout droit, très vite, mon sang battait dans mes oreilles, dans ma tête, et je n’entendais plus que ça, et je suivais l’obscurité devant moi, je n’aimais pas ça.

 

Continue.

 

Encore.

 

Cours.

 

Je courais.

 

J’en avais assez de courir.

 

Arrête-toi.

 

Retourne-toi.

 

Touche-la.

 

Tue-le.

 

Je m’écroulai sur le sol.

J’étais sortie.

Je ne sentais plus mes jambes.

De l’autre côté de la Brume, il faisait nuit. Il n’y avait pas de soleil du tout. Il faisait froid.

Ma joue était pressée contre un rocher par terre.

Un rocher humide.

Je me retournai.

 

Tue-le.

 

Une autre forme sortait du passage.

Le cœur.

Celui qui me suivait.

 

Tue-le.

 

Des gouttes de sueur dévalaient mon front, elles se mélangeaient avec le sang, arrivaient sur mes lèvres et laissaient un goût infect sur ma langue.

Si le cœur me rattrapait, qu’est-ce qui allait se passer ?

La pièce blanche.

La mort.

 

Tue-le.

 

Je ne voulais pas y retourner.

Je ne voulais pas mourir.

Je ne voulais pas tout ça.

Je voulais juste être moi.

Je n’avais pas lâché la flèche.

 

Ne pense plus.

 

La folie leva son bras.

L’arme pointue était dirigée devant moi.

 

Tue-le.

 

Tue-le.

 

Tue-le.

 

Elle visa.

L’ombre était encore près de la Brume.

Ce cœur-là, est-ce qu’il saignerait ?

Il ne se défendait pas.

Il ne me voyait pas.

Vite.

Elle allait la lancer, la flèche.

En plein cœur.

Je détestais les cœurs.

Mort.

Tous morts.

Et ce serait fini.

Je serai tranquille.

Libre.

Toute seule.

 

Lance-la.

 

Puis le monde se remit à l’endroit.

Tout d’un coup.

Mon bras figé, la flèche tombée, le souffle coupé.

Comme si le temps avait donné un coup de pied dans mon estomac.

Quelqu’un était derrière moi, il avait agrippé mon poignet, et je ne pouvais plus rien faire.

— Qu’est-ce que tu fous ?

La folie parut s’envoler, et le monde devint un peu plus clair et un peu plus douloureux aussi.

Pourquoi est-ce qu’elle m’abandonnait ?

Je ne voulais pas être seule moi.

Pas après ça.

L’horreur commença petit à petit à me gratter derrière les oreilles.

Un hoquet de terreur se permit de passer mes lèvres.

La folie, c’était plus facile quand elle était là.

Je me recroquevillai, les jambes contre ma poitrine, et quelqu’un tenait toujours ma main, et il allait me tuer, et j’allais mourir, et j’avais mal, au cou, au bras, aux pieds.

Qu’on en finisse.

— Regarde-moi.

Il était énervé.

Pourquoi est-ce qu’il était énervé?

Est-ce qu’il avait vu ce que j’avais fait, au cœur, là-bas, à ses yeux, à sa bouche ?

Est-ce que c’était mal ?

La nausée revint.

Ce cœur-là, est-ce qu’il allait se venger ?

Est-ce qu’il allait me faire la même chose ?

Est-ce qu’il allait m’étrangler ?

Il tira sur ma main, je tournai la tête, et la folie jeta un coup d’œil, et il était là.

L’œil.

Celui qu’on voulait.

L’œil noir.

L’œil enflammé.

L’œil rageur.

Il était là, avec l’homme silencieux.

Mais on ne pouvait pas l’attraper, le tirer, le garder rien que pour nous.

On était bloquée, à cause de lui.

L’homme silencieux, sa main gantée, elle formait un étau beaucoup trop serré autour de mon poignet.

— Tu comptais le tuer ?

Soudain, j’oubliai l’œil, le noir, la main et le ton qu’il prit laissa l’incertitude et l’inquiétude se mélangeaient dans mes pensées. Puis il désigna la Brume d’un mouvement de tête, là où était le cœur, et mon regard suivit.

 

Ce n’était pas un cœur.

 

Ma main libre arriva aussitôt sur ma bouche pour réprimer un gémissement horrifié.

Non. Non. Non. Non. Non. Non.

Ce n’était pas possible.

Je n’avais pas fait ça.

Impossible.

Mais il était là.

Juste là.

Et j’avais failli le tuer.

J’en avais eu envie.

Celui que je visais, ce n’était pas un cœur.

Les cœurs, ça n’avait pas de lunettes, ni de cheveux en batailles, ni d’habits tout gris.

 

Le Professeur, ce n’était pas un cœur.

 

Et j’avais voulu le tuer.

Non.

Je fermai les yeux, très fort.

Il aurait pu être mort.

Comme l’autre cœur.

À cause de moi.

Je l’avais tué l’autre cœur.

Et la folie avait aimé ça.

Moi aussi.

Un peu.

Je crois.

Pourquoi ?

Mais je ne l’avais pas fait.

Il n’était pas mort.

Je ne l’avais pas tué.

C’était tout ce qui comptait.

Mais j’en avais eu envie.

C’était ma faute.

— Ça ne va pas ? lança la voix du Professeur à quelques mètres de nous.

Je n’ouvris pas les yeux, je n’osais plus le regarder, plus jamais.

C’était ma faute.

Ma main, celle qui était sur ma bouche, elle empestait le sang et mon estomac fit un bond jusque dans ma gorge.

L’homme silencieux resserra encore sa prise sur mon poignet.

— Tu n’étais pas avec elle, fit-il remarquer dans un sifflement critique.

Le Professeur bredouilla des mots inintelligibles comme s’il ne savait pas trop quoi dire et finit par murmurer d’un ton contrit :

— Je ne l’ai laissée seule que quelques minutes…

Mais la colère de l’homme silencieux crépitait encore autour de nous et il cracha avec mépris :

— Est-ce que tu sais ce qu’elle s’apprêtait à faire ?

Le Professeur ne répondit pas et l’homme silencieux continua :

— Elle allait te tuer Jemmy, avec cette flèche, et si je n’avais pas été là…

Le silence s’allongea et le Professeur devait réfléchir, et il devait me regarder aussi, sûrement, moi je n’ouvrais pas les yeux, je ne pouvais pas, le Professeur, qu’est-ce qu’il allait penser de moi ?

— Elle ne l’a pas fait, finit-il par dire. Et quand bien même, lancer une flèche à cette distance, sans arc, les chances de toucher sont extrêmement faibles, même si le vent est plutôt en sa faveur c’est vrai, en tout cas je pense qu’elle n’aurait pas fait trop de dégâts. De toute façon, je suis toujours vivant, alors tout va bien, non ? À mon avis, c’est surtout elle qui a dû avoir très peur.

Puis ses pas se rapprochèrent et il s’adressa à moi, d’une voix toute douce qui me fit un peu mal à l’intérieur :

— Dis, pourquoi tu n’es pas restée sur la colline ? Quand je suis revenu et que tu n’étais plus là, c’était assez frustrant. Je t’ai cherché partout, je t’assure, mais tu étais introuvable, et puis il y a eu le signal et… bon... je n’avais plus le temps. Je priais quand même pour qu’il ne te soit rien arrivé et que tu ais pu passer la Brume. Mais regarde-toi, tu as réussi, et tu es relativement indemne. Savais-tu qu’en moyenne, seulement 0,67 % de ceux qui traversent illégalement la frontière y parviennent ?

Je ne répondis rien et je fermai les yeux plus fort. C’était ma faute, ma faute, ma faute.

— Chapelière ? Tu peux ouvrir les yeux tu sais, tout va bien, on est en sécurité ici. Et regarde, j’ai récupéré ça de l’autre côté, c’est sûrement le tien, enfin je vois mal à qui d’autre ça pourrait être, tu as dû le faire tomber sans faire exprès.

Je sentis un poids familier sur ma tête et une paisible chaleur s’étendit sur mon visage, le long de mes épaules, dans mon ventre, un peu partout. Et mon cœur, celui dans ma poitrine, il se calma un petit peu.

J’ouvris les yeux, doucement, et le Professeur était devant moi, accroupi, tout souriant.

Mon chapeau.

Je l’avais perdu.

Il l’avait trouvé.

Il me l’avait rendu.

Il était sur ma tête maintenant et ma main le toucha pour vérifier qu’il était bien là.

Des larmes arrivèrent au coin de mes yeux et elles aussi j’eus du mal à les retenir, comme les tremblements, et la terreur, et l’horreur qui grattait, et grattait, là, derrière mes oreilles.

— Tu as quand même réussi à te blesser, fit remarquer le Professeur en m’étudiant. On va devoir s’occuper de ça avant de pouvoir repartir. Vous pourriez peut-être la lâcher Kaleb, je vous assure qu’on ne craint rien.

L’homme silencieux me tenait toujours et je levai les yeux vers lui. Il me regardait et il avait les dents serrées, il était essoufflé aussi, et ses jambes tremblaient, comme moi, et j’aurais juré qu’il était sur le point de tomber. Puis ses doigts se détendirent lentement les uns après les autres et il libéra ma main qui vint aussitôt rejoindre l’autre sur mon chapeau.

Je l’enfonçai sur ma tête.

Là, j’aurais bien aimé disparaître.

L’homme silencieux, il avait vu.

Il savait.

Il me détestait.

Le Professeur, j’aurais pu le tuer.

La folie, je l’avais laissée faire.

Je n’aurai pas dû.

Un monstre.

Mais ce n’était pas ma faute.

Si ?

C’était à cause de la folie.

C’était elle le monstre.

Peut-être.

Mais, les deux hommes, ils ne savaient pas.

Et qu’est-ce qu’ils allaient faire maintenant ?

Qu’est-ce que j’allais devenir ?

Finalement, l’homme silencieux s’adressa au Professeur d’une voix glaciale :

— Tu ne m’accompagneras plus dans le Royaume d’À Côté.

— Mais vous avez besoin de moi ! s’indigna le Professeur.

— J’ai besoin de quelqu’un qui sache obéir aux ordres.

— Mais–

— Ça suffit Jemmy, gronda faiblement l’homme silencieux, à bout de souffle. Tu nous as tous mis en danger aujourd’hui et je ne peux pas–

Puis tout à coup, une voix l’interrompit, derrière nous, elle était grave, inconnue, et moi je me sentis toute petite :

— Ça alors… Qu’avons-nous là ?

L’homme silencieux et le Professeur se tournèrent aussitôt vers elle, sur leurs gardes, prêts à attaquer.

Moi j’avais froid.

J’avais peur.

Il faisait noir.

Je n’aimais pas ça.

Je me recroquevillai sur moi-même.

Moi je ne voulais plus me battre.

Plus jamais.

Et si c’était un autre cœur ?

Rouge.

Il y aurait encore du rouge.

J’en avais assez.

Le rouge, ce n’était pas la bonne couleur.

Le rouge, c’était effrayant.

— Conseiller, reprit la voix, je dois dire que vous m’avez habituée à plus subtil que ça.

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Pluma Atramenta
Posté le 01/07/2023
Coucou Zosma !

Je ne vois pas pourquoi ce chapitre-ci ne te satisfait pas. Je l'ai trouvé très happant, on a l'impression de se trouver captif dans l'esprit de Chapelière, c'est assez impressionnant!
La scène avec l'œil qui éclate m'a donné la nausée!
Peut-être que ton sentiment vient de cette course-poursuite qui ne génère certes pas, chez le lecteur, du suspens, de l'adrénaline ? Pour moi, c'est un parti pris d'écrire une poursuite de persos où tout est lent, trouble, comme appesanti et où la narratrice oublie même qu'elle est poursuivie... Personnellement, je trouve cette démarche originale et tout à fait cohérente avec le personnage. Parce que Chapelière, vraiment, est bizarrement attachante. Je l'aime beaucoup. Je trouve la façon dont elle se dissocie de sa folie très bien retranscrite, et effrayante.

Des bisous, j'ai hâte de lire la suite ! <3
Pluma.
Zosma
Posté le 02/07/2023
Bonjouuur !

Merci beaucoup ! C'est surtout la fin qui me plait pas trop, c'est pas vraiment sorti comme je le voudrais, y'a un truc qui cloche
Je suis heureuse que ça te plaise toujours !
Tac
Posté le 24/01/2023
Yo !
Malgré le temps que je ne t'ai pas lu.e, ça fait plaisir de retrouver Chapelière ! je trouve le retour dans ton univers très facile ; j'ai de nouveau été happë aussitôt !
Tu dis avoir eu du mal à écrire ce chapitre : je trouve que ça ne se sent pas à la lecture. ça fait sens, émotionnellement ça marche, j'ai particulièrement été frappë par le passage où le personnage est égarë devant la Brume et cherche son chapeau. J'ai trouvé aussi ce passage touchant. Le passage avec le bascculement dans la folie a bien fonctionné pour moi, bravo ! Clairement ça doit pas être évident d'écrire avec un tel personnage mais je trouve que tu t'en tires à merveilles, je te tire mon chapeau ;)
Plein de bisous !
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