Chapitre 7 : Le colosse d'airain

Comme prévu, Klein et ses hommes rentrèrent trois jours plus tard.

Si Martha s’était un peu calmée, elle demeurait profondément bouleversée. Pendant de longues heures, elle restait absorbée, muette, par les flammes dansantes. Parfois, elle était prise de brusques crises de folie. Elle se mettait soudain à crier le nom de ses enfants, à vouloir à tout prix sortirent les retrouver - ils l’attendaient dehors, disait-elle - à pleurer à n’en plus finir, hystérique. Son sourire chaleureux avait disparu au profit d’une horreur glacée. Elle hurlait, sanglotait, se révoltait contre cette réalité bien trop cruelle, puis redevenait amorphe. Elle mangeait à peine, restait prostrée près du foyer, esquissant de temps en temps un sourire béat en murmurant avec une tendresse infinie les noms de ses enfants, perdue dans un souvenirs doucereux.

Jusqu’à ce que la réalité la rattrape.

Cette attitude mettait à vifs les nerfs déjà bien éprouvés du groupe. Les trois jours passés à attendre Klein furent sans doute les plus longs de leur vie. Craig n’arrêtait pas de faire virevolter son couteau entre ses mains habiles, marmonnant de sombres desseins sous l’œil inquiet de Victor. Ajaruk passait tout son temps dehors avec Oka, mais rentrait la nuit tombée se blottir dans un coin du refuge, muet comme une tombe.

Lucy, elle, imitait Martha, fixant les flammes du foyer en quête d’évasion. Assise toutes les deux l’une à côté de l’autre, elles se réchauffaient par leur présence mutuelle.

Seul Curtis gardait le sourire, du moins le tentait-il. Il s’occupait de tout le monde ici, forçant Martha à manger, rabrouant gentiment Craig à propos de son couteau, entretenant le feu si cher aux statues plantées devant, distribuant chaleur et bonne humeur à tout le groupe par des discussions longues et à sens uniques. Il faisait de son mieux pour le cacher, mais chacun avait vu dans son regard avenant un voile de détresse sombre, et derrière son grand sourire des larmes de désespoir.

Aussi, lorsque Klein passait le pas de la porte et balaya la pièce du regard, il sut immédiatement ce qu’il s’était passé.

L’airain dont il était fait sembla fondre un instant tandis que sur son visage de marbre se peignait la plus profonde stupéfaction et la plus amère tristesse. Il vacilla et parut s’appuyer sur la poignée de la porte qui grinça dangereusement.

- Wolfheim... ? murmura -t-il.

Curtis s’approcha, baissant les yeux vers le sol et murmura.

- Il est mort...

La confirmation de ce qu’il savait déjà plongea le colosse dans ce qui ressemblait à de la détresse. Non loin de là, Martha avait sursauté en entendant la phrase fatidique et tournait vers eux un regard horrifié.

- Comment... ?

- Des... des loups l’ont attaqué, lui et Lucy, alors qu’ils ramassaient du bois.

Klein serra les poings si forts que ses jointures craquèrent. Il fit volte-face vers Ajaruk, assis près de Lucy. Il fixa l’indien comme s’il voulait faire peser le poids du monde entier sur ses épaules. Ce mouvement vif inhabituel tranchait avec son attitude lente, il semblait qu’il considérait Ajaruk comme si sa vie dépendait de la réponse qu’il allait lui apporter.

Cette réponse vint sous forme d’un hochement de tête sec, si raide qu’il parut demander à l’indien un effort colossal.

Klein ramena son regard vers le sol. D’un coup, sa taille se fit moins impressionnante. Ses épaules se voûtèrent et ses sourcils s’abaissèrent encore plus profondément sur ses pupilles. Ses dents grincèrent bruyamment.

- Curtis, Victor et Craig, vous m’accompagnez, lâcha -t-il d’une voix caverneuse.

- Pour quoi ? demanda Craig.

- Nous allons tentez de retrouver Wolfheim.

- Quoi ? Mais... il n’y a aucune chance qu’il...

- Je sais.

La voix de Klein, posée, avait néanmoins résonné comme un coup de fouet.

- Je veux simplement m’assurer que les traces sont... irréfutables, et il y a peut-être.... des bouts de lui...

Martha se mit à sangloter.

- Laissez-moi moi vous accompagnez ! s’écria Lucy en se précipitant vers la sortie.

- Non, fit Klein, de ce genre de « non » tranchant et sans appel.

Lucy s’affala sur le sol, les larmes aux yeux. Sa vision devint flou, comme si la réalité n’était qu’une illusion. Et elle aurait tellement aimé que ce soit le cas.

Les autres membres de l’expédition, partis avec Klein présentèrent leurs condoléances à Martha le regard affligé. Ils étaient épuisés par leur voyage, le dos chargé de provisions, et ne tardèrent pas somnoler, assis en cercle près du feu, tandis que Martha s’était absorbée dans un sommeil troublé de cauchemars.

Frank considérait le ravitaillement d’un oeil mauvais.

- Il va vouloir continuer, lâcha-t-il.

Angus, un de ses amis, tourna ses yeux lourds vers lui.

- Il n’a rien dit à ce sujet…

- Je suis sûr qu’il va vouloir continuer ! Il va encore vouloir chercher la Maät, malgré la mort de son fils.

Rickon, le plus jeune des explorateurs, jeta un regard effrayé à ses aînés.

- Vous êtes sûr ? s’enquit-il. Ce n’est pas raisonnable, vous l’avez vu comme moi, la mer commence à geler… Et puis, avec ce décès, ça ne se fait pas.

Lucy observait ses hommes qu’elle connaissait si bien et pourtant si peu. Ils avaient peur. Pour eux le jeu n’en valait pas la chandelle. Elle les comprenait, mais quelque part au fond d’elle, elle était effrayée de quitter cette terre.

Marc, qui se démarquait du groupe par ses rondeurs qui persistaient malgré le peu de nourriture qu’ils avaient, se rangea du côté de Frank.

- Je l’ai vu dans son regard, proféra-t-il. Il veut continuer, le fantôme de Wolfheim ne l’en empêchera pas.

D’ordinaire, Marc était toujours celui qui avait le sourire aux lèvres. Il aimait rire et boire, raffolait des blagues graveleuses et des femmes, et adorait par dessus tout la vie.

- Qu’est-ce qu’on fera s’il décide de continuer ? fit Rickon d’une voix plaintive. Je ne veux pas mourir de froid…

- Moi non plus, on va être obligé de se mutiner, avança Frank d’une voix sombre. J’en ai déjà parlé à Craig et à quelques marins du bateau. Craig est d’accord, mais les marins sont beaucoup moins réceptifs à la mutinerie que nous. D’abord par fidélité pour leur capitaine, qui est ami de Klein, et parce qu’ils peuvent partir dès qu’ils le veulent s’ils sentent le danger. Nous, en revanche, on sera coincés sur les terres. Ils faudraient les convaincre.

Angus baissa les yeux.

- Moi non plus je ne suis pas réceptif à la mutinerie, souffla-t-il.

Frank lui lança un regard acéré.

- Si tu n’es pas avec nous, tu es contre nous.

- Vous ne comprenez pas, je partage votre avis, mais Klein n’est pas comme n’importe quel homme…  J’ai l’impression que si nous nous rebellons, nous en paierons le prix. Personne ne peut le vaincre.

Cette remarque pleine de vérité plongea l’assistance dans un silence pesant.

- Bah, fit Marc, on y est pas encore ! Profitons de notre repos pour l’instant ! De toute manière, tant qu’on a pas de plan fiable, ça ne sert à rien de tenter quelque chose…

Les trois autres hochèrent distraitement la tête, perdus dans leurs pensées.

Lucy, qui avait assisté à tout l’échange sans intervenir, pleurait silencieusement, la gorge nouée d’angoisse. Elle voulait pas de conflit, elle ne voulait pas de mutinerie. Mais elle ne voulait pas non plus qu’ils meurent tous de froid à cause de l’obstination de Klein. Elle se retourna vers la silhouette endormie de Martha. Elle ne voulait pas non plus faire plus de mal à cette femme si douce et si profondément éprouvée.

La jeune fille eut l’impression d’étouffer, elle ressentit l’envie impérieuse de retrouver la sérénité des étoiles. Elle sortit précipitamment.

Oka était adossée au refuge et semblait dormir. Lucy ne la dérangea pas et se contenta de fixer le ciel en quête de réponses. Elle se sentait perdue dans ce monde nouveau et inhospitalier, plein de dilemme et de tristesse. Mais les étoiles ce soir-là restèrent froides et insensibles à ses appels.

Lucy entendit la porte du refuge s’ouvrir, elle regarda Ajaruk émerger du tunnel créé par Oka. Ils s’observèrent un instant, elle savait qu’il partageait sa peine. Alors, presque timidement, elle se blottit dans ses bras.

D’abord déconcerté par ce contact - il n’était pas très tactile, sauf avec son ourse - il finit par répondre à son étreinte et la bercer doucement. Il se mit à fredonner une comptine dans sa langue maternelle. Ces mots incompréhensibles et pourtant familiers la plongèrent dans la mélancolie. Au bout d’un long temps de silence, Ajaruk finit par desserrer son étreinte, il planta son regard dur  dans les yeux bleus plein de doutes de la jeune fille, animé d’une soudaine détermination.

- Viens, dit-il. Cela doit cesser.

- Q… quoi ?

Sans répondre, il la prit par le poignet et l’emmena près d’Oka qu’il réveilla sans ménagement. L’ourse grogna de mécontentement mais se mit debout, comme si elle savait ce qu’il avait en tête. Ils amenèrent Lucy à la lisière de la forêt. En s’approchant de l’endroit où Wolfheim avait été tué, elle fut prise de tremblements douloureux.

Cachés à l’ombre d’un sapin, un traineau et un énorme harnais les attendait sagement.

- Qu’est-ce que c’est… ? murmura-t-elle.

- C’est un des traineaux de Klein, le harnais, je l’ai fabriqué pendant ses trois jours de voyage.

- Mais pourquoi ?

- Pour te protéger de Klein.

Il n’en dit pas plus, il n’aimait pas parler. Oka le laissa attacher le harnais sur elle, pendant que Lucy, muette, se demandait ce qu’il faisait. Elle comprit lorsqu’il voulut l’installer sur le traineau.

- N… nous allons nous enfuir… ? bégayait-elle.

Ajaruk ne répondit pas, mais son silence était éloquent.

- Non, se révolta-t-elle, je ne veux pas ! Je ne peux pas laisser Marta, et Curtis… je ne partirai pas !

Elle avait commencé à reculer vers le refuge. L’indien la considéra de son regard sévère, qui semblait s’être soudainement chargé d’orage. Et de tristesse.

- Alors c’est un enlèvement, lâcha-t-il telle une sentence.

- Q… quoi… ?

Elle se retourna vers l’abris, la peur au ventre. Ajaruk déplia alors son bras noueux d’un geste vif, et vint frapper la nuque de la jeune fille.

Elle s’effondra dans la neige.

Oka gronda.

- Nous n’avons pas le choix, fit son compagnon avec fatalité.

Emportée par un tourbillon vertigineux, Lucy fut engloutie dans l’inconscience.

 

 

 

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Sorryf
Posté le 21/02/2019
OH NOOOON ! ILS VONT PAS S'ENFUIR ALORS QUE JE COMMENCE JUSTE A CONNAITRE LE NOM DE TOUS LES PERSOS QUAND MEME !!! D:
super chapitre ! j'approuve que Klein soit parti a la recherche du corps de son fils, même si c'est un peu tard là... c'est quand meme bien.
un ptit détail, quand Lucy dit "je veux venir" et que Klein lui dit non, tu met qu'elle "s'affale", j'ai eu du mal a l'imaginer vu que l'instant d'avant elle était en train de "se précipiter", c'est deux actions tellement opposées, c'est un peu brutal comme changement
et j'ai repéré un "il faudraient les convaincre" -> faudrait.
Je fonce lire la suite. Je serai un peu triste qu'on quitte le groupe franchement, j'ai envie de voir comment ils vont s'en sortir, s'il y aura une mutinerie ou non et qui y participera... Tu déconnes Ajaruk là :-(
 
AudreyLys
Posté le 21/02/2019
XD
Merci ! Qu'est-ce que tu penses de Klein maintenant ?  
Oui, c'est voulu, mais peut-être devrais-je adoucir un peu. Je voulais qu'on voit se stoppe net
Merci pour la coquille^^ 
Ah mais tu vas voir XD 
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