Chapitre 7 - Annyaëlle

Le dernier créneau de rempart de Naerys abritait les plus beaux bâtiments, là où la famille royale, leur entourage et leurs invités logeaient. Contrairement à d’autres royaumes, ce n’était pas un endroit coupé du reste de la cité et chacun pouvait y venir à sa guise. C’était d’autant plus le cas ce soir là, où la capitale s’était parée de milliers de lumières aux reflets ambrés, miroitants sur la pierre comme du feu liquide, pour célébrer ensemble l’Équinoxe d’Automne. Toutes ces lueurs changeantes rappelaient presque les Feuilles Pourpres au dehors, mais en quelque chose de plus doux, de moins dangereux.

Jusqu’ici, Annyaëlle s’était contentée d’observer les festivités de loin, hésitant à se mêler à la foule et à la joie ambiante. Elle avait toujours aimé les soirées des Équinoxes, comme si elle se sentait plus en phase avec ce qui se passait autour d’elle. C’était sans doute une impression provoquée par son Affinité, mais elle adorait cette sensation qui l’imprégnait à chaque fois.

Annyaëlle frissonna et se décida à rejoindre l’immense place majestueuse qui surplombait toute la cité. Elle se mêla à la foule en liesse, sans réussir à profiter de cette merveilleuse soirée. C’était quelque chose d’étrange de se sentir seule parmi autant de monde. Personne ne savait qu’elle disparaîtrait cette nuit, au milieu des célébrations, et la plupart n’apprendraient son départ précipité que plusieurs jours plus tard. Elle soupira, même son père n’en avait pas été informé.

— Suis-je vraiment obligée de partir ? murmura-t-elle.

Malgré la musique qui s’élevait un peu partout dans la place et l’exaltation de la foule, ses mots atteignirent sans peine la reine. Raëlle, qui pensait être arrivée discrètement, sursauta à la question de sa fille.

— Nous n’avons plus vraiment le choix, dit-elle d’une voix douce. Et puis, si je me souviens bien tu rêvais de les rejoindre plus jeune.

— Oui, mais je n’étais qu’une enfant.

— Tu hésites seulement car tu ne veux pas quitter tes proches, souligna la reine. Tu préfères peut-être rester et te marier ? L’alliance entre le Royaume de Cœur et le nôtre serait des plus bénéfiques après tout.

— De toute façon, je me marierai dès mon retour, railla la jeune princesse.

— Si tu reviens.

Annyaëlle se retourna brusquement et regarda sa mère d’un air perplexe. Elle s’était adressée à elle d’une manière si calme que la jeune fille n’était pas sûre de bien comprendre. Venait-elle de suggérer sa mort ? Elle savait que le travail des Ombres pouvait être dangereux, mais elle ne resterait à la Confrérie sans doute qu’une seule année et seulement en tant qu’aspirante. Que pouvait-elle craindre ? Non, ce qui lui traversait l’esprit était impossible, sa mère avait sans doute voulu dire autre chose. Devant la confusion de la jeune fille, la reine sourit et changea de sujet, l’empêchant de réfléchir plus longtemps à ses propos.

— Tu verras, tu te plairas là-bas. Il y a tellement de choses que tu dois comprendre. Et puis, tu seras libre, tu pourras être qui tu veux. Annyaëlle, lorsque tu reviendras, tu seras une femme, tu seras forte et prête à assurer la relève. Toi et le Prince de Cœur ferez de grandes choses ensemble et vous aurez deux royaumes pour vous soutenir.

— Tout n’est donc que question d’alliance.

— Le Conseil…

Annyaëlle ne la laissa pas finir. Un puissant sentiment d’injustice comprimait douloureusement sa poitrine.

— Toujours ce foutu Conseil !

— Ton père n’aura pas toujours cette charge, Annyaëlle. Il faudra que tu sois prête.

L’atmosphère était en train de changer. Une bulle d’électricité semblait s’être formée entre elles, que l’insouciance des festivités alentour ne parvenait pas à décharger. La politique n’était pas le fort de la jeune princesse, mais elle prit sur elle pour contenir sa frustration à l’idée qu’elle ne participait pas aux choix qui régissaient sa propre vie. Elle n’avait aucune idée de quand elles pourraient se revoir et ne voulait pas que leur dernière conversation soit teintée de regrets.

— Si je reviens, soupira-t-elle d’un air moqueur, faisant écho aux paroles de sa mère.

La reine lui sourit et la pressa délicatement entre ses bras. Elles restèrent ainsi un moment, au milieu de la foule, n’ayant pas besoin de plus de mots pour se dire au revoir. Ce soir, elles étaient presque anonymes au sein de leur cité, perdues dans la masse de vêtements rouges traditionnels de l’Équinoxe d’Automne. Pourtant, même sans les voir, Annyaëlle ne doutait pas de la présence des Ombres affectées à la cité et qui veillaient sans aucun doute sur elles. Lorsqu’elles s’écartèrent l’une de l’autre, la lune était haute dans le ciel, l’heure approchait à grands pas.

— Tu sais que personne ne doit assister à ton départ, lui dit doucement sa mère en replaçant une mèche de cheveux derrière l’oreille d’Annyaëlle. Tout cela doit rester secret, tu comprends ? Nul ne doit savoir que tu pars cette nuit. J’embrasserai ton père pour toi, c’était mieux pour lui de ne pas savoir. Garde la tête haute ma fille, je sais que tu accompliras des merveilles.

Sur ses derniers mots, la reine lui adressa un ultime sourire et s’éloigna sans un seul regard en arrière.

Annyaëlle resta immobile un moment, incapable de parvenir à comprendre pourquoi sa mère faisait autant de mystères à propos de son départ. Pourquoi tout cela devait-il être tenu secret, et surtout, pourquoi même le roi devait l’ignorer ? Elle avait beau retourner tout ça dans sa tête, elle n’arrivait pas à en trouver le sens. Son insistance auprès de la reine, la seule capable de répondre à ses questions, n’avait rien donné. Elle ne pouvait plus rien faire à présent, rien à part se résigner à ignorer les raisons de la nécessité d’avancer son départ.

La jeune fille observa longuement la foule qui s’agitait autour d’elle, les banquets qui se vidaient progressivement et le vin qui continuait de couler à flots. De plus en plus de têtes tournaient à mesure que la soirée avançait, grisées par l’alcool et la musique entraînante qui résonnait dans toute la cité. Si Mikhaïl et Liam avaient été là, elle se serait certainement prêtée au jeu, mais même Tali brillait par son absence et elle n’avait pas le cœur à fêter l’Équinoxe seule.

Annyaëlle ne remarqua pas tout de suite que des Ombres s’étaient rassemblées et l’observaient discrètement de l’autre côté de la place. Elle sut instantanément ce que l’on attendait d’elle, c’était l’heure. Elle hocha timidement la tête pour leur signifier qu’elle avait compris, mais au lieu de se diriger vers eux, elle fendit la foule en sens inverse. Il lui restait une dernière chose à faire.

Il y avait une telle quantité de monde qu’elle mit un long moment à trouver le visage qu’elle cherchait désespérément. Elles avaient passé une bonne partie de la journée ensemble, ressassant inlassablement de vieux souvenirs et imaginant la prochaine fois où elles pourraient se voir à nouveau. Pourtant, Annyaëlle n’envisageait pas de partir sans la revoir une dernière fois, même si c’était une entorse aux directives de sa mère. Elle s’approcha du groupe avec lequel discutait Tali et lorsqu’elle chercha à l’en éloigner, son amie comprit immédiatement que quelque chose ne se passait pas comme prévu.

— Que se passe-t-il ? demanda Tali, soucieuse.

— C’est maintenant. Je pars. Ils ne sont pas arrivés ?

— Déjà ? (Le silence qu’elle lui rendit était équivoque). Non, pas encore, mais ils ne devraient plus tarder.

Annyaëlle souffla, déçue. Elle se mordilla maladroitement la lèvre, sans pouvoir masquer l’inquiétude que lui inspirait leur absence.

— Tant pis. Tu leur passeras le bonjour, répondit-elle brusquement.

La délégation de Cœur avait du retard, ce n’était pas normal. Le prince Mikhaïl n’était pas particulièrement connu pour arriver en avance, mais elle avait du mal à imaginer qu’il fasse route de nuit le soir de l’Équinoxe. D’un autre côté, elle était soulagée de ne pas voir son fiancé, à qui elle n’aurait su quoi dire après toutes ces années sans s’être vu, même si elle ne pouvait s’empêcher d’être inquiète de la situation. Et puis, elle aurait surtout voulu revoir Liam avant son départ. Lui et Mikhaïl étaient tous deux ses amis d’enfance, mais ce qu’ils avaient vécu ensemble faisait de lui la personne dont elle se sentait la plus proche au monde. Elle aurait aimé qu’il la soutienne aujourd’hui encore.

— Tali, est-ce que je peux te la confier ? hésita Annyaëlle en enlevant l’écharpe qui pendait à son cou. Je ne pense pas pouvoir l’emporter avec moi. Tu n’auras qu’à la lui rendre.

Tali accepta aussitôt, elle savait combien elle était précieuse pour la jeune fille et se doutait qu’il lui était difficile de s’en séparer. Liam lui avait offert cette écharpe rouge plusieurs années auparavant, un souvenir qui ne quittait que rarement la princesse. Annyaëlle aurait préféré la garder auprès d’elle, mais elle savait qu’elle ne pourrait rien amener à la confrérie. Son visage s’éteignit et un voile de tristesse passa dans ses yeux, cette fois c’était vrai, elle partait.

Tali agrippa les bras d’Annyaëlle, le cœur brisé par l’expression qui s’était peinte sur ses traits. Elle lui adressa le plus beau sourire dont elle était capable et lui releva le menton.

— Bon. Je me charge de l’engueuler, maintenant sauve-toi !

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BeauriceCyan
Posté le 07/04/2024
Coucou,
Quel incroyable chapitre, je me suis perdue dans cette célébration de l'équinoxe, les images me venaient naturellement au fil de tes descriptions :)

Petites corrections :
- je crois que "miroitants" ne prend pas de "s" ici
- répétition du verbe mêler dans les premiers paragraphes
Némériss
Posté le 09/04/2024
Hello !
Oh merci beaucoup :) j'ai vraiment aimé écrire ce passage !
Je note tes corrections, certaines passent à la trappe au fil de mes réécritures ^^'
Redgaby33
Posté le 08/12/2023
Quel chapitre !
Le point de vue de Annyaëlle toujours aussi plaisant et surtout je pense ( ce n’est qu’une supposition) que la vraie histoire du livre commence dans le prochain chapitre ! J’ai hâte !
Némériss
Posté le 09/12/2023
Oh tant mieux ! J'ai beaucoup aimé décrire la fête de l'Equinoxe :)
Il va falloir encore un peu de patience, mais ça arrive bientôt ;)
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