Chapitre 6 : Mystères limpides

Par Zosma

Il faisait froid.

Et j’avais l’impression qu’un millier de couteaux avaient transpercé mon crâne.

L’air était humide et je ne pouvais pas m’arrêter de trembler. Mes poings agrippèrent la couverture pour la ramener plus près de moi, en quête de chaleur.

C’était important la chaleur.

Mon œil, il commença à gratter, piquer, chatouiller, alors je levai ma main vers mon visage, tout doucement, je levai ma main et je frottai.

Ma main.

Mon œil.

Une couverture et de l’air.

Je me redressai d’un coup et je regardai autour de moi, c’était une grotte, je fermai les yeux, je les rouvris, c’était toujours une grotte, le néant n’était plus là, une grotte.

Réelle.

J’étais de retour.

Mais où étais-je partie ?

Le monde me parut alors bien trouble et c’était comme si quelqu’un avait secoué ma tête, très fort, qu’il l’avait cognée contre un arbre, contre le sol, tout ça pour me briser le crâne, alors que la sensation du néant stagnait à la surface de ma peau, me hérissait le poil, faisait couler une sueur froide dans mon dos.

Et c’était comme se réveiller d’un cauchemar.

Mais ce n’était pas un rêve.

Les rêves, ça ne ressemblait pas à ça.

Je ramenai mes jambes contre moi et mon corps commença de lui-même à se balancer.

En avant.

En arrière.

Ça ne ressemblait pas à ça.

Je m’agrippai à moi-même, pour être sûre que j’étais là, que j’existais de nouveau, que j’étais moi.

Mon cœur battait à toute vitesse.

Le vide.

Je ne voulais pas y retourner.

Jamais.

Et la voix– mon chapeau.

Ma main s’était posée dessus, il était juste à côté de moi, posé là, et je n’attendis pas plus longtemps, je l’enfonçai sur ma tête, juste là où il devait être.

Mon chapeau, je l’avais retrouvé.

Puis je me mis à en triturer le bord alors que mon souffle reprenait un rythme régulier.

J’étais revenue.

Mais qu’est-ce qu’il venait de se passer ?

Chapelière.

Il y avait eu le vide et dans le vide il y avait eu une voix.

Une voix qui savait des choses.

Chapelière.

J’avais posé une question.

Elle y avait répondu.

Chapelière.

« Le temps te les rendra ».

Ça ne voulait rien dire.

Chapelière.

Mon cœur manqua de s’arrêter lorsqu’une paire d’yeux surgit devant les miens et me rappela que j’étais revenue dans la réalité. Et dans la réalité, je n’étais pas seule.

Est-ce que la voix m’avait suivie jusqu’ici ?

Est-ce qu’elle pouvait être réelle elle aussi ?

Puis je remarquai le sourire qui accompagnait les yeux et je me détendis parce que face à ce sourire on ne pouvait pas se tromper.

— Chapelière, c’est pas mal non ?

Le Professeur remettait ses lunettes sur son nez et il avait l’air heureux, je crois, et fatigué, peut-être, il faisait sombre, je ne le voyais pas très bien. Le feu, à notre droite, était presque éteint.

Et il venait de dire mon nom.

Comment le connaissait-il ?

La voix lui avait-elle soufflé ?

Est-ce qu’il connaissait le vide lui aussi ?

Il me regardait, assis, les jambes croisées, et il se mordillait discrètement la lèvre. Le Professeur, en ce moment, il se retenait de dire des tas de choses.

Il ne tint pas longtemps.

— Moi je trouve que ça te va très bien et je pense que tu es d’accord pour dire que ce sera beaucoup plus pratique si on te donne un nom. Certes il n’est pas officiel, et je ne sais pas si ça t’embête de contrarier l’Auteur et puis je ne veux pas te forcer. Et, bon, je ne suis pas un Nommeur, c’est vrai, mais on n’en a aucun sous la main et, regarde, pendant que tu dormais j’ai pris la liberté d’observer ton chapeau et il y a une broderie à l’intérieur. Elle est assez discrète, mais il est clairement écrit chapelière, sûrement une signature, et, enfin, moi je pense que tu mérites d’avoir un nom, puis tu sembles assez attachée à ce chapeau alors… Après rien ne t’oblige à accepter, mais c’est un signe, et je suis sûr que l’Auteur approuverait mon choix, ne t’en fais pas.

Le Professeur était nerveux.

Et il attendait une réponse.

Et il avait touché mon chapeau.

Je l’enfonçai un peu plus fort sur mon crâne, avec mes deux mains.

Il n’avait pas le droit de toucher mon chapeau.

Et l’idée qu’il l’ait pris, inspecté, étudié, me retourna l’estomac.

— Alors, Chapelière, ça te convient ?

Il attendait toujours une réponse.

Alors je hochai la tête.

Parce que c’était mon nom et qu’il n’y en avait pas d’autres.

Puis je levai les yeux et constatai qu’il y avait un trou au plafond de la grotte et qu’on pouvait voir la lune, et je me demandai pourquoi il y avait un trou ici et pas dans les autres grottes.

Et est-ce qu’un chapeau allait aussi sortir de ce trou-ci ?

Puis avec mon pouce, je grattai le tissu sur le rebord de mon haut-de-forme et j’essayai de réfléchir un peu plus à ce qu’avait dit la voix, à ce que ça signifiait, à ce que je pouvais en faire.

Mais sa réponse, ce n’était pas vraiment une réponse.

Puis, face au silence continu, le Professeur craqua.

— Est-ce que c’est vrai ? Tu as vraiment vu un croisement ? Attends !

Moi, je ne voulais pas réfléchir à ces questions-là, mais le Professeur, lui, c’était celles-là qui l’intéressaient, et il se pencha pour récupérer son carnet et un crayon à côté de son lit.

— Voilà, raconte-moi tout, je veux tous les détails. Est-ce que ça avait une forme ovale ou plutôt circulaire ?

Je ne bougeai pas.

La voix, où est-ce qu’elle était maintenant ?

— Tu peux parler, n’aie pas peur. Tu n’as qu’à toucher mon bras droit pour ovale et le gauche pour circulaire.

Les questions, j’en avais beaucoup d’autres à lui poser.

— Kaleb m’a expliqué, continua le Professeur, mais c’est Kaleb tu vois, il m’a juste dit l’essentiel et l’essentiel c’est insuffisant pour ce genre de chose. On pourrait faire avancer la science d’un bond immense ! Je ne connais personne qui ait vu un croisement d’aussi près, tes observations seront forcément pertinentes, il me faut ta version des faits, s’il te plaît.

Est-ce que je la reverrai, la voix ?

Je n’étais pas sûre d’en avoir envie.

Mes yeux furetèrent d’un coin à l’autre de la grotte.

Peut-être qu’elle était là, en ce moment, qu’elle observait, attendait, dans l’ombre.

— Et puis, ça voudrait dire que tu as trouvé un OA…

Et je vis la main du Professeur, près, trop près, sur mon chapeau et je réagis avant qu’il ne le prenne. J’attrapai son poignet pour l’arrêter, parce que mon chapeau c’était le mien, et il devait rester sur ma tête.

Nous restâmes figés ainsi, à se regarder, à attendre, sans bouger.

Et je me rendis compte que le Professeur, lui aussi, il voulait des réponses et qu’il ne savait pas pour la voix, pour le vide et le silence. Le Professeur, il voulait juste parler du trou.

Alors, si je lui en parlais, il oublierait peut-être mon chapeau.

Donc je touchai son bras gauche.

Et mes gestes me parurent bien lointains.

 

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L’eau de la rivière était scintillante à la lumière du crépuscule et on ne pouvait pas voir ce qu’il y avait sous la surface. Là-dessous, c’était l’inconnu, c’était tout un autre monde et c’était impossible de savoir jusqu’où j’aurai pied.

J’avais laissé mon chapeau sur un rocher, au rebord de l’eau, pour ne pas risquer de l’abîmer et pour pouvoir garder un œil sur lui, parce que le Professeur, il regardait constamment mon chapeau comme s’il voulait encore le prendre, l’étudier, le disséquer. Il ne l’avait pas refait, mais il y pensait alors mon chapeau, je devais y faire très attention.

Lorsque je mis mes pieds dans l’eau ce fut comme si le froid s’attaquait à tous mes membres et j’eus aussitôt envie de m’extirper de là et mes pieds, je les sentais de moins en moins. Ce n’était peut-être pas une bonne idée de se laver, pas une bonne idée du tout.

Je reculai, mais le Professeur arriva dans mon dos, puis il attrapa mon bras et me tira vers l’avant et je m’enfonçai un peu plus dans l’eau et mes muscles se tendirent sous l’effet du froid, et l’eau, je n’aimais pas ça. Mais le Professeur, il me força à avancer jusqu’à ce que je sois immergée jusqu’à la taille et que tout mon corps soit figé et crispé et mes yeux humides de douleur.

Puis, lentement, le froid s’éloigna, il partit un peu plus loin, me laissa tranquille et j’arrêtai de grelotter tout en me demandant dans combien de temps il reviendrait. Le Professeur, lui, il n’avait pas cillé en entrant dans l’eau et je me dis que, peut-être, le froid ne choisissait qu’une victime à la fois.

Il était torse nu, le Professeur, et sa peau était très pâle, presque aussi pâle que la lune, là-haut, et ses cheveux, toujours trop nombreux, ne pouvaient s’empêcher d’aller dans tous les sens. Moi, mes cheveux, ils étaient beaucoup moins nombreux maintenant. J’empêchai maladroitement ma robe de remonter sous l’eau et avoir une robe, dans l’eau, ce n’était pas pratique, mais le Professeur avait dit que je devais la nettoyer elle aussi.

Encore quelques pas et on pourrait atteindre le milieu de la rivière.

Si j’avançai trop, est-ce que j’allais me noyer ?

— Désolé de t’avoir brusquée, me souffla le Professeur, je sais que ce n’est pas très agréable, mais plus vite on est dans l’eau, plus vite on peut ressortir.

Puis le Professeur me tendit un savon qui avait l’air d’avoir déjà beaucoup servi. Je m’en emparai, les doigts tremblants, un peu hésitante.

— Kaleb pense que tu vas encore t’enfuir.

Le Professeur me scruta longuement, la bouche pincée et je me souvins que l’homme silencieux avait insisté pour qu’on ne me quitte plus d’une semelle et que le Professeur devait me surveiller de près dans la rivière.

— Mais ce ne serait pas logique. On ne t’a jamais fait de mal, tu n’as nulle part où aller et tu as vu ce que ça donne quand tu t’enfonces toute seule dans la forêt, tu ne peux que te perdre ou bien tomber sur un soldat, tu as eu beaucoup de chance que Kaleb soit là d’ailleurs. Tu sais, je ne comprends pas ce qui t’a pris, t’en aller comme ça, ça n’a pas de sens, et j’ai eu très peur moi.

Je passai mon doigt sur le savon, j’observai la façon dont il glissait dans mes paumes et je sentis le besoin de me justifier gonfler dans ma poitrine. Alors je désignai les arbres plus loin puis je pointai mes doigts vers mes oreilles et le Professeur parut comprendre.

— Tu as parlé à la forêt ?

Son ton avait comme un accent accusateur. Mais je ne lui avais pas parlé à la forêt, je ne lui avais jamais rien dit et ce n’était même pas le murmure des arbres qui m’avaient fait courir. Pourtant, je ne corrigeai pas le Professeur, je ne lui dis pas que la forêt n’y était pour rien et que c’était juste le trou, le tic tac, qui avait résonné. Je n’en parlai pas.

— Je te l’ai déjà dit, la forêt est ton ennemie Chapelière, il ne faut jamais l’écouter.

Quand il prononça mon nom, le savon faillit s’échapper de mes mains. Chapelière, c’était moi et je devais encore m’y habituer parce que j’avais arrêté d’être personne, et je savais que c’était le nom qui convenait, que quelqu’un me l’avait donné et que ce quelqu’un il sentait le citron et la poussière.

Le savon, il ne sentait pas comme ça, il ne sentait pas du tout alors que je le frottais sur ma peau sale.

Puis, je me dis que le Professeur il n’était pas le seul à pouvoir poser des questions. Alors encore une fois, je montrai la forêt, puis mes oreilles et lui lançai un regard curieux en penchant la tête sur le côté. Et encore une fois, il sembla comprendre.

— Pourquoi la forêt parle ?

Je lui touchai le haut de la tête et il sourit en s’exclamant :

— Voilà une excellente question ! Mais je n’ai pas vraiment de réponse à te donner. En fait, on en sait très peu sur la Forêt Sans Fond, ce qui n’est pas étonnant vu que ceux qui ont essayé de l’étudier n’en sont jamais revenus. Bon, tu me diras qu’ils pouvaient toujours l’examiner de l’extérieur, mais, fais-moi confiance, à trop s’y intéresser, tôt ou tard on finit toujours par y entrer, comme hypnotisé. Savais-tu, par ailleurs, qu’il n’y a aucun village aux abords de la forêt ? Question de sécurité, on ne veut pas que des gens viennent se perdre par ici et disparaissent.

Je me remémorai alors le soldat que j’avais rencontré et son visage rongé par la fatigue, l’impuissance et le désespoir qui s’écoulait de lui. Et je me demandai ce qu’ils devenaient les gens qui s’y perdaient.

— Ce sera d’ailleurs mon prochain sujet de recherche, lança fièrement le Professeur. La Forêt Sans Fond : étude naturaliste d’un espace conscient, ou… non, La Forêt Sans fond : faire dialoguer végétation et pensée presciente, approche naturaliste de la disparition d’autrui dans un milieu naturel conscient et étude des phénomènes géoblitologiques intrinsèques à la zone concernée, voilà ça sonne beaucoup mieux. Évidemment, pour le moment c’est toi mon sujet de recherche, mais une fois qu’on en aura fini je me consacrerai pleinement à cette forêt.

Je clignai plusieurs fois des yeux, et je ne savais pas quelle réaction le Professeur attendait de moi après toutes ces paroles. Les mots du Professeur, ils étaient toujours très nombreux et, souvent, ils ne voulaient rien dire. Je décidai de lui rendre le savon, en silence, et de me rincer tout en cherchant des yeux le froid pour savoir quand est-ce qu’il reviendrait me dévorer.

— Tu es vraiment maigre, fit-il remarquer. Mais tu restes en meilleur état que quand on t’a trouvée, il faut dire que Kaleb a fait du bon boulot avec tes blessures, il a toujours été doué avec ça. Maintenant il faut que tu prennes du poids, mais j’ai tout prévu, quand on sera arrivé je te ferais servir un festin, tu verras !

Puis le Professeur frappa amicalement mon épaule et je lui souris à mon tour alors que la nuit commençait à tomber sur nous.

 

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Le feu léchait délicieusement ma peau et toute trace de l’humidité qui avait glacé mes os s’en était allée. Le Professeur était de l’autre côté du feu, il s’était allongé, les yeux fermés et il ne disait plus rien et c’était un peu inquiétant parce que le Professeur, d’habitude, il disait toujours quelque chose.

Je m’appuyai contre la paroi rocheuse et essayai moi aussi de me détendre en prenant une nouvelle gorgée de thé. Le Professeur l’avait préparé dès qu’on était sorti de l’eau, il disait que ça nous réchaufferait. Le Professeur, il faisait du thé dès qu’il en avait l’occasion et c’était toujours très bon. Celui-là, il laissait un goût sucré et fruité sur la langue.

Puis, tout à coup, le feu s’éteignit et il fit très sombre et je sursautai, les doigts serrés autour de ma tasse.

— Il est temps de partir, annonça l’homme silencieux.

Il se tenait à côté du feu éteint, la théière renversée dans la main, le visage à moitié mangé par le noir et je compris qu’il s’était servi du thé pour faire disparaître les flammes et que le thé, ça ne servait pas qu’à avoir bon goût.

L’homme silencieux, il ne faisait pas les choses en douceur.

Je devinai aussi son regard dirigé vers moi.

Depuis qu’on avait vu le trou, ses yeux ne me quittaient pas et il m’observait constamment tout en restant à bonne distance. Il ne m’adressait pas la parole non plus et je ne comprenais pas bien pourquoi, parce qu’il discutait avec le Professeur parfois, quand je ne pouvais pas les entendre, mais moi il ne me parlait pas et je me dis que j’avais peut-être fait quelque chose de mal.

Le Professeur se releva d’un coup, comme s’il était prêt à s’en aller depuis des heures et rangea notre campement avec des gestes précis qui dénotaient l’habitude.

Puis contre toute attente, l’homme silencieux s’approcha de moi, et c’était très étrange de le voir aussi près. Mais il était quand même assez loin pour que, si je tendais le bras, je ne puisse même pas l’effleurer. Trop près. Trop loin. Mes doigts s’enfoncèrent dans le sol terreux. Que voulait-il ? J’avais fait quelque chose de mal, j’avais forcément fait quelque chose de mal, sinon il ne viendrait pas vers moi. Je voulais me lever, sortir de la grotte, m’en aller. Mais je ne bougeai plus.

 

Respire.

 

— Enfile-les.

Je baissai les yeux. Il venait de déposer une paire de chaussures devant lui.

J’observai mes pieds, nus, irrités, encore sales.

Et l’homme silencieux s’éloigna aussi vite qu’il était venu et lui aussi il était pied nu.

Il m’avait donné des chaussures.

Je m’en emparai, très lentement, comme si j’avais peur qu’elles me sautent au visage. Elles sentaient le vieux cuir et la terre mouillée. Je les enfilai et je remarquai qu’elles étaient bien usées et trop grandes pour mes pieds et tout en les enfilant je compris pourquoi l’homme silencieux avait fait ça, c’était même très facile à comprendre : cette nuit, je ne ferai pas la route sur les épaules du Professeur.

J’allais devoir marcher.

 

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Les chaussures rendaient la marche presque agréable.

L’homme silencieux n’avait pas râlé quand j’avais dû m’arrêter.

Le Professeur venait m’offrir de l’eau dès qu’il voyait que je ralentissais.

Le vent, lui, sifflait dans mes oreilles.

Ton nom, dis-le, dis-nous, vas-y, j’écoute, suis-nous, par là, viens, ton nom ?

Et la forêt ne se taisait pas.

 

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— Pourquoi tu ne dors pas ? lança le Professeur, appuyé sur un coude tout en me fixant, moi.

À côté de lui.

Les yeux ouverts depuis des heures.

Dans la couchette à côté de la sienne.

Je ne dormais pas.

Je ne voulais pas.

J’ai peur d’oublier.

J’ai peur.

Et si le vide revenait, avec le silence, et la voix et les questions ?

Les questions qui en amenaient d’autres.

Je ne dormais pas.

— Chapelière.

Le Professeur attendit que je me tourne vers lui.

Je le fis.

Au bout d’un moment.

Court, long, ça je ne sais pas.

Un moment.

Ses yeux agrippèrent les miens.

— Tu es en sécurité ici, rien ne t’arrivera.

Un moment.

Je l’avais perdu.

— C’est une promesse, dit-il en m’offrant son plus beau sourire.

Le temps…

Une promesse.

 

Fais-lui confiance.

 

Le sommeil arriva tout de même bien en retard.

 

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La forêt commençait à se faire moins dense, les arbres plus espacés, les racines moins hautes et on voyait beaucoup mieux les étoiles. Pourtant, j’avais beau chercher dans le ciel, la lune restait invisible.

Et je me dis que la lune, c’était peut-être comme le feu, ça pouvait s’éteindre.

Mais qui l’avait éteinte ?

Le Professeur m’imita en voyant que j’avais le nez en l’air et il sembla lui aussi en quête de l’astre pâle.

— Le temps se couvre de plus en plus dernièrement, ça ne m’étonnerait pas qu’il y ait un orage demain. D’ailleurs, savais-tu que les nuages sont de la vapeur d’eau condensée ? Ils se forment dans le ciel puis se déplacent avec le vent qui les pousse, pour la plupart, vers le nord. C’est un étrange phénomène. Tiens, attends, j’ai un livre qui en parle.

Le Professeur le sortit de son sac et cela prit un peu de temps pour qu’il le trouve à l’intérieur.

Traité sur la Brume, un élément aux propriétés létales : étude comportementale et examen approfondi de la Brume et de ses composants dans un milieu conflictuel et inamovible. C’est moi qui l’ai écrit. Les informations sur le déplacement des nuages sont au chapitre 5. Savais-tu que les nuages et le brouillard ont une structure assez similaire ? C’est pourquoi ils sont assez intéressants à étudier pour mieux comprendre le comportement de la Brume, celle de la frontière, tu vois de quoi je parle ?

Je réfléchis, mais la Brume, ça ne me disait absolument rien alors je lui touchai l’épaule pour dire non.

— Eh bien… Tu la verras bien assez tôt, mais tout est expliqué là-dedans !

Il tapota le livre du bout du doigt.

— Je te le prête jusqu’à ce qu’on soit arrivé, après l’avoir lu tu sauras absolument tout sur la Brume, enfin tout ce que moi je sais puisque c’est mon livre alors c’est mon savoir à moi. Mais tout est véridique, c’est très sérieux tu verras. Tiens, prends-le et si tu as une question, n’importe laquelle, n’hésite pas. Tu as la chance d’avoir l’auteur juste à côté de toi alors profites-en.

Le Professeur déposa le livre entre mes mains et je baissai les yeux pour l’étudier plus en détail. Le livre pesait lourd sur mes genoux et il n’avait pas d’odeur particulière. Je fis courir mes doigts sur la large couverture, des lignes argentées se distinguaient sur un fond sobre et obscur. Je fronçai alors les sourcils et ouvris l’imposant volume.

— Jemmy, lança l’homme silencieux alors qu’il venait rajouter quelques branches dans le feu, est-ce que c’était vraiment nécessaire de prendre tes propres livres avec toi ?

— Bien sûr !

— C’est encombrant.

— Mais ça peut toujours être utile, se défendit le Professeur, croyez-moi. Imaginez, par exemple, qu’on ait besoin d’informations capitales sur la Brume, mon livre nous serait indispensable.

— Et pourquoi est-ce qu’on aurait besoin d’un livre alors que tu as déjà toutes ces informations en tête ? Rassure-moi Jemmy, combien de livres il y a dans ton sac ?

— Quelques-uns…

Et le Professeur commença à citer un certain nombre de titres et je comprenais un peu mieux pourquoi le sac du Professeur il était si grand.

J’observai la première page de l’ouvrage, et la seconde, puis je les fis défiler, une par une, les sourcils de plus en plus froncés. Je ne comprenais pas. Je levai les yeux vers le Professeur qui essayait toujours de justifier l’utilité de ses livres alors que l’homme silencieux avait sûrement cessé d’écouter puisqu’il s’était mis à regarder les recoins de la forêt, perdu en lui-même.

Je tirai timidement sur la manche du Professeur. Il s’interrompit et il me regarda, l’air surpris :

— Ça ne va pas ?

Je secouai la tête.

— Tu as mal quelque part ?

Je secouai la tête.

Encore.

Je lui montrai le livre, mon doigt sur la page. Je tapotai les lettres.

Je secouai la tête.

— Je ne comprends pas… murmura-t-il.

Le Professeur, derrière ses lunettes, il avait un air très confus.

Et j’insistai, et ma tête allait de gauche à droite, de droite à gauche et mon doigt tapotait et mon doigt tapotait et mon doigt tapotait et il hésita :

— Tu… Tu ne sais pas lire ?

J’arrêtai.

Ma gorge était nouée, comprimée, inconfortable et je repliai mes jambes vers moi.

Les mots, les lettres, je n’y arrivai pas.

Le Professeur, tout à coup, il eut l’air un peu horrifié.

Il se racla la gorge et je fixai le livre, très fort, comme si les mots étaient cachés et que je devais juste faire un effort pour les trouver.

— Ce sont des choses qui arrivent je suppose, il y a quelques analphabètes dans les territoires plus isolés. Ou peut-être que tu as aussi oublié comment lire. C’est… malheureux, écoute, je peux toujours le lire pour toi pour l’instant et quand on sera rentré je tâcherai de t’apprendre !

Il hocha la tête, plutôt fier de sa nouvelle résolution, et se rapprocha pour être à mes côtés.

Après ça, le Professeur, dès qu’on avait un moment de pause, il nous faisait du thé et me lisait son livre, souvent juste avant de dormir.

Ce n’était pas évident à comprendre, le Professeur, il utilisait plein de termes compliqués avec des chiffres et des calculs. Mais je saisis l’essentiel : la Brume c’était dangereux.

Elle s’étendait sur tout le long du monde, le coupait en deux et formait une frontière infranchissable entre l’est et l’ouest. Et il ne fallait pas la toucher, il ne fallait pas aller dedans, jamais, parce que, la Brume, elle nous dévore, elle nous happe, elle nous aspire et une fois enveloppé par elle, on ne revient plus.

Le Professeur, il disait que c’était comme un poison qui nous brûlait de l’intérieur et qu’après on n’était plus que des cendres et de la poussière. Mais il n’en était pas sûr, c’était juste sa théorie.

Et puis finalement, le Professeur me fit remarquer que la Brume et la Forêt Sans Fond avaient beaucoup de points communs et il avait l’impression qu’elles étaient toutes les deux conscientes et qu’elles devaient bien nous piéger et nous tuer pour une raison. Alors c’est pour ça que ses recherches devaient continuer et prendre la direction de la Forêt. S’il en apprenait plus sur la Forêt, il en apprendrait plus sur la Brume.

Le Professeur, aussi, il n’arrêtait pas de dire qu’il s’agissait là d’études très sérieuses, agréées, approuvées, appuyées par la reine Alice en personne.

Une reine.

La première fois qu’il l’évoqua, ce fut comme si mon corps s’était changé en pierre :

— Tu sais, la reine Alice a financé une grande partie de mes recherches, je ne sais pas comment j’aurai fait sans elle. Quoique, je l’aurai sûrement fait, mais la qualité aurait été beaucoup plus médiocre avec des mesures moins précises par exemple.

Et j’avais arrêté de l’écouter dès qu’il l’avait mentionnée.

C’était une reine qui m’avait enfermée.

C’était à une reine qu’appartenaient tous ces cœurs.

Une reine, une reine, une reine.

Rouge.

Et si c’était cette reine-là ? Et si le Professeur et l’homme silencieux, ils travaillaient pour elle ? Et s’ils ne m’avaient pas vraiment libérée, qu’ils m’amenaient ailleurs, dans une autre prison, une autre pièce blanche ?

Le Professeur, comme s’il avait vu l’inquiétude qui gagnait peu à peu mon visage, tâcha de me rassurer :

— Oh non, elle n’a rien à voir avec la Reine de Cœur, elle est bien plus saine d’esprit tu verras.

Mais mes inquiétudes ne furent pas dissipées et un soupçon d’anxiété resta accroché parmi les décombres de ma mémoire, dans ce lieu inaccessible où tout n’était que froissements et murmures inaudibles.

 

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L’orage se manifesta le jour suivant et le monde se teinta d’un gris vaporeux. Je me trouvais dans une grotte très étroite avec le Professeur et il y avait à peine assez de place pour nous deux. On ne pouvait pas se tenir debout et si j’allongeais mes jambes la pluie atteignait mes orteils. J’étais serrée contre le Professeur pour qu’on se tienne chaud et je piochais dans les baies qu’il tenait dans le creux de sa main quand j’avais faim.

Les baies, aujourd’hui, c’était notre seul repas.

L’homme silencieux était sorti sous la pluie pour en trouver d’autres et avant de partir il avait bien dit au Professeur qu’il ne devait pas me laisser s’enfuir cette fois-ci.

Alors nous attendions qu’il revienne. Mais quand il reviendrait, il n’aurait pas de place dans la grotte et je me demandais comment il allait faire.

Peut-être qu’il ne reviendrait pas.

Le Professeur se lécha les doigts et poussa un soupir de contentement en s’appuyant contre la roche, les yeux mi-clos. Je regardai mes propres mains, elles aussi tachées de mauve à cause des fruits, puis j’y passai ma langue pour imiter le Professeur. Les baies étaient délicieuses et je ne me lassais pas de ce nectar acidulé.

Comment faisait-il, l’homme silencieux, pour trouver les baies ? Pour ne pas se perdre ?

C’était une autre question que je pourrais poser à la voix quand je la reverrais– si je la revoyais un jour. La voix, j’essayais quand même de ne pas trop y penser, surtout si elle n’était pas réelle.

« Le temps te les rendra ».

Une réponse inutile.

Je repliai un peu plus mes jambes contre moi pour que la pluie ne tombe pas sur mes pieds et le Professeur déploya une couverture sur nous deux avec un sourire rassurant.

Le Professeur, il passait son temps à sourire.

— Tu devrais te reposer.

Je n’aimais pas dormir.

Je pris mon chapeau sur mes genoux et y retirai une trace de boue qui s’était incrustée sur le feutre.

Dormir, c’était effrayant.

Pourquoi est-ce qu’il souriait tout le temps le Professeur ?

Alors que l’homme silencieux…

Je me collai un peu plus contre le Professeur pour échapper au froid et je me dis que, s’il souriait autant, c’était peut-être parce qu’il souriait pour deux.

 

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Le sac du Professeur était un épouvantable chaos et je crus bien que j’allais y perdre ma main. J’évitai de justesse un objet coupant, mes doigts effleurèrent une surface molle et froide, se frayèrent un chemin sous celle-ci et tombèrent sur ce que je cherchais : un crayon.

Le Professeur s’était rendu compte qu’il l’avait oublié alors que nous étions arrivés au bord du ruisseau pour ses expériences journalières. Sans crayon, il ne pouvait pas écrire dans son carnet, et alors il ne pouvait pas m’étudier et ça, pour le Professeur, c’était inadmissible.

Alors j’étais retournée au campement, toute seule, pour aller chercher un crayon, ce n’était pas très loin et je ne comprenais pas pourquoi le Professeur ne venait pas avec moi et qu’il restait au bord de l’eau.

Il ne m’avait pas lâché des yeux de là où il était, mais il n’avait pas le droit de me lâcher des yeux, c’était l’ordre de l’homme silencieux.

Une fois arrivé j’avais regardé dans son sac, là où il gardait tout ce qu’il fallait garder, mais dans son sac on ne voyait rien et ce crayon fut presque impossible à trouver.

Mais j’avais réussi, et une fois l’objet dans mes mains, je me redressai sur mes deux jambes et quittai l’ombre du chêne au pied duquel nous nous étions arrêtés pour la journée. Nous n’avions pas trouvé de grottes cette fois-ci. Mais l’arbre était assez énorme pour nous protéger des intempéries et je ne savais pas s’il existait des choses plus grandes que lui.

L’homme silencieux n’aimait pas qu’on soit exposé comme ça, avec juste un arbre pour nous cacher, et je suis sûre qu’il n’avait pas dormi du jour, même lorsque c’était le Professeur qui était de garde.

Je levai la tête. Il n’avait pas bougé de sa branche, adossé au chêne, les bras croisés et un pied se balançant dans le vide. De là, l’homme silencieux pouvait voir tout ce qui s’approchait.

Il pouvait voir sans être vu.

Et vu d’en bas, l’homme silencieux, il n’avait aucun trait particulier. Son nez, ses yeux, la ligne de sa mâchoire, tout était fin, solide et parfaitement à sa place. Ses cheveux non plus, ils n’étaient pas aussi fournis que ceux du Professeur, ni aussi roux que les miens et ils se confondaient presque avec l’écorce de l’arbre.

L’homme silencieux, on ne le remarquait pas.

Mais il pouvait changer, je l’avais vu, il pouvait être une autre personne, faite d’angles bruts, de longueurs, de cassures.

Et lequel c’était, le vrai lui ?

Son regard se fixa tout à coup sur moi, comme s’il avait pris conscience que je l’observais, et mes yeux à moi, ils ne flanchèrent pas.

Les yeux de l’autre homme silencieux, ils étaient noirs eux aussi.

Je me rappelai alors du crayon qui était dans mes mains et finis par tourner le dos à l’homme silencieux et reprendre ma route. Je sentis son regard glaçant me suivre sur tout le chemin.

 

— La distance ne change rien non plus, grommela le Professeur quand je l’eus rejoint, tes pensées sont inaccessibles.

Il était assis sur un rocher qui surplombait le ruisseau. Il s’empara du crayon que je lui tendais et en grignota le bout tout en cherchant une page vierge dans son carnet.

— C’est comme si ton esprit n’était même pas là.

Cette phrase me dérangea beaucoup et peut-être que mon esprit, je l’avais oublié dans le vide, avec la voix.

Peut-être qu’elle me l’avait volé.

Je frissonnai et vérifiai moi-même que j’étais bien là et que mon esprit n’était pas parti, et je palpai le haut de ma tête, sous mon chapeau.

Est-ce que le Professeur avait fait exprès d’oublier son crayon ?

Pour que je m’éloigne de lui et qu’il fasse une expérience, pour qu’il vérifie s’il pouvait me lire si j’étais assez loin ? Le Professeur, il avait plein de théories comme ça à vérifier, parce qu’il ne pouvait pas voir dans ma tête alors qu’avec les autres il y arrivait.

Le Professeur n’aimait pas ne pas savoir.

S’il voyait dans ma tête, qu’est-ce qu’il y verrait ?

J’allai m’asseoir à côté de lui, au bord du rocher.

Il y avait encore beaucoup de choses que je ne comprenais pas avec l’homme silencieux et le Professeur.

Je l’observai écrire, il était très concentré et il marmonnait ses idées et les mots, pour moi, étaient toujours un désordre illisible sur les pages du carnet. Puis je vis ses pensées se former de plus en plus clairement dans sa tête, accompagnées par le bruit du ruisseau, du crayon qui gratte la page, de ses propres ruminements, du vent qui souffle dans les branches, pour finalement jaillir de sa bouche :

— Si on récapitule, je ne peux pas entendre tes pensées, ni tes souvenirs, ni rien du tout. Mais je peux toujours lire Kaleb, même si tu es là, ce qui veut dire que mon pouvoir n’est pas tout à fait annulé, il ne t’atteint juste pas. Et pourtant, tu as réussi à complètement annuler les pouvoirs de Kaleb la dernière fois...

Il me jeta un coup d’œil pensif en relevant les yeux de ses notes.

— D’ailleurs Chapelière, tu ne dois pas le toucher, jamais, sous aucun prétexte.

Je regardai mes mains. Elle n’avait pas l’air très grande, ni très dangereuse. Mais, l’homme silencieux, quand je l’avais touché, il avait changé. Et pourquoi est-ce qu’il avait changé ? Pourquoi est-ce que je ne pouvais pas le toucher ? Peut-être que c’était mal de changer. Je regardai le Professeur et je penchai la tête sur le côté pour poser une question. Pencher la tête ça voulait dire pourquoi.

— Pourquoi ? répéta-t-il.

Puis il haussa les épaules, comme s’il ne savait pas bien lui-même, et il hésita :

— Écoute, je… Tu ne dois pas en parler aux autres.

Et il était très sérieux alors je tendis la main pour venir la poser sur sa tête, pour dire oui, pour promettre, même si je ne pouvais pas vraiment parler et que les autres je ne savais pas qui c’était.

— Eh bien Kaleb, il est… il a le don de tromper, et donc, du coup, il peut modifier son apparence ou bien nous rendre invisible par exemple, enfin sauf toi, ça ne marche pas sur toi, rien ne marche et je ne comprends pas ! C’est horriblement frustrant. Et puis quand tu l’as touché, il ne maîtrisait plus rien, tout s’est arrêté, comme s’il n’avait plus de don du tout. Je n’ai jamais vu une chose pareille ! Franchement, si tu penses savoir pourquoi, si tu as une idée, n’importe laquelle, ça m’aiderait beaucoup.

Le Professeur se perdit ensuite dans ses pensées et ses intenses réflexions tout en mordillant son crayon alors que moi, mes questions, elles bouillonnaient à l’intérieur, débordaient de ma tête, elles voulaient sortir et mes yeux étaient remplis de curiosité. Alors je tirai sur sa manche pour qu’il me redonne son attention et je le désignai d’un doigt. Mais il ne comprit pas.

— Quoi, moi ? fit-il surpris. Je ne suis pas comme Kaleb, non. J’ai le don de savoir, c’est très différent.

Et le Professeur savait en effet beaucoup de choses.

Mais c’était quoi le don de savoir ? Qu’est-ce que ça voulait dire ? Pourquoi le Professeur et l’homme silencieux ils pouvaient faire ces choses-là et pas moi ? Et c’était quoi exactement un don ?

Je déglutis.

Trop de questions.

Et le Professeur n’avait pas tout à fait compris, alors il fallait recommencer. Je levai une main et entamai un geste vers lui et je m’arrêtai brusquement, juste avant de le toucher. Puis je penchai la tête. Cette fois-ci il comprit et il sourit.

— Oh, tu veux savoir si tu peux me toucher moi ? Bien sûr, pourquoi est-ce qu–

Puis, sans terminer sa phrase, le Professeur se releva d’un coup, si vite que ses lunettes, en équilibre sur son nez, manquèrent de tomber. Il attrapa mon poignet et me tira à grandes enjambées vers le campement, tenant, serré dans son autre main, son précieux carnet et son crayon.

Qu’est-ce qui lui prenait tout à coup ?

Il me serrait assez fort et il allait un peu trop vite et j’essayai de tirer dans l’autre sens pour qu’il s’arrête, mais ça ne marchait pas.

Est-ce que c’était une nouvelle expérience ?

Il finit par se stopper au pied de l’arbre, sans me lâcher et j’attendis qu’il fasse quelque chose, n’importe quoi.

Est-ce qu’il allait me faire du mal ?

Au bout de quelques instants silencieux, son visage rayonna d’excitation.

— Ça ne marche pas ! s’écria-t-il.

— Jemmy, grogna l’homme silencieux qui était juste au-dessus de nous, si je t’entends encore une fois brailler aussi fort je te bâillonne moi-même. Les soldats ont des oreilles eux aussi, si tu n’avais pas remarqué.

— Mais ça ne marche pas, répéta-t-il d’un air euphorique, ça ne marche pas.

Le Professeur serra mon poignet plus fort sans y faire attention et l’homme silencieux était sur le point de descendre du chêne pour mettre sa menace à exécution, le regard foudroyant. J’eus alors un peu peur pour nos deux vies, au Professeur et à moi, et il ferait mieux de se calmer avant que l’homme silencieux ne s’énerve encore plus. Mais comment faisait-on pour calmer le Professeur ?

Je fis la première chose qui me passa par la tête et mon pied s’écrasa sur le sien. Il bondit.

— Aïe, eh !

Le Professeur regarda son pied, un peu grognon. Mais au moins il ne criait plus.

— Explique-toi Jemmy.

L’homme silencieux était maintenant à terre, à côté de nous et je ne l’avais même pas vu descendre. Puis le Professeur relâcha un peu sa prise sur mon poignet et, adoptant le ton calme et passionné avec lequel il aimait expliquer toute sorte de choses, développa sa pensée :

— Je ne vous entends pas, vos pensées je veux dire, il n’y a aucun bruit dans votre tête. Par l’Auteur, le monde n’a jamais été aussi silencieux !

L’homme silencieux arqua un sourcil à l’adresse du Professeur qui me lâcha d’un coup et me désigna de la main.

— C’est elle qui fait ça, je ne l’avais pas remarqué avant, mais c’est tout bonnement incroyable.

Puis il mit sa main sur mon épaule, la retira, la remit et ainsi de suite sans jamais lâcher l’homme silencieux des yeux. Sa voix était ponctuée d’émerveillement :

— Mon pouvoir ne marche plus du tout dès que je la touche.

L’homme silencieux tira alors violemment sur les habits du Professeur pour qu’il s’écarte et celui-ci faillit tomber en arrière. Je n’osai pas bouger. L’homme silencieux s’était remis à me fixer et ce n’était pas pareil qu’avant, ses yeux, ils étaient beaucoup plus tranchants.

— Ne t’approche plus de lui.

Cet ordre me glaça le sang. Le Professeur tenta de revenir à côté de moi.

— Voyons Kaleb, elle n’y est pour rien, c’est même plutôt une bonne découverte, ça prouve qu’on avance et–

— Assez, le coupa l’homme silencieux. C’est dangereux et absolument inutile, une fois qu’on sera arrivé–

— Inutile ? s’offusqua le Professeur. Et les avancés scientifique alors, vous y pensez ? On pourrait en apprendre tellement plus sur nos pouvoirs grâce à elle, on pourrait changer le monde !

— Dangereux, répéta l’homme silencieux qui ne voulait pas en démordre.

Le Professeur s’écarta légèrement et se désigna.

— Je ne suis pas mort, ni blessé d’ailleurs. Ce n’est pas la première fois que je la touche, et ça fait des jours qu’on voyage avec elle et il ne m’est jamais rien arrivé. Alors pas la peine d’être aussi dramatique.

Une longue pause eut lieu et ils se regardèrent l’un l’autre, le visage impassible. Cette confrontation me mettait mal à l’aise et mon corps voulait s’asseoir, se mettre en boule, attendre.

Je n’aimais pas ça.

L’homme silencieux finit par croiser les bras en soupirant.

— Très bien, céda-t-il, tu peux être en contact avec elle, mais il faut que je sois présent.

— Entendu.

Et le Professeur retrouva son étincelant sourire qu’il ponctua d’un clin d’œil dans ma direction.

 

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— Demain c’est le grand jour, s’exclama le Professeur en refermant le livre que nous lisions. Tu vas pouvoir voir la Brume en chair et en os. Enfin, pas vraiment puisque ce n’est pas solide et ça n’a pas de chair, ni d’os, pas que je sache en tout cas, mais tu as compris l’idée.

Je posai mon chapeau sur le sol et m’allongeai sur la couchette.

La Brume paraissait très dangereuse, moi je ne voulais pas m’en approcher.

Mais pour passer la frontière il fallait traverser la Brume, et le Professeur et l’homme silencieux, tous les deux, ils voulaient absolument qu’on passe la frontière.

Et puis, la Brume, même si elle était dangereuse, on pouvait la traverser.

Il n’y avait qu’un seul passage qui n’était pas mortel, un seul passage qu’on pouvait emprunter, mais un seul pas de côté et on n’existait plus.

J’avais peur.

Je ne voulais pas y aller.

On pourrait rester dans la forêt.

C’était bien la forêt.

— On rentre enfin chez nous ! Tu ne sais pas à quel point mon lit me manque, et le pain frais, et mon bureau, je te le ferais visiter, il est très grand, moins grand que celui de Kaleb mais pas mal quand même.

— Il faudra être prudent, intervint l’homme silencieux.

J’avais presque oublié qu’il était là, L’homme silencieux, il nous laissait rarement seuls maintenant. Mais normalement il ne disait jamais rien.

— Les soldats seront plus nombreux que d’habitude.

Le Professeur tapota la couverture de son livre tout en réfléchissant.

— Normalement c’est une formalité, m’expliqua-t-il, Kaleb a juste à nous rendre invisibles. Mais avec toi c’est beaucoup plus compliqué.

À cause de moi, les soldats, la Brume, c’était encore plus dangereux. À cause de moi.

On ne devrait pas y aller.

Le Professeur se pencha vers moi pour murmurer :

— Du coup j’ai mis en place un nouveau plan et il est infaillible, même si Kaleb ne veut pas l’admettre.

Mais le Professeur ne me dévoila rien de plus et ça ne changea rien à mon inquiétude et la Brume, ça ressemblait à quoi exactement ?

— Alors, hâte d’être à demain ?

J’adoptai un sourire timide face à son enthousiasme et je touchai le haut de sa tête, pour dire oui, poliment, pour ne pas le décevoir ce que l’homme silencieux, debout, juste au-dessus de nous, n’apprécia pas.

On ne devait pas se toucher comme ça, pour rien.

Puis il nous somma de nous coucher et repartit faire une ronde.

Je m’emmitouflai dans ma couverture et regardai les dernières braises qui survivaient dans le feu. J’étais quand même pressée de sortir de cette forêt, de ne plus être poursuivie par les cœurs, d’être libre, vraiment libre, mais quelque chose n’allait pas. Un mauvais pressentiment pesait dans l’air.

Ça n’allait pas.

La folie, elle était drôlement silencieuse ces derniers temps.

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Tac
Posté le 06/12/2022
Yo !
Je trouve assez choupi que le Professeur parle à Chapelière comme si elle allait lui répondre de vive voix, en détaillant tout comme il en rêverait ! Même s'il a l'air de faire pas mal de monologues au vu du bavardage succinct de son interlocutrice, je trouve trop bien qu'il continue à lui parler. Contrairement à l'autre qui lui donne trois ordres tous les quatre matins!
J'aime beaucoup l'espèce de dissociation identitaire de Chapelière ; à la fois elle se raccroche à son nom et à la fois il faut qu'elle se l'approprie.
Je trouve toujours ton texte d'une justesse époustouflante pour ton personnage ! (enfin, pour ce que j'en sais, ça marche du tonnerre)
Plein de bisous !
Zosma
Posté le 09/12/2022
Merci encore !
Ah bah le Professeur c'est un rêve pour lui : quelqu'un incapable de lui couper la parole mdrr
Pour le texte en lui-même c'est un style extrêmement simple mais pour moi c'est ce qui collait le mieux au personnage et à ses pensées, donc c'est très cool si ça marche pour les lecteurs aussi ^^
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