Chapitre 26 - L'avenir est tracé

Par Keina

Pendant un temps, Ianto n’eut plus de nouvelles de l’autre monde, et la vie au Royaume reprit son cours. Après un mois de bouderie, Angie daigna se rabibocher avec le Gardefé, qui estimait que c’était à elle de faire ses excuses en premier. Ce jour-là, Andy poussa un « Alléluia » tellement bruyant que Miss Brown accourut sur ses pattes velues pour demander qui était mort – ou vivant, puisqu’elle n’avait pas tout à fait la notion de ce que pouvaient célébrer les humains. Angie et Ianto échangèrent un sourire qui en disait long sur leur amitié retrouvée.

 

Un nouvel hiver, une nouvelle année. Ianto avait maintenant la sensation d’avoir toujours vécu au Royaume Caché. Ses tâches au bureau du CM se transformaient en routine ; trier et rentrer les données, faire le relais avec les collègues de la Logistique et ceux des Archives Internes, améliorer le système de croisement des mots-clés, faire le café…

Il passa plus de temps avec Alonso Frame, qui vivait maintenant dans une toute petite maison à une colline de là et travaillait depuis peu – au grand dam d'Angie – à la Logistique. Il semblait par moment à Ianto que le jeune homme tentait parfois de le séduire, et cette idée le laissait songeur, et un peu ennuyé.

Il aimait bien Alonso, si loyal, si courageux, si lumineux. Mais il savait d'avance que ça ne fonctionnerait pas. Ils étaient trop semblables – les Gardefés pouvaient-ils seulement tomber amoureux de leurs pairs ? En outre, la flamme de son capitaine brûlait encore en lui. Il se souvenait de ce qu'on lui avait dit, lorsqu'il était arrivé au Royaume : lorsque vous aimez, votre amour devient invulnérable, comme vous. Vous n’aimez qu’une seule fois, pour l’éternité… Alonso l'appréciait, sans doute, et lui était reconnaissant de l'attention qu'il lui portait. Mais Ianto savait que le jeune homme n'était pas réellement amoureux de lui — pas comme ça, du moins.

 

En février, Ianto repartit en mission, avec l'équipe de Kat, qu'il connaissait un peu mieux maintenant. Ils coincèrent un groupe de mafieux qui travaillaient pour les Collectionneurs sans le savoir, et mirent la main sur un certain nombre d'artefacts qui repartirent au Royaume pour y être étudiés au département Recherche et Innovation. À la poursuite d'ennemis plus insaisissables que des ombres, il suivit son équipe à travers le multivers. Puisqu'il n'avait plus d'ailes, Kat lui avait attribué une elfide (comme à tout nouvel agent du service actif), pour qu'il puisse franchir la le Passage entre les Mondes quand bon lui semblait. C'était une femelle ; elle avait pris l’apparence d’une élégante petite jument galloise à la robe couleur sable et au front étoilé, qui hennissait mélodieusement quand on lui flattait l’encolure. Ianto l'avait baptisée Myfanwy, bien sûr.

 

Un beau jour, alors que le printemps déposait ses premières touches de couleur entre les nappes de neige, Alonso sonna chez lui. À peine Ianto parut-il sur le seuil que le jeune homme tout excité s'introduisit dans le salon, se débarrassa de son manteau et commença à déboutonner fébrilement sa chemise.

— Tu… Hey, qu'est-ce que tu fais ? demanda le Gallois, déconcerté, tandis que son ami tirait sur le col du vêtement, dans l'intention soudain évidente de lui montrer quelque chose dans son dos.

— Mes ailes, Ianto, mes ailes !

Ravalant ses protestations, il s'approcha pour examiner plus près la lueur délicate, d'un blanc pâle et mouvant, qui palpitait sur chacune des omoplates du jeune homme.

— Elles repoussent, murmura-t-il doucement, comme pour lui-même.

Alonso se tourna vers lui, les yeux brillants.

— Est-ce que tu as vu leur couleur ? Je n'arrive pas encore à bien distinguer…

Ianto secoua la tête, un sourire aux lèvres.

— Tu as tout le temps de le savoir, maintenant… et tu vas trouver ton Imagineur ! Alonso, c'est génial !

Le jeune homme acquiesça.

— C'est grâce à toi, dit-il en s'avançant.

Il leva un regard sans équivoque sur Ianto, un regard empli de joie, d'espoir et… de désir.

— Je… (Ianto déglutit, cherchant à rassembler ses idées.) Je t'offre un café ?

Une vague de déception passa sur le visage d'Alonso. Il cligna des yeux et opina après une hésitation.

Quand Ianto revint de la cuisine, deux tasses dans la main, le jeune homme s'était déjà rhabillé et patientait devant la porte.

— Je ferais mieux de partir, marmonna-t-il, les yeux rivés sur un point fixe du carrelage de l’entrée. Je ne devrais pas être là.

Ianto déglutit. Il posa les tasses sur un guéridon et s'approcha doucement.

— Écoute, Alonso, dit-il enfin, une nuance de remord dans la voix. Je veux pas te donner de faux espoirs. Toi et moi… c’est pas une bonne idée. C'est pas toi, c'est…(Il ravala juste à temps la fin de sa phrase, conscient de faire plus de mal que de bien.) Tu trouveras bientôt la personne dont tu es réellement amoureux, j'en suis sûr. C'est peut-être ton Imagineur — ou ton Imagineuse ! En attendant, j'aimerais rester ton ami, si tu veux bien…

Alonso hocha la tête. Le pauvre semblait sur le point d'éclater en sanglots, et Ianto ravala son envie de le prendre dans ses bras pour le consoler. Au lieu de ça, il le laissa sortir de chez lui et l'observa descendre le sentier, la tête basse, pour rejoindre le Cercle de Transport le plus proche.

 

Le soir même, Ianto se plaça dos au miroir de la salle de bain et ôta son t-shirt. En se contorsionnant, il contempla les deux cicatrices pâles qui barraient son dos, avant de soupirer longuement, une pointe de convoitise au fond du cœur. Alonso allait bientôt avoir deux nouvelles ailes scintillantes, et retrouverait vite son Imagineur.

Quant à lui… il lui semblait que son avenir, tout tracé, se limiterait à jamais aux ombres noires des cimes qui ceinturaient le Royaume.

J’ai fait mon choix, pensa-t-il, fataliste, avant de sortir de la salle de bain pour préparer son repas.

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