Chapitre 16

Par Mimi

Ma joue me brûlait. J’ai ouvert les yeux et le soleil s’est immiscé au creux de ma paupière, zébrant mon noir intérieur de taches fluorescentes. Je me suis redressée et j’ai rouvert les yeux après m’être assurée de ne plus être dans la ligne de mire des rayons. J’étais de retour dans ma chambre au Chêne Vert.

Les évènements du matin me sont revenus par bribes. Je ne savais plus si j’avais rêvé. Je rêvais souvent de Carole ces temps-ci. Je rêvais souvent que je la retrouvais, parfois morte, parfois vivante. Je me sentais proche d’elle en cet instant. Je savais que j’étais sur la bonne piste. Je revoyais ma lente remontée de la pente qui courait du pont au Chêne Vert. J’avais l’esprit vide. L’esprit de quelqu’un qui se dit qu’elle aura tout le temps de pleurer si jamais il s’avérait que la dépouille retrouvée au barrage était bien celle de Carole.

J’ai quitté la chambre avec un nouvel objectif : il s’agissait de consulter le registre de la logeuse, et non plus la convaincre de me laisser le faire. Je n’ai pas remis en question mon dessein, il fallait que je sache et c’est tout ce qui comptait.

J’ai trouvé madame Leblois à la réception en train de passer l’aspirateur sur le tapis mou. Elle ne m’a pas tout de suite remarquée, probablement parce qu’elle ne m’avait pas entendue venir avec le boucan que produisait la petite machine qui la suivait.

Alors qu’elle affichait jusque là un visage concentré, sa figure s’est métamorphosée lorsqu’elle m’a aperçue dans l’encadrement de la porte. Elle a eu l’air préoccupée et a précipitamment éteint l’engin.

-       Madame Arceau, a-t-elle chevroté. Je ne pensais pas que vous seriez de retour sitôt. Je m’attendais à votre absence toute la journée, vous aviez l’air si décidée ce matin…

La gorge serrée, j’ai souri douloureusement. Elle semblait très perturbée par ma conduite de ce matin. Il y avait de quoi, moi aussi, je me serais posé des questions en voyant mon interlocuteur se lancer à la poursuite d’un hélicoptère au beau milieu d’une conversation.

-       Je devais vérifier quelque chose. Mais j’ai une question à vous poser.

Madame Leblois est restée appuyée sur le tuyau de son aspirateur. Elle avait un regard plein d’appréhension. Elle a continué de me fixer en attendant l’interrogatoire.

-       Vous savez comment s’appelait la personne qui s’est suicidée ?

Elle a pincé les lèvres et hoché la tête. Elle avait compris.

Elle a posé le tube flexible sur le bras de son vieux fauteuil et s’est lentement déplacée jusqu’à son comptoir. Je m’y suis appuyée avec méfiance.

Madame Leblois a tourné les pages de son registre en respirant très fort et très lourdement. Elle s’est arrêtée à l’avant-dernier feuillet rempli qui correspondait à une date de l’année dernière. Elle a posé son doigt sur une ligne au milieu du tableau. Je me suis tendue.

-       Pauline Petit, a-t-elle lu, les yeux rivés sur le registre.

Je n’en croyais pas mes oreilles. J’ai aussitôt demandé à vérifier. Madame Leblois m’a tendu l’ouvrage et j’ai passé en revue les noms qui s’entassaient sur la page. Pas la moindre trace de Carole. J’ai feuilleté fiévreusement les listes précédentes. J’ai recroisé plusieurs fois Pauline Petit ainsi que d’autres noms à intervalles réguliers, sans voir celui que je voulais et ne voulais pas trouver.

Plongée dans le registre, la voix éraillée de Madame Leblois était lointaine, habillée d’un écho qui semblait venir du fond de la vallée.

-       C’est pour elle que vous êtes là. Vous la connaissiez ? Elle ne donnait plus de nouvelles et ça vous a inquiétée ?

J’ai reposé le répertoire sur la table. Je ne savais plus quoi penser.

-       Je ne connaissais pas Pauline Petit. Je suis à la recherche d’une jeune fille, en effet, d’environ vingt-sept ans, qui est passée par Sainte-Marie il y a quelques mois et qui n’a pas donné signe de vie depuis. Elle s’appelle Carole Martin.

Madame Leblois a eu l’air de se détendre un peu. Apparemment, elle s’attendait plutôt à ce que je fonde en larmes. À vrai dire, j’en étais persuadée moi aussi jusqu’à ce que je ne trouve pas Carole dans son registre. À moins qu’elle se soit présentée sous un pseudonyme, je savais que Madame Leblois ne l’avait jamais rencontrée.

J’ai soupiré. Tout ce que cela voulait dire, c’était que je n’avais plus qu’à reprendre mon enquête depuis le début.

-       Elle est du genre solitaire. Elle se déplace souvent en vélo, parfois à pied. Elle faisait le même périple, tous les ans, à la même époque.

Madame Leblois a souri faiblement.

-       Il y a beaucoup de jeunes gens comme ça qui passent par ici, madame Arceau. J’imagine que Pauline et votre amie font partie du même monde.

-       Grande, très mince, brune aux cheveux courts, de longues jambes, une voix traînante et désabusée ? ai-je tenté.

Madame Leblois a secoué la tête.

-       Il y a du monde qui passe par ici, a-t-elle répété. Regardez chez Anne Rivière, c’est continuellement complet en ce moment. C’est peut-être plus représentatif parce qu’elle est mieux située que moi, mais imaginez un peu le nombre de nouveaux visages et autant de noms qui m’arrivent chaque année… J’arrive à repérer ceux qui reviennent mais voyez – elle a tapoté son inséparable registre – ce bouquin est ma mémoire à long terme, et il m’a fallu du temps pour coordonner les deux et retrouver Pauline, a-t-elle conclu en portant l’index à sa tempe.

J’ai acquiescé. Puisque l’hôtel du Chêne Vert n’allait rien m’apprendre de plus, alors il me faudrait chercher ailleurs. Ce recommencement devait s’ouvrir sur un coup de téléphone.

Tandis que je m’apprêtais à redescendre au bourg, madame Leblois, refermant son registre, a soupiré de sa voix lasse :

-       Vous devriez aller la voir. Anne Rivière. Je ne sais pas si elle aura vu passer votre amie ou même si elle s’en souviendra, mais il y a des chances qu’elle en sache plus que moi sur à propos de quelqu’un qui aurait disparu.

J’étais arrêtée au seuil de la réception. Je me suis retournée et j’ai vu la propriétaire d’une manière bien différente du soir où j’étais arrivée. Depuis, elle avait récupéré un nom et une sensibilité. J’avais même réussi à examiner son registre, bien que tout ce qu’il m’avait appris, au final, était que Carole n’était jamais venue ici.

Alors, reconnaissante, j’ai souri sincèrement à madame Leblois.

-       Merci.

 

C’était la deuxième fois aujourd’hui que quelqu’un me conseillait de rendre visite à Anne Rivière. Je me suis forcée à ne pas penser que c’était un signe. Je ne savais plus vraiment où j’en étais après les revirements de situation que je venais de vivre, mais il fallait que je me remette en mouvement sans quoi j’allais craquer. Je devais trouver un nouveau point de départ et demander à Phil son avis sur le sujet. Peut-être pas tout de suite ; je me suis dirigée vers les chambres d’hôtes d’Anne.

Je ne savais pas ce que je m’apprêtais à lui dire. Je ne savais pas ce que j’attendais d’elle. Lorsque je suis arrivée devant chez elle, je me suis rendu compte que j’aurais préféré me retrouver devant sa porte close pour y réfléchir plus longuement. Elle arrachait les herbes folles qui poussaient entre le mur de sa maison et le bitume du trottoir. J’ai pris conscience que jamais je n’avais vu sa porte fermée. Ce détail aurait dû me pousser vers elle un peu plus tôt…

Anne s’est redressée de sa position accroupie en m’apercevant, immobile, au milieu de l’étroite rue escarpée. Je ne devais vraiment pas avoir fière allure.

-       Bonjour, a-t-elle dit avec un sourire.

Elle avait l’air réellement contente de me voir. Cet enthousiasme m’a paru très suspect. Le vieux de ce matin s’était-il empressé de venir lui raconter ce qu’il avait ramassé sur le pont ? Je l’ai supposé.

-       Bonjour Anne. Vous voulez bien me parler de Carole Martin ?

 

 

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Fannie
Posté le 25/03/2020
On peut officiellement déclarer que madame Leblois est humaine.  :-) En fait, ça se voyait déjà dans le chapitre 14. C’est curieux qu’elle se montre anxieuse face à Marion avant même que cette dernière manifeste une émotion particulière, même si elle s’imagine qu’elle a connu la fameuse Pauline. Ce n’est pas comme si elle avait une responsabilité quelconque dans ce suicide. Peut-être que les émotions des personnages auraient un effet plus convaincant si elles étaient seulement sous-entendues.
Marion a une drôle de manière de s’adresser à Anne Rivière. Elle l’appelle par son prénom alors qu’elle ne l’a vue qu’une fois auparavant et elle part du principe qu’elle connaît Carole.
Coquilles et remarques :
— L’esprit de quelqu’un qui se dit qu’elle aura tout le temps de pleurer [Grammaticalement, « elle » ne peut pas être mis pour « quelqu’un » qui est du genre neutre (ou non marqué) ; je propose « de quelqu’un qui pense avoir tout le temps » ou « d’une personne qui se dit qu’elle aura tout le temps »]
— Alors qu’elle affichait jusque là un visage concentré [jusque-là]
— Je ne pensais pas que vous seriez de retour sitôt [si tôt (en deux mots)]
— Je suis à la recherche d’une jeune fille, en effet, d’environ vingt-sept ans, [À vingt-sept ans, on n’est plus une jeune fille, mais une jeune femme. Une jeune fille c’est plutôt une adolescente ou une femme au début de la vingtaine qui fait moins que son âge.]
— Elle est du genre solitaire. Elle se déplace souvent en vélo, parfois à pied [C’est un dialogue, donc tu peux laisser comme ça, mais on devrait dire « à vélo » parce qu’on n’est pas assis dedans mais dessus.]
— Grande, très mince, brune aux cheveux courts, de longues jambes, une voix traînante et désabusée ? ai-je tenté. [Le verbe « tenter »ne me paraît pas adéquat pour une incise ; je propose « ai-je hasardé ».]
— mais imaginez un peu le nombre de nouveaux visages et autant de noms qui m’arrivent chaque année… J’arrive à repérer ceux qui reviennent [Je dirais « le nombre de noms et de nouveaux visages » ; je trouve que « autant de » alourdit inutilement la phrase. / Pour éviter la répétition « m’arrivent/J’arrive », je propose « que je reçois, que j’accueille chaque année » ou alors « qui débarquent ici », qui est familier.]
— Puisque l’hôtel du Chêne Vert n’allait rien m’apprendre de plus, alors il me faudrait chercher ailleurs [Après « puisque », « alors » est superflu, voire redondant.]
— Vous devriez aller la voir. Anne Rivière. [Virgule après « aller la voir ».]
— mais il y a des chances qu’elle en sache plus que moi sur à propos de quelqu’un qui aurait disparu. [Il faut choisir entre « sur » et « à propos de ».]
— Depuis, elle avait récupéré un nom et une sensibilité.[Ici, « récupéré » me semble bizarre ; je dirais plutôt « retrouvé ».]
— J’avais même réussi à examiner son registre, bien que tout ce qu’il m’avait appris, au final, [L’expression « au final », grammaticalement fausse, s’impose comme un tic de langage dans la population, éclipsant plusieurs synonymes ; je propose « finalement », « en définitive » ou « en fin de compte ». Voir ici : http://www.academie-francaise.fr/au-final]
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