Chapitre 12

Par Hylla

Sophie n’a pas ouvert son sac de voyage depuis son retour de Rome. Dans son appartement aux relents du tabac froid des cigarettes fumées par Clara la veille, elle n’arrive pas à fermer l’œil. À peine se couche-t-elle que mille idées affluent dans sa tête. Pour la deuxième fois ce soir-là, elle se relève et rallume son ordinateur. Le temps de « rapides vérifications » se rassure-t-elle. Elle refuse de regarder l’heure. Perdu pour perdu, elle préfère ne pas savoir à quel point elle souffrira le lendemain. Une seule certitude la berce à ce moment de la nuit : il lui faudra beaucoup de café.

Quelques fois, Sophie doute. Et si Eugène avait fait une erreur ? Malgré ses affirmations, n’aurait-il pas pu une fois tenter le tout pour le tout, lui qui n’est jamais parvenu à finir de roman ? Il a beau lui avoir soutenu le contraire dans la voiture l’autre jour, elle pense qu’un problème de mémoire de son frère est l’explication la plus plausible. Bien plus qu’un méfait de Gabrielle. Sophie ne l’imagine pas faire ce coup-là à Eugène, ni à personne d’ailleurs. Mais dans l’attente d’une réponse, elle reste bel et bien suspecte…

Alors, cette fois, Sophie épluche un registre différent. Même si Eugène a refusé d’utiliser plusieurs fonctionnalités annexes de Léana, elle décide de douter de cette affirmation-là aussi. À commencer par la fonction des mails automatisés.

La plupart des sujets de conversation émane d’elle-même, qui a fait de très nombreuses tentatives de dialogue entre Léana et sa boîte mail autour de missions fictives afin d’affiner les facultés de communication de son programme. Elle a été jusqu’à pousser Léana à créer un alias : Vermaire.

Sophie est persuadée qu’un jour, son intelligence artificielle connaîtra le succès. Ce jour-là, il sera important de préserver la confidentialité de l’utilisation de son programme pour que les copywriters ne soient pas démasqués dans leur démarche d’automatisation. Alexandre Vermaire est le premier alias qu’elle a créé en ce sens. Elle a même été jusqu’à obtenir une carte d’identité à son nom sur le Dark Web pour tester l’autonomie de sa fausse identité. Quant à la rémunération, elle a créé un compte chez une banque en ligne nouvelle sur le marché.

Alors qu’elle parcourt les échanges mails que Vermaire a eus avec elle-même, ses yeux s’arrêtent sur une autre conversation qu’elle n’a jamais vue.

« Votre manuscrit » s’intitule-t-elle.

Sophie clique sans attendre.

 

« De : Fabienne Delaux <f.delaux@editions-verglas.fr>

À : Alexander Zuka <azuka@gmail.com>

Date : le 10 avril 2020 à 14h53

Objet : Votre manuscrit

Cher Monsieur Zuka,

C’est avec grand plaisir que nous avons découvert votre manuscrit, Le Club des Duellistes. Le comité de lecture a été unanime à votre sujet. Pourrions-nous échanger par téléphone ?

Je vous laisse mes coordonnées : 06.64.15.06.92

Bien cordialement,

Fabienne Delaux »

 

Alexander Zuka ? Léana a donc créé un autre alias ? Capable de téléphoner ?

Elle s’arrête sur ce premier message quelques instants. Son intelligence artificielle a-t-elle appris par elle-même ? Sophie connaît la théorie de l’apprentissage par transfert : ainsi en est-il quand l’intelligence artificielle s’appuie sur des algorithmes relatifs à une tâche antérieure et les applique à une nouvelle tâche pour laquelle elle remarque des similitudes.

Face à ce nouveau besoin de converser avec l’éditeur, Léana aurait donc créé un second alias… Au prénom proche de celui de Vermaire. Quant au nom Zuka, Sophie est encore bien incapable de dire d’où il sort, mis à part le fait qu’il sonne bien à l’oreille et est plutôt facile à retenir. Alors que son cœur chavire entre la fierté et l’appréhension, elle préfère se noyer dans les échanges de mail pour ne pas ruminer davantage.

 

« De : Alexander Zuka <azuka@gmail.com>

À : Fabienne Delaux <f.delaux@editions-verglas.fr>

Date : le 10 avril 2020 à 15h24

Objet : Re : Votre manuscrit

Chère Madame Delaux,

Je vous remercie pour votre message, et suis ravi que le manuscrit vous ait plu.

J’aimerais beaucoup m’entretenir davantage avec vous à ce sujet. Malheureusement, je me dois de décliner votre proposition de rendez-vous téléphonique. Malentendant depuis ma naissance, j’ai pour habitude de communiquer par écrit. J’espère que ce mode de communication vous siéra ?

Je reste à votre disposition.

Bien cordialement,

Alexander Zuka »

 

Zuka, malentendant ? Quel artiste…

Sophie rit jaune. Elle se demande dans quel livre il a bien pu dénicher une idée pareille.

Elle lit le message une seconde fois et remarque que sa création a répondu à la correspondance selon la fameuse règle de « la demi-heure plus une minute » que Sophie a paramétrée pour Vermaire. Même si Léana est capable de répondre en une fraction de secondes, Léana a donc tenu à ce que son alias paraisse autant humain que possible dans son processus de communication.

Dans sa poitrine, le cœur de Sophie tambourine. Jusqu’à quel point Léana lui a-t-elle échappé ?

 

« De : Fabienne Delaux <f.delaux@editions-verglas.fr>

À : Alexander Zuka <azuka@gmail.com>

Date : le 11 avril 2020 à 9h32

Objet : Re : Votre manuscrit

Cher Alexander,

Il va de soi que nous adapterons notre communication à votre état. Cela devra aussi se répercuter sur notre stratégie marketing ! Je ne sais pas si vous avez déjà réfléchi à la question, mais avec un plan d’attaque solide, tout est possible : l’anonymat a déjà fait ses preuves chez les auteurs qui ont décidé de rester en retrait.

Avant de parler plus en détail de contrat et de promotion, je tenais à vous préciser les modifications que je compte vous proposer pour votre manuscrit.

La relation entre Florian et Greta est un point central de votre roman. J’ai particulièrement aimé le poids du secret, leurs premiers rendez-vous timides, hors des souterrains de Saint-Michel. Toutefois, dès les premières fuites dans la presse, Greta fait l’objet de la plupart des accusations, et ce sans que Florian, pourtant arrivé en même temps, ne soit considéré comme suspect. Or, Greta n'a pas plus de raison que lui d’être suspectée. Cette accusation d’entrée est maladroite à une ère comme la nôtre. Aussi, je vous propose de revoir les deux chapitres correspondants à sa mise en accusation.

Le roman se termine sur Florian qui se voit apposer la marque. C’est une scène très forte, j’ai eu moi-même horreur à lire le supplice du protagoniste, lorsque le fer brûlant déforme le visage. À mon sens, le roman gagnerait à avoir une scène supplémentaire, hors des souterrains, où Florian réalise à quel point la marque lui nuira en société. Le prix à payer est lourd pour avoir brisé les règles : il serait fort de terminer sur ce constat-là.

Ce sont là les deux remarques structurelles que j’ai sur le manuscrit. J’ai également plusieurs suggestions à vous faire dans le texte directement. Si nous signons, je vous ferai parvenir le manuscrit annoté.

Je vous encourage déjà à me faire part de votre sentiment au sujet de ces deux axes de retravail, lesquels donneraient, à mon sens, davantage de consistance à votre œuvre, et ce sans casser le rythme haletant que vous avez réussi à créer.

Bien à vous,

Fabienne Delaux. »

 

« De : Alexander Zuka <azuka@gmail.com>

À : Fabienne Delaux <f.delaux@editions-verglas.fr>

Date : le 11 avril 2020 à 10h03

Objet : Re : Votre manuscrit

Chère Fabienne,

Je vous remercie pour vos suggestions.

Même si je comprends ce qui vous pousse à vouloir plus d’égalité entre Florian et Greta comme suspects dans l’affaire, je me dois d’insister. Les temps modernes apportent de nombreux changements sur la question, je vous l’accorde. Toutefois, il ne me semble pas encore que l’égalité de traitement soit atteinte dans les faits. Si j’ai insisté sur les soupçons adressés à l’encontre de Greta, ce n’est nullement parce que je tolère une telle vision, bien au contraire. Il s’agissait de la montrer du doigt pour mieux la remettre en cause.

Nous pourrons en reparler avec le texte annoté, afin que je voie véritablement quels passages vous ont dérangée.

Cordialement,

Alexander Zuka. »

 

« De : Fabienne Delaux <f.delaux@editions-verglas.fr>

À : Alexander Zuka <azuka@gmail.com>

Date : le 11 avril 2020 à 14h31

Objet : Re : Votre manuscrit

Cher Alexander,

Cela pourra en effet être sujet à discussion.

Je vais demander à notre équipe juridique de préparer votre contrat. Pourriez-vous me donner les informations suivantes : date de naissance, adresse postale et numéro de sécurité sociale ? Il faudra aussi les documents correspondants (pièce d’identité, attestation de droits, mais aussi un RIB).

Aurons-nous le plaisir de vous rencontrer pour la signature ?

Bien à vous,

Fabienne Delaux »

 

« De : Alexander Zuka <azuka@gmail.com>

À : Fabienne Delaux <f.delaux@editions-verglas.fr>

Date : le 11 avril 2020 à 15h02

Objet : Re : Votre manuscrit

Fabienne,

Vous trouverez ci-joint les pièces demandées.

Je suis né le 17 janvier 1990 à Bordeaux. Mon numéro de sécurité sociale est le 1 90 01 33 789 391 99.

Vous remarquerez dans mes papiers qu’Alexander Zuka est un nom de plume. Je m’appelle Alexandre Vermaire, mais je préfèrerais sortir le livre sous le nom de « Zuka ».

J’habite à l’étranger, je ne viens pas souvent en France. Je vous propose donc de signer ce contrat électroniquement si cela vous convient.

Cordialement,

Zuka »

 

Sophie se dépêche d’ouvrir un tiroir où elle passe plusieurs documents en revue avant d’en extraire un, qui recense plusieurs de ses mots de passe. Elle ouvre le site de la néo-banque au sein de laquelle Vermaire tenait un compte pour la phase-test. Elle ne l’a pas consulté depuis quelques années… Et s’était chargée de le vider une fois la phase-test terminée.

Le site ne la laisse pas se connecter à son espace client. À en lire la phrase en rouge, cet identifiant n’existe plus.

Depuis quand ?

Affolée, elle repart dans les limbes de Léana pour continuer d’éplucher la conversation.

 

« De : Fabienne Delaux <f.delaux@editions-verglas.fr>

À : Alexander Zuka <azuka@gmail.com>

Date : le 3 mai 2022 à 10h24

Objet : Problème avec votre RIB

Cher Alexander,

La comptabilité me fait savoir que les droits d’auteur que nous venons de transférer sont revenus sur notre compte. Selon la banque, ton compte n’existe pas. Peux-tu m’envoyer ton RIB ?

Bien à toi,

F. »

 

Sophie a beau lire les messages suivants, Zuka n’a jamais envoyé de RIB en retour. Deux pensées se livrent alors bataille dans sa tête : où est parti l’argent des ventes ? Et comment annoncer à Eugène que Léana a créé un alias qui s’est chargé de la publication de ses œuvres ? Chaque jour où elle garde la nouvelle secrète cause du tort à Gabrielle, qui vient de disparaître par là-même de la liste des suspects.

Elle doit parler à Eugène au plus vite.

Et pourtant, elle se trouve des excuses pour tous les jours à venir : son travail, dont elle ne prendra des vacances que la semaine suivante, Clara, à qui elle a consacré moins de temps depuis leur retour de Rome, et son avocat. Oui, son avocat, se répète-t-elle. C’est à Maître Robert qu’elle doit parler en premier.

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Gab B
Posté le 22/02/2023
Hello Hylla ! Ci-dessous mes commentaires pour ce chapitre :)

Ce qui m'a un peu gênée :
- Il n’en pouvait plus de lire ces commentateurs à cinq étoiles qui louaient la fin du roman qu’il n’avait pas écrit, avec la découverte de la taupe, qui parla à la presse du club clandestin et des assassinats qu’il tentait de couvrir, l’arrestation de ses membres et la descente aux enfers du personnage principal. ==> cette phrase est un peu longue et lourde à lire
- Il lui adressa un sourire crispé, si peu sincère, mais qui suffit à la dame pour la rassurer qu’il n’allait pas mourir, qu’il était surtout au summum de l’angoisse ==> cette phrase me semble bancale, surtout "pour la rassurer qu'il..."

Mes phrases préférées :
- Son œuvre vivait-elle vraiment, si elle passait à côté des messages pour lesquels l’auteur s’était engagé dans le dur labeur de l’écriture ? ==> l'idée me plait beaucoup !
- Préféraient-ils la part de l’homme ou de sa machine ==> très intéressant !
- Son père avait tout supprimé ==> oh ! je trouve ça touchant de sa part
- Quant aux romans écrits après l’année de naissance de son père, tous oscillaient entre une et deux étoiles ==> hahahaha

Remarque générale :
C'est la première fois qu'on mentionne les divergences de points de vue entre Eugène et Zuka, je suis très contente de lire ça ! C'est un point très important en effet pour décider d'accepter ou pas la proposition.
J'ai adoré la lecture des critiques !! On y croit vraiment, c'est génial. Et c'est super d'avoir le résumé du père d'Eugène, j'étais curieuse de savoir ce qu'il se passait dans ce roman.
Par curiosité, j'ai voulu me rendre sur le site web... Sans succès ; le site a l'air d'exister mais je n'ai pas eu le droit d'y accéder (dommage, j'étais curieuse de savoir si tu avais poussé le bouchon aussi loin)
Pauvre Eugène, il ne faut pas être autant touché par les critiques négatives ! On ne peut pas plaire à tout le monde !
C'est un super chapitre, un de mes préférés je crois !

A bientôt :)
Hylla
Posté le 22/02/2023
Salut !

Figure-toi que j'y ai pensé à pousser le bouchon jusqu'à créer le site Internet ! Je ne l'ai pas fait cela dit mais qui sait... Un jour peut-être qui sait ^^

Ravie que tu aies aimé ce chapitre ! Je me suis bien régalée à écrire ces fameuses critiques en plus.

Merci pour tes retours :)

Bien à toi
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