41. Splendeur et décadence

Astrée s’emmêla les pieds dans le tissu trop long de sa cape, et trébucha une énième fois sous le soupir d’agacement d’un Simon qui ne semblait pas vraiment déterminé à réduire la cadence pour elle. Elle jura, pesta, et agacée à son tour, fit glisser la large capuche jusque dans son dos. Son champ de vision retrouva toute son étendue. A présent, elle pouvait voir au-delà de la stricte périphérie de ses pieds. Pieds qu’elle ne percevait pas, de toute façon, tant ils se trouvaient noyés sous le lourd tissu sombre.

— Couvre-toi, on y est presque, lui intima son cousin en la découvrant tête nue.

— Ça fait au moins trois kilomètres que tu me dis ça. Je n’en peux plus de cette tenue ridicule. Elle est trop grande et j’y vois rien.

Astrée s’était immobilisée au milieu de la chaussée, obligeant Simon a rebrousser chemin pour lui attraper le haut du bras et la tirer à sa suite.

— On est déjà en retard par ta faute, n’en rajoute pas, soupirait-il en la tractant.

— Tu m’as trompé, Simon ! Tu m’as vendu une soirée professionnelle et je me retrouve affublée d’un déguisement de tenancière de bordel. Excuse-moi de t’avoir fait perdre ton précieux temps en m’indignant. 

— Déguisement, s’étrangla-t-il. Ta tenue est l'œuvre d’un des prodiges les plus demandés par le Cinéma. Il a créé les costumes de tous les films historiques de ces dix dernières années. La location de cette œuvre d’art m’a coûté une petite fortune.

— Faudrait voir à mieux investir ton argent, cette tenue n’a rien d’historique, maugréa-t-elle en traînant des pieds. 

— Bien sûr que si.

— Evidemment que non ! s’emporta-t-elle en arrachant son bras à la poigne ferme de son cousin.

D’un mouvement vif, Astrée rabattit les lourds battants de sa cape en arrière et dévoila le reste de la tenue qui se dissimulait dessous. Un corset de cuir lui ceinturait la taille, tandis qu’un jupon d’épais coton brun se fendait en deux pour dévoiler une cuisse jusqu’à l’aine.

— Sérieusement ? Quelle époque a affublé les femmes de pareille tenue, dis-moi ?

— J’en sais rien, moi. Époque victorienne ? tenta-t-il en désignant d’un index hésitant le col à jabot qu’elle arborait par-dessus le corset de cuir.

— C’est du Steampunk, Simon, ou de la Heroic Fantasy ratée. Tu m’entraines dans une soirée Dungeons & Dragons ? 

— S’il te plaît, je ne fréquente pas de geek.

Le dédain était plus que perceptible dans sa voix, pourtant la tenue qu’il arborait lui-même ne lui permettait pas vraiment d’être critique envers une communauté qui avait probablement créé son costume et l’univers qui allait avec.

— Ne sois pas dédaigneux. Les geeks réfléchissent à comment sauver la planète, pendant que toi tu règles la succession de madame Michou parce que Marie-Clothilde estime que le rang de perles lui revient plus qu’à sa sœur, Marie-Hortense.

Au grand soulagement de Simon, elle s’était remise en mouvement après avoir refermé les pans de tissus comme on se drape dans sa dignité. Les doigts agrippés au coton, Astrée se cachait dans sa cape, elle aussi bien ridicule en plein Paris, mais qui avait l’avantage d’être couvrante.

— Je suis avocat, Astrée, pas notaire, la reprit-il dans un regard en biais. T’es pas supposée avoir passé le barreau, toi ? 

Non. Elle n’avait pas passé le barreau, pas plus qu’elle n’avait prétendu le faire. Elle avait juste omis de détromper oncle et cousin lorsque, eux, avaient supposé qu’elle révisait pour le passer. Tout comme elle ne le détrompait pas aujourd’hui, tandis qu’elle se contentait d’hausser les épaules sans mot dire. 

— De toute façon, je préfère être cet affreux terre-à-terre que tu décris, plutôt qu’un des vôtres créatifs qui se contente de rêver sa vie au lieu de la vivre. 

— Je ne rêve pas ma vie, je…

— Oui, tu voles celle des autres, pardon, la coupa-t-il dans un sourire entendu. 

C’était l’expression qu’elle-même utilisait pour décrire son activité de photographe. Astrée ne se contentait pas de figer quelque instant sur papier glacé, elle emprisonnait des morceaux de vie, des bouts d’âmes.

— Tu as bien pensé à prendre ton appareil, d’ailleurs ? lui demanda-t-il brusquement et pour la cinquième fois depuis qu’ils avaient quitté leur logement.

Elle hocha de la tête. Dès qu’il en avait formulé la demande, elle avait mieux compris le pourquoi de ce choix pour son « plus un ». Ce n’était pas vraiment sa compagnie ou ses talents pour la conversation qui avaient valu à Astrée cet honneur. C’était ce « hobby » pour lequel elle s’avérait finalement douée.

— Bien, car nous sommes arrivés. 

Plaît-il ? Simon venait de s’immobiliser devant une vaste grille courant à perte de vue de part et d’autre du trottoir. Astrée leva la tête pour en percevoir la hauteur, et rien que le fait de devoir se tordre le cou l’informa du caractère infranchissable de la chose. Trois mètres, au moins. Et derrière, de la végétation et des détritus. Sans un mot, Simon s’avança et comme s’il s’agissait d’un geste mainte fois répétés, souleva l’un des barreaux afin de libérer un passage étroit, mais suffisant pour un adulte. Sans comprendre, Astrée suivit l’invitation qu’il lui signifiait d’un bras, et se glissa dans l’ouverture illicite. De l’autre côté, elle dépassa les quelques arbres et arbustes, pour découvrir une vue dégagée sur un vieux chemin de fer en contrebas. La Petite Ceinture ? 

Elle hasarda un regard en direction de son cousin, qui se contenta de rabattre sa capuche sur sa tête avant de s’emparer de sa main pour la précéder sur un escalier aussi inégal qu’à la limite du praticable. Si elle ne posait pas la moindre question, trop occupée à bien vérifier où elle posait ses pieds, son crâne fourmillait de milliers d’entre elles. Pourquoi l’amener ici ? Pourquoi la Petite Ceinture ? Cette voie ferrée était abandonnée depuis près d’un siècle, et jusqu’à preuve du contraire, fermée au public depuis. Certes, Astrée savait que beaucoup bravait l’interdit, preuve en était les nombreux tag qui recouvraient les murs, mais Simon ne correspondait pas vraiment au portrait robot du type d’individus amené à arpenter ces lieux. 

Plus loin, une haute et lourde porte obstruait l’entrée de ce qui devait être un ancien tunnel. Simon lâcha la main de sa cousine, et avec des airs de propriétaire, écarta l’un des battants sans l’ombre d’une hésitation. L’intérieur sombre et humide n’inspirait rien qui vaille à la jeune femme. Elle s’attarda sur le seuil avant que Simon n’éclaire les ténèbres à l’aide de la torche de son téléphone portable.

— Trouillarde, moqua-t-il en la poussant gentiment dans le dos.

— Tu m’as parlé d’une fête, alors pourquoi ai-je l’impression que tu t’apprêtes à me vendre à un réseau de prostitution ? 

Il ricana dans son dos, mais prit rapidement la tête de leur petite procession dans les limbes de la Capitale. Bien sûr, Simon ignorait tout de son été et des épreuves qui avaient jalonnés son séjour dans le Périgord. Astrée avait beau avoir une fâcheuse tendance au déni, elle n’avait pas la mémoire courte pour autant. Il y avait eu l’agression dans le bar, puis le sabotage de sa voiture, le chauffard dans la ruelle, sans oublier le cavalier noir armé d’un taser. Tard le soir, lorsqu’elle consentait à clore ses paupières, elle revivait malgré elle certains de ces épisodes. L’éclat du taser. Les vitres teintées de la voiture. La poigne puissante contre sa gorge. 

Une goutte de sueur froide glissa le long de sa nuque tandis que son regard se portait sur la silhouette qui avançait quelques pas devant elle. Non ! Il s’agissait de Simon. Elle le connaissait depuis toujours, il était sa famille, elle avait confiance en lui. Elle ne devait pas laisser son été traumatique la faire douter des siens. Pourtant, ce fut avec une trouille incontrôlable aux tripes, qu’elle observa son cousin s’arrêter à l’orée d’une alcôve, et se pencher pour soulever ce qui devait être une plaque d’égout. Il la conduisait sous terre ? 

Sans un mot, mais armé d’un sourire qui se voulait complice, il la précéda sur l’échelle qui courait le long de cet interminable tube de pierre. L’image d’un tombeau dans lequel elle pénétrait d’elle-même s’imposa dans son esprit. Pourquoi acceptait-elle de le suivre ? Pourquoi sans la moindre objection ou question ? Où était passé son esprit contestataire ? Elle ne le savait que trop. Il avait été bouffé tout cru par sa foutue fierté. Simon était le grand, celui qu’elle avait eu envie de suivre et d'imiter depuis son plus tendre âge, alors qu’on la reléguait toujours à la compagnie des petits, Pâris et Benjamin. Certes, elle était devenue la cheffe de la triade, mais il s’agissait d’une bien maigre compensation en comparaison aux aventures qu’elle imaginait Simon en train de vivre. Aujourd’hui, quelque vingt années plus tard, elle était finalement conviée à l’une de ces aventures. Comment pourrait-elle renoncer si près du but ? 

Quelques mètres plus bas, Simon éteignit le flash de son portable. Le long couloir de pierre aux murs taggués se trouvait éclairé par des torches. De véritables torches qui tâchaient de suie la pierre rugueuse. En les suivant, ils débouchèrent sur un escalier qui les força à descendre de plusieurs mètres supplémentaires. Astrée entreprit de faire l’inventaire de toutes les marches et barreaux d’échelle empruntés depuis la rue, et se demanda s’ils ne se trouvaient pas, finalement, bien en-dessous du niveau du métro. Simon bifurqua sur la droite, et se pencha pour dépasser une ouverture semi-murée derrière laquelle on percevait l’éclat de nouvelles torches. Le couloir se resserra et raviva la claustrophobie d’Astrée. Elle pouvait encore la contrôler, mais il ne faudrait pas trop que l’étroitesse perdure ou s’accentue. Le sol inégal était parsemé de roches qui rendaient la progression des plus difficiles. Surtout pour elle. Surtout armée de ses courtes jambes et cette cape bien trop longue. Toutefois, la température avait chuté d’un coup, et Astrée remercia le tissu épais de cette dernière qu’elle resserrait tout contre elle. 

— Où allons-nous ? implora-t-elle, finalement.

Elle grelottait sous sa cape, sans trop savoir s’il s’agissait du résultat du froid, de l’appréhension ou de la myriade de scénarios catastrophes qui se jouait sous son crâne. Elle avait le sentiment de marcher depuis des heures, et malgré la présence de Simon, elle ne pouvait s’empêcher de craindre et envisager le pire. Dans son esprit ne s’imprimait plus que le mot « mort » gravé au burin. Pourquoi ? Et quelques mètres plus loin, la réponse s’afficha dans la pierre. Une porte maçonnée flanquée de deux colonnes noires hurlait la mise en garde depuis son fronton. « Arrête ! C’est ici l’empire de la Mort » pouvait-on lire en lettres capitales. Astrée se figea. 

Le sourire de Simon lui donna envie de joindre son crâne à l’ossuaire qu’elle percevait par-delà la porte. Les catacombes ! Il l’avait entraîné dans les catacombes ! Outre le caractère très interdit de l’acte, il s’agissait surtout du lieu le plus ancien de la capitale. Entre les anciennes carrières, les bunkers de la seconde guerre mondiale, et les os en guise de décorations murales, ce labyrinthe de galeries avaient plus de vécus que n’importe quel monument parisien. Et si Astrée avait appris quelque chose de ce dernier mois, c’était qu’elle devait à tout prix éviter les lieux qui avaient trop d’histoires. Combien de fantômes risquait-elle d’y croiser ? 

Malgré la main tendue de Simon, Astrée eut envie de rebrousser chemin. Tant pis si elle ratait l’aventure, tant pis si son cousin la prenait pour une trouillarde, tant pis s’il prenait plaisir à conter au tout Paris sa fuite dans les couloirs humides. Mais justement, la vision de ces derniers, puis des escaliers suivis de l’échelle, la plaque d’égout et la Petite Ceinture et sa faune, avant de pouvoir rejoindre la moindre forme de civilisation, l’en dissuada. La perspective de remonter seule était pire que celle d’affronter ce qui allait suivre. 

Et finalement, ce qui suivit n’eut rien de si terrible. A peine la porte franchie et son avertissement dépassé, l’ambiance sembla moins lugubre. Bientôt, ils croisèrent même d’autres encapuchonnés qui les saluèrent d’un mouvement de tête. Astrée s’interrogea sur la possibilité que son cousin appartienne à une secte, jusqu’à ce qu’ils dépassent un couple enlacé contre la roche, s’adonnant à quelques échanges buccodentaires. Pas très Gourou Skippy, tout cela. 

Plus ils avançaient et suivaient les torches, et plus le silence se trouvait supplanté par la vie. L’écho des conversations et des rires, achevèrent de rassurer Astrée. Puis ce fut la musique. Dans une succession de salles plus ou moins grandes, plus ou moins hautes sous plafond, les costumes s’entassaient. Diverses époques se côtoyaient, divers genres également. Mais toujours des teintes sombres. Peut-être était-ce la clandestinité qui forçait les convives à éviter les étoffes chatoyantes, toujours était-il que les bruns succédaient aux noirs et pourpres. Des robes improbables s’enroulaient autour de redingotes luxueuses. On trinquait au champagne dans du cristal, et on ondulait aux rythmes d’un véritable orchestre de chambre. Comment diable avaient-ils réussi à transporter leurs instruments jusqu’ici ? Une trentaine de musiciens dans leur habit de scène, suivait les consignes dictées par la pointe de la baguette du chef comme s’ils s’eurent trouvés sur n’importe quelle grande scène parisienne plutôt que dans les catacombes interdites. Et, de-ci de-là, aussi gracieuses et légères que les lieux étaient lourds et lugubres, des silhouettes montées sur pointes virevoltaient en répandant leur poésie. 

— Avoue que tu ne t’attendais pas à ça, fanfaronna son cousin en lui ôtant sa capuche.

Ses ondulations dégoulinèrent le long de ses épaules et sa poitrine, tandis que son regard parcourait la scène sans parvenir à se fixer sur les détails. Non, en effet, elle ne s’était pas attendue à cela. Elle avait imaginé un exiguë appartement parisien dans lequel une armée d’avocats soporifiques se serait entassée pour évoquer les derniers gros dossiers bouclés. Rien à voir avec cette soirée coincée entre splendeur et décadence dans les entrailles de la ville. 

— Simon ! s’enthousiasma une voix féminine qui laissa un peu trop traîner la dernière voyelle du prénom. 

Une main glissa sur la nuque de son cousin, avant que la grande rousse ne s’empresse de se rabattre sur cette paume qu’il lui tendait et qu’elle serra contre la sienne. Quelle drôle de manière de se saluer, nota Astrée. A la fois familier et distant. 

— La fameuse cousine photographe, je présume ?

Elle s’était tournée vers elle, et Astrée ne parvenait qu’à noter à quel point le vert sombre de sa robe rehaussait son teint de porcelaine, l’incandescence de ses cheveux, et le cyan pâle de ses prunelles. Sublime, elle était divine. Devant l’inertie de la baronnette, elle s’empara de sa main, et lui offrit une poignée douce et ferme à la fois. Contre le poignet d’Astrée, trois bouts de phalanges s’imposèrent et pressèrent délicatement, avant de se retirer en même temps que la main de la rousse.

— Astrée, murmura-t-elle en guise de présentation.

— Athénaïs, répondit la rousse dans un sourire chaleureux. Enchantée Astrée. Simon a déjà dû te prévenir, mais si tu peux prendre tout ce qui t’entoure en photo, les visages ne doivent pas apparaître sur les clichés. Pour des raisons évidentes. Et si cette invitation n’était pas totalement désintéressée de ma part, n’oublie pas de profiter de la soirée malgré tout.

Dans un geste d’une exquise légèreté, elle envoya valser sa toison incendiaire par-dessus son épaule, avant d’attraper la main de Simon pour l’attirer à sa suite.

— J’ai quelqu’un à te présenter, avait-elle dit à son cousin.

Cousin qu’Astrée gratifia d’une œillade meurtrière et qui s’excusa dans un énième sourire tandis qu’il l’abandonnait là, au milieu des catacombes de luxe, seule armée de son appareil photo. Il avait besoin d’un « plus un », tu parles ! Depuis le début il n’avait jamais été question de quelqu’un d’autre que d’Astrée et son Canon, Astrée et son œil. Astrée, cette cousine qui lui permettrait de briller encore un peu plus en société. Et, une fois de plus, elle avait été dupe. Quand allait-elle apprendre de ses erreurs passées ? Un soupir aux lèvres, elle détacha sa cape afin d’en délivrer son outil de travail derrière lequel elle allait pouvoir se dissimuler, affronter l’existence bien à l’abri de son objectif. 

Astrée ne s’arrêta sur aucun visage, elle ne s’intéressa qu’aux détails. Une main croulant sous les lourdes bagues qui s’accrochait à la pierre brute d’une paroi. Des lèvres carmins qui s’enroulaient autour du cristal pétillant tandis que le focus était fait sur les crânes aux orbites creuses juste derrière elles. L’étoffe de velours pourpre qu’on soulevait pour dévoiler des bottines au cuir vernis qui s’enfonçaient dans une flaque d’eau stagnante. Toujours plus de détails, toujours plus de contrastes. Astrée aurait dû refuser, s’obstiner, rendre la monnaie de sa pièce à un Simon manipulateur et définitivement trop sûr de lui. Pourtant, la tentation était trop grande, et son œil accrochait tout à la ronde. La photographe était captivée, elle voulait capturer.

Au bout de ce qui lui sembla être une éternité et une fraction de seconde, Astrée s’autorisa à s’emparer de la coupe qu’un serveur lui présentait sur un plateau. Un serveur ? Combien de corps de métier avaient été employés pour cette soirée clandestine ? Son champagne à la main, elle s’employa à arpenter les diverses salles qu’elle n’avait perçu, jusque-là, qu’au travers de son objectif. Certaines étaient vastes et hautes comme des cathédrales, d’autres plus basses de plafond offraient une ambiance intimiste. On dansait dans les unes, on tirait les cartes dans d’autres, on s’encanaillait dans les plus sombres. En voulant échapper à l’ambiance des deux dernières, elle revint sur ses pas, et acheva sa visite sur un gros bloc de calcaire contre lequel ses jupes s’échouèrent. 

— En voilà un drôle d’accoutrement, vilipenda une femme sur sa gauche.

Le regard de reproches que cette dame glissa sur la cuisse à nue d’Astrée, obligea cette dernière à un sursaut de pudeur teintée de gêne. D’un mouvement vif, elle chercha à rabattre les pans de son jupon de manière à faire disparaître la fente, avant de brusquement réaliser qu’elle était bien loin d’être la plus indécente de cette assemblée. Sourcils froncés elle offrit un deuxième coup d’oeil à la désagréable bonne-femme. La trentaine mais qui en paraissait bien plus, elle se trouvait engoncée dans de larges jupes sur lesquelles elle portait un veston qui s’évasait pour suivre la courbe de son imposante robe. Sur sa tête une coiffe richement ornementée de plumes et de perles, occultait totalement ses cheveux. Pas assez couleur locale pour faire partie de cette époque-ci. Astrée se félicita de ne pas lui avoir répondu à voix haute, sans quoi elle serait probablement passée pour folle auprès de ses voisins de droite. Pourquoi fallait-il que la première personne à lui adresser la parole de toute la soirée fut un vestige du XIXème siècle ? 

Malheureusement, ces vestiges se conjuguaient toujours au pluriel. Aussi, Astrée entreprit de faire un tour d’horizon pour s’assurer que les autres membres de l’assistance étaient bien de son siècle. L’orchestre de chambre la rassura, ainsi que les inépuisables danseuses sur pointes. Ce ne fut qu’en croisant le regard de l’une d’entre elles, qu’Astrée regretta de ne pas avoir été totalement immergée dans l’univers pudibond de la dame à la coiffe. Charlotte ?

Le coeur de la jeune femme manqua un battement, et la nausée lui monta immédiatement à la gorge. Non, pas ici, pas comme ça, pas… Sur sa gauche, la jeune-vieille puritaine n’était plus. Décidément, encore une qui l’abandonnait ! En lieu et place se trouvait un inconnu à la queue de pie bleue nuit, et aux paupières maquillées d’un noir charbonneux. Splendeur et décadence. Définitivement XXIème siècle. A son sourire en biais, Astrée compris qu’elle ne trouverait aucun secours auprès de lui. Que des problèmes. Aussi s’envola-t-elle de son siège de fortune, et dans un élan de panique, cavala en direction de la sortie la plus proche sans vraiment prêter attention au monde qu’elle bousculait sur son passage. 

Sans une once de fierté, elle prenait la fuite, et sur l’instant elle n’avait que faire de l’image qu’elle pouvait renvoyer. Astrée avait vu Charlotte, et Charlotte avait vu Astrée. Cela ne faisait pas l’ombre d’un doute. Et dans le regard que la danseuse blonde lui avait offert, Astrée avait deviné la suite. Elle avait anticipé le pas que les pointes allaient faire dans sa direction, et la conversation qu’elle souhaiterait entamer. Pourquoi ? Pourquoi Charlotte voudrait-elle lui parler ? Et puis qu’est-ce qu’elle faisait là ? N’avait-elle pas d’autres lieux à hanter ? Paris était définitivement bien petite. 

Astrée se rappela trop tard que les salles avaient été aménagées pour tourner autour de la plus grande et principale. Aussi, à force de fuite, elle fut bientôt de retour à la case départ, face à une Charlotte qui n’avait eu qu’à attendre qu’elle fasse un tour complet. Bien sûr, il existait d’autres galeries, d’autres couloirs, mais sombres et peu avenants, Astrée n’avait pas eu la présence d’esprit de les emprunter pour s’éloigner. 

Dans son justaucorps noir et son long jupon de tulle tout aussi sombre, la blonde Charlotte lui apparaissait plus frêle et bien moins rayonnante que dans son souvenir. Son regard terne accrocha celui d’Astrée, qui devait l’être tout autant, alors que cette dernière reculait machinalement face à la menace que la blonde avait toujours représentée. Peu importe les mises en garde des uns et des autres sur la dangerosité des tunnels non balisés, peu importe le labyrinthe de 350 kilomètres dans lequel elle ne manquerait pas de se perdre et de crever… Tout valait mieux qu’une confrontation avec Charlotte. 

La manucure toujours aussi parfaite s’enroula autour du poignet de la fuyarde, et empêcha un énième recul en direction de la paroi.

— Attends, avait-elle demandé.

Et le timbre de sa voix ramena Astrée des semaines en arrière. L’ambiance changea, l’humidité s’envola au profit de la chaleur d’un soleil mourant sur sa peau, l’odeur de moisissure mêlée aux parfums capiteux des convives s’effaça au profit de la pierre chaude et la poussière de Beynac. Même Charlotte se métamorphosa en un instant. Ses joues paraissaient plus pleines, son regard moins creusé, et son teint si joliment doré. Astrée secoua la tête avec vigueur pour réintégrer le temps et l’espace, et la danseuse retrouva son aspect maladif. Elle l’avait déjà remarqué, mais cette comparaison que son esprit venait de lui imposer avait exacerbé le constat. Charlotte était toujours aussi belle, mais définitivement diminuée. Même son regard, jadis tranchant comme une lame de rasoir, se faisait supplique en cet instant. Une supplique qu’elle dirigeait vers Astrée.

— Ciel, ses fripes sont encore pires que les vôtres !

Sa main gantée contre sa bouche exagérément ouverte, le vestige du XIXème siècle venait de faire sa réapparition et jugeait Charlotte et son jupon de tulle avec sévérité. 

— Vous la voyez ? l’interrogea Astrée à voix basse.

— Evidemment, ma jeune amie. Bien que je m’interroge sur la présence de fillasses en pareil endroit. Êtes-vous des filles à numéro, ou bien des clandestines ?

Mais de quoi Diable parlait l’ectoplasme ? Des filles à numéro ? Le dégoût dans l'œil de la vieillerie acheva d’informer Astrée dont le regard s’éclaira.

— Nous ne sommes pas des prostituées, enfin ! s’indigna-t-elle avec force en oubliant temporairement Charlotte.

Cette dernière lui agrippait toujours le poignet. Son épiderme contre le sien devait expliquer pourquoi la bourgeoise du XIXème pouvait la percevoir. En la touchant, Charlotte avait pénétré avec elle dans l’Histoire. Tout comme cela avait déjà été le cas sur les remparts de Castelnaud, lorsque celui auquel elle se refusait de penser, avait partagé son bond dans le temps.

— A qui tu parles ? 

Par contre, ça, elle ne l’avait pas vu venir. La pédante percevait la danseuse, mais la danseuse ne voyait qu’Astrée s’adressant au vide ? Génial ! 

— Toffy, mon ami imaginaire. Mi-licorne, mi-guépard, avec une paire d’ailes au niveau de l’anus. Tu veux lui dire bonjour ?

Astrée tendait le bâton pour se faire battre, mais qu’importe. L’opinion que pouvait avoir Charlotte la concernant ne pesait pas lourd dans la balance de son équilibre mental. Elle pouvait bien l’imaginer folle à lier, quelle différence cela pouvait-il faire ? Et puis peut-être l’était-elle, après tout. Désormais que plus personne ne se trouvait à ses côtés pour la bercer d’illusions, Astrée devait faire face en solitaire à des phénomènes de plus en plus intenses. Personne pour lui affirmer qu’elle n’était pas seule et donc pas folle. 

— Qu’est-ce que tu me veux, Charlotte ? Qu’est-ce que tu fais ici ? explosa-t-elle enfin. Tu es venue m’informer que tu as loué la moitié de mon immeuble et que tu vas partager ma chambre pendant plusieurs semaines parce que ne plus pouvoir me pourrir la vie au quotidien a engendré une frustration telle que tu en chopais des convulsions ?

A la fois furieuse et éreintée, les traits déformés par cette douleur qui la colonisait, Astrée crachait son mal-être à la face de la blonde, sans plus se soucier de l'exposer désormais. Ce visage, cette crinière, cette voix, ce corps élancé, tout cet individu n'était qu'excroissance d'un autre, de cet autre qu'elle n'était pas tout en demeurant son rappel cuisant.

— Astrée, s’il te plaît, implorait la danseuse. Je ne savais pas que tu serais là ce soir, comment l’aurais-je su ? Je ne fais qu’arrondir mes fins de mois, mais… écoute-moi.

— Non, je ne veux plus t’entendre. Si j'ai quitté Beynac c'est justement pour ne plus avoir à t’entendre, tenta-t-elle de protester dans un dernier effort de fierté en arrachant son poignet de l’étau de doigts. 

Contre toute attente, ce fut un rire qui répondit à l’éclat de colère d’Astrée. Un rire vide de toute joie. Un rire sinistre. Un rire gracieux tout de même, car tout ce que faisait cette femme ne pouvait que l’être.

— J'étais là, énonça lentement Charlotte, comme un aveu difficile à prononcer. Ce soir-là, j'étais là. J'étais restée à la gentilhommière en espérant profiter de l'absence de tout le monde pour passer la soirée avec lui. Je suis allée dans sa chambre, mais il n'y était pas. Et j'y suis restée, pour l'attendre. J'étais là, Astrée, juste de l'autre côté du mur.

Il n’y avait plus l’ombre d’un rire dans sa voix, plus la moindre supplique sur ses rétines, seulement de l’aversion, une pointe de mépris, et probablement beaucoup de ressentiment. Astrée ne nota rien de tout cela. Elle n’était plus vraiment là. La danseuse venait de la ramener de force à Beynac, au sein de cette chambre, au milieu de ces draps froissés. Le musc de Sa peau s’imposait à ses narines, le feulement de Sa respiration à son oreille. Il était là. Pas lui, mais son manque. Ce même manque qu’Astrée s’était employé à faire entrer de force dans les oubliettes de son crâne. Ce même manque qui n’avait jamais été réellement prisonnier. 

— Alors ose encore me dire que tu as quitté Beynac à cause de moi, ajouta une Charlotte aussi tranchante que la lame de la guillotine.

Astrée en perçut même le claquement contre sa nuque perlée de sueur. Le coup de grâce.

— Tais-toi ! siffla-t-elle entre ses dents serrées.

Les mains contre ses oreilles, Astrée ordonna le silence à une Charlotte qui, pourtant, ne formulait plus le moindre mot. Des dizaines d’autres bouches s’en chargeaient pour elle. La danseuse lui avait fait perdre le peu de contrôle qu’il lui restait, et la porte des Enfers s’était ouverte en grand. La bourgeoise était de retour, et avec elle tout un florilège de Parisiens des siècles écoulés. On l’interrogeait, on la harcelait, on l’acculait. Et bientôt, n’en pouvant plus, Astrée repoussa Charlotte qui accusa quelques pas de recul pour ne pas chuter. Elle hurla un dernier « tais-toi ! » avant de quitter la grande salle en direction du tunnel le plus sombre à proximité. Qu’importe les mises en garde, qu’importe la mort certaine qu’on lui avait assuré si elle s’y aventurait. Elle ne voulait que le silence. Juste le silence.

Malgré les fantômes qui l’accompagnaient.

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Notsil
Posté le 18/06/2021
Coucou !

Ah oui le cousin l'entraine dans une soirée bien particulière ! Lui qui semblait si sérieu, je n'y aurais pas cru :)

Dès que tu as parlé de pointes j'ai songé qu'on allait revoir Syssoï ou Charlotte, mais j'imaginais plutôt Syssoï.
En tout cas Charlotte fait plutôt peine à voir, on dirait qu'elle a perdu son arrogance, qu'il s'est passé un truc avec Syssoï.

Evidemment Astrée n'a pas envie qu'on lui rappelle ce qu'elle fuit, et partir dans un sombre tunnel n'est à mon avis pas la meilleure des idées :p

Je me demande si on trouvera juste son appareil derrière elle, si elle aura vraiment pris des photos de cette époque ou d'une autre ^^
Pendant qu'elle photographiait (j'ai beaucoup aimé ces descriptions d'ailleurs), j'ai pensé qu'elle tomberait par hasard sur un morceau de Syssoï ^^

Du coup, dans quel pétrin s'est-elle fourrée, et qui viendra l'en sortir ? ^^ (à moins qu'elle ne ressorte seule des catacombes grâce à ses fantômes, et que Simon s'inquiète avant de la retrouver saine et sauve dehors après avoir alerté toute la famille :p).

Il va falloir arrêter de fuir, Astrée, et affronter tes problèmes :p

Hâte de la suite ^^
OphelieDlc
Posté le 20/06/2021
Haha, je crois que tout le monde s'attendait à revoir Syssoï (même moi), mais c'est bien trop tôt pour Astrée en plein déni (comme tu le dis si bien toi-même). Elle n'est pas encore prête à affronter ses problèmes. Cela dit, en cherchant à les fuir, elle ne fait que s'en créer de nouveaux. Parce que oui, je suis parfaitement d'accord, s'en aller en courant en direction de sombres tunnels ne semble pas être l'idée du siècle. ;)
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