26. Voix

Par Hinata

Chère Jade,

Je te remercie pour ta longue lettre que j’ai eu le bonheur de recevoir il y a quelques jours. J’ai été infiniment soulagée d’apprendre que les spectres du domaine se comportaient enfin de façon décente avec toi et Tiphaine. J’aimerais tellement venir les rencontrer avant qu’ils ne repartent. Malheureusement, même en faisant preuve d’optimisme, il est impensable que mon état me permette de voyager avant le solstice. En vérité, je commence à me demander si ma santé me permettra un jour de quitter à nouveau cette île. Je ne te cache pas que notre docteure est de plus en plus inquiète sur mes chances de me rétablir. Il semble que je ne sois pas destinée à vieillir bien davantage que Maman. Une tristesse abominable me prend quand je songe aux amours de ma vie que je laisserai derrière moi. N’y pensons pas, veux-tu ? Parlons du bonheur qui est le nôtre sans se désespérer de le perdre, car après tout, le temps n’est pas encore venu, il est encore l’heure de sourire sans craindre l’avenir.

Mon plus grand amour, celui de mon enfance, de ma jeunesse, de mon mariage, de mes voyages, m’entoure sans faillir d’un brasier d’amour et de tendresse. Je m’attendais à ce que la vie sédentaire, après tant d’années sans jamais nous arrêter plus d’une poignée de mois au même endroit, nous posât certaines difficultés. Il n’en a rien été, ou alors j’ai failli à le remarquer. Cela fait déjà six ans que nous sommes reclus ici à cause de ma santé, mais je n’en suis toujours pas réduite à m’ennuyer de quoi que ce soit. Cette île, que je croyais connaître par cœur quand je l’ai quittée, continue de me dévoiler des secrets. Et surtout, même après toutes ces années à m’accompagner en voyage, mon mari ne s’est toujours pas lassé de me suivre dans mes aventures, des plus terrifiantes aux plus insignifiantes.

Mon âme jumelle, mon ombre, mon cousin adoré continue de grandir, de fleurir, de s’épanouir à vue d’œil. Il semble avoir perdu en détachement. Je crois plutôt que les émotions qui l’ont toujours saisi avec une intensité presque timide ont perdu de leur réserve au fil des années. Sûrement aussi que la parentalité a fait naître en lui des pensées, des peurs, des joies, qui ne l’avaient jamais effleuré auparavant. J’aime Mouska comme mon propre enfant, mais je me rends bien compte que ce que je vis est différent de l’expérience unique de mon cousin. Même si nous participons tous à son bonheur et son éveil, le lien qui relie Basile et Mouska ne saurais être égalé de quelques manières que ce soit. Il est difficile de dire quel rôle joue dans leur affection le contrat rédigé entre eux, qui a libéré Mouska du désir des autres tout en liant irrémédiablement son sort à celui de son bienfaiteur. Malgré les dons qu’on me prête, et qui se sont de fait avérés à plusieurs reprises, je ne puis distinguer la part de ce qui est naturel et surnaturel dans leur relation. De toute façon, je n’ai pas besoin d’y voir clair à moins qu’il y ait besoin de mon aide pour résoudre un problème. Leur relation se porte comme un charme, je n’ai donc pas besoin d’y mettre mon nez, aussi fin soit-il. Là où Mouska a davantage besoin de moi, c’est sur le mystère qui entoure ses origines.

Tu sais comme notre adorable métamorphe a toujours semblé très lucide sur sa nature et sur les évènements qui avaient précédé son arrivée chez Basile. Ce n’est pas le genre de personne à se mentir à elle-même. Mouska a simplement déterminé très tôt la frontière entre ce qui était dans le brouillard et ce qui n’y était pas. C’était de l’ordre de l’évidence, de l’état de fait. Et puis en grandissant, la volonté de lever cette nappe d’ignorance est finalement arrivée. Je ne crois pas que Basile s’y était préparé. Au contraire, il a dû se faire à l’idée que jamais il n’aurait à accompagner Mouska dans ce périple-là. Après tout, Basile lui-même a conservé jusqu’à aujourd’hui son désintérêt à l’égard de son père, de la famille de sa mère. Il a sûrement songé que Mouska lui ressemblait sur ce point. Peut-être qu’il avait besoin de ce point commun. Oh, ma chère Jade, j’ai peur de lui prêter des intentions qu’il n’a pas. Concentrons-nous sur Mouska.

Il s’est passé il y a quelques jours un évènement pour le moins frappant. Les souvenirs se dérobent un peu, je te reporterai la chose du mieux que je peux. Tu te rappelles le Solstice d’hiver que j’ai passé au domaine il y a près de dix ans ? Une amie de Tiphaine, Michaela, m’avait appris à tracer et utiliser les pentagrammes. Je m’y étais plusieurs fois essayé depuis, mais sans grands succès. Il m’aura fallu un véritable objectif pour en tirer le plus grandiose des effets :  en cherchant à découvrir un indice aussi infime soit-il sur les origines de Mouska, nous avons été témoin tous les deux d’une manifestation inouïe. Contre toute attente (surtout les miennes), il n’y a eu aucun effet tangible sur le petit environnement que nous avions créé autour de nous. La flamme des bougies n’a pas frémi d’un iota, les rideaux sont restés tranquillement pendus à leur tringle, le parquet sur lequel nous étions assis n’a pas changé de couleur. Pourtant, jamais encore je n’avais ressenti avec autant d’intensité ce que ma porte ouverte avait laissé venir jusqu’à nous.

C’était une voix, ou plutôt une multitude de voix, mais toujours la même, qui simultanément murmurait, criait, chantonnait, sanglotait, discutait, riait. Petit à petit, il fut plus facile de distinguer les différentes tonalités les unes des autres. J’ai écouté la voix raconter une histoire, puis fredonner une berceuse, appeler pour le dîner, expliquer une partition de piano. J’ai fini par la reconnaître : c’était la voix de Tante Sophie. Au moment où cette évidence s’est imposée, j’ai entendu la voix me parler. Mais elle ne s’adressait pas à moi, Jade. Elle s’adressait à une Hermine bien plus jeune, qui posait des questions sur le bébé endormi à l’intérieur de son ventre rond. Je n’avais aucun souvenir de cette conversation mais le simple son m’en a redonné l’image. J’ai revu Tante Sophie, son visage qui s’était estompé au fil des années. J’ai revu son sourire et ses larmes quand elle a enfin pu tenir son enfant dans ses bras.

L’expérience a été bien plus dense que ce que je t’en raconte. Je n’ai pas pu tout saisir, et à l’instant où je t’écris, je sais avoir perdu encore plusieurs bribes de souvenirs. Je me rappelle que Tiphaine avait déjà comparé ses visions à des rêves que l’on peine à se rappeler au réveil. Pour la première fois, j’ai été confrontée à quelque chose d’aussi volatile, et je comprends ce qu’elle voulait dire. C’est une expérience perturbante, qui fait douter de soi, de la réalité. Cependant, je suis tout de même sorti de ce maëlstrom avec une impression bien précise, et je me demande si tu me rejoindras dans ce sentiment. Ne crois-tu pas, Jade, que nous avons relégué Tante Sophie dans l’oubli, même avec les meilleures intentions du monde ? En voulant réparer le passé brisé de notre Basile et lui offrir une nouvelle famille, aimante, intacte, vivante, nous avons peut-être réduit au silence la voix de ses origines. C’est terrible ce que je dis là, et je me rends bien compte que c’est peut-être complètement erroné et déplacé de ma part. Pardonne-moi de te rappeler si crument la perte de ton amie. Je me sens égarée, prise de doutes qui ne veulent plus se taire. J’espère que tu voudras bien m’aider, car je ne sais pas vers qui d’autre me tourner. Pour le moment, je n’ose entraîner ni mon mari ni mon cousin dans ces amers regrets.

Quant à Mouska, sa réaction a été bien différente de la mienne. Sa première question a été de vérifier auprès de moi l’identité de cette voix que plusieurs indices laissaient deviner. La deuxième fut de me demander comment j’allais. Comme je ne parvenais pas à répondre, ses grands bras se sont ouverts. J’ai traversé le pentagramme pour aller m’y blottir, effaçant du même coup la craie tracée à même le plancher. Il y a des moments où Mouska donne vraiment l’impression d’être une créature aussi vieille que le monde, une idée à la fois étourdissante et incroyablement rassurante. Ce fut un de ces moments-là. Lorsque nous avons finalement quitté la chambre, Basile nous attendait assis au salon, l’air préoccupé. Il nous a dit avoir entendu des voix étranges venir de l’étage. Il n’a pas osé nous interrompre, ni même s’approcher pour savoir ce qu’il se passait. Extrêmement calme, Mouska lui a promis des explications un peu plus tard. A ce jour, nous n’avons pas encore raconté à Basile que les souvenirs de sa mère existaient quelque part, dans une dimension différente, et qu’ils nous étaient accessibles. Je crois que Mouska attend que je sois prête. T’écrire aujourd’hui est la première étape de ma préparation, que je compte bien mener à terme. Peut-être qu’en mettant le passé de Basile davantage en lumière, nous pourrons accéder un jour à celui de Mouska. Ou peut-être pas.

J’espère que cette lettre quelque peu languissante ne t’a pas trop affligée. Ce n’en était nullement mon intention. Je compte sur Tiphaine pour t’aider à démêler un peu la pelote confuse de toutes mes pensées. Vous qui avez su dompter ma légèreté, je sais que vous saurez supporter cet abattement perfide.

Je t’embrasse de toutes mes forces,

Hermine

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Gwenifaere
Posté le 19/01/2021
C'est vraiment très intéressant cette exploration du deuil, du souvenir - tous les points de vue que tu exploites jusque là s'entremêlent vraiment bien sur cette question. C'est triste, mais en même temps c'est joli aussi - et surtout important !
Hinata
Posté le 19/01/2021
Ooooh merci * - *

J'ai très peu expérimenté le deuil moi-même, et pourtant c'est une thématique qui revient beaucoup dans ce que j'écris... J'essaye d'être prudente dans ma manière d'en parler, je suis contente si le résultat est intéressant ^^

Oui, j'ai cette impression que la tristesse est une part intégrante de la vie, mais qu'on peut parfois l'entourer d'un écrin de douceur pour la rendre plus supportable...
_HP_
Posté le 04/12/2020
OH MON DIEU COMMENT ELLE PARLE DE LÉON !! 😍😍😍😍🥺🥺😭😭😭
C'est tellement chooouuu ce paragraphe sur Léooonn, j'espère (et j'en suis presque sûre) qu'ils vont rester ensemble jusqu'à la fin !
En revanche, Hermine, je n'en suis pas si certaine... Elle est malade, et, d'un certain côté, ça ferait une "belle" fin pour ces lettres, mais je veux paaas 🥺😭
Hâte de voir la suite du coup, même s'il faut attendre deux semaines <3
Hinata
Posté le 04/12/2020
Hahaha, j'adore comment t'arrive à repérer la moindre trace de romance et à la savourer à son plein potentiel <3
Ouui elle est malade comme sa maman T^T
Si ça peut te rassurer, j'ai pas encore décider comme finir exactement ces lettres en beauté XD

Merci pour ton commentaire ^^
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