2. Violette

 

« Je ne comprends pas comment tu fais. »

Violette tourne la tête vers la source des paroles. Recroquevillée sur sa chaise, le menton sur les genoux, Claire la dévisage.

Le rose de ses cheveux commence à s’estomper pour laisser la place à un cendre délavé. Ses yeux noisette décryptent chaque tressautement de son visage avec une intensité pétillante.

« Je te demande pardon ? » Sourcille Violette.

« Comment tu fais, pour être aussi vive ? Tu passes toujours d’une émotion à l’autre en un battement de cil. Pourquoi ? »

Sirotant bruyamment son chocolat chaud, elle hausse d’abord les épaules en guise de réponse. Puis, devant l’expression de Claire, elle souffle, entre deux lampées de sucre.

« J’sais pas. J’le vis, c’est tout… C’est un peu comme si j’étais qu’un avec l’instant, tu vois ? Je surfe sur ma pensée, un peu comme si je m’accrochais derrière des étoiles filantes... Tout va tellement vite, si j’commence à réaliser tout ce qui couille partout dans l’univers, j’aurais jamais l’temps d’être vraiment moi, tu vois ? »

À cet instant, les étoiles qu’elle évoquait semblent luire dans le fond de son regard d’argent.

« Et ça ne te pose pas de problème ? Avec les autres ? » S’interroge Claire, plus pour elle que pour l’autre jeune fille, qui laisse échapper un rire sonnant.

« Bien sûr que si !! Juste, je n’ai pas le temps de le remarquer, et puis, tant qu’c’est pas trop tard, j’trouverais un moyen d’arranger les choses. J’pense qu’il n’existe rien qui ne puisse être réparé, pourvu qu’on ait la bonne colle. »

« La bonne colle, hein. »

Violette retourne à son chocolat. Claire n’est déjà plus là, repartie à des années-lumière d’ici, errant dans ses pensées.

Une fois sa boisson terminée et le gobelet débarrassé, elle observe. Les murs vert pomme de la cafétéria, d’abord. Elle les regarde souvent, ces murs. Elle se demande si un jour ils prendront la lune. Ou s’ils pourraient être en fait un passage vers un Nouveau Monde fantastique comme dans ses bandes dessinées. Dans l’immédiat, ils ne sont que les murs d’une cafétéria d’université typique, construite dans un style post-moderne déjà vieux d’au moins vingt ans. La figure toujours pensive de Claire détonne dans ce décor. Ses airs nostalgiques contrastent puissamment avec l’énergie positive qui en émane. ‘‘J’ai envie de la peindre.’’

 

Quelques coups de crayon plus tard, la scène n’est plus la même. D’aucuns diraient qu’elle a pris un tournant horrifique. Enfin, Daniel dirait qu’elle a pris un tournant lovecraftien. En fait, c’est ce qu’il dit, tirant Violette de sa transe dessinatrice d’une pichenette dans la nuque .

« J’t’avais pas vu. »

« Je suis arrivé en silence, tu étais concentrée, on va dire que je t’ai tuée deux fois ? »

« Ne t’y habitue pas trop ! Tu ferais un bien piètre assassin dans la vie réelle ! »

Le rictus de Daniel s’élargit dans un sourire mutin.

« Je cache juste trop bien mon jeu pour toi, misérable petite L1 ! »

Violette lâche un soupir tonitruant dans une tentative théâtrale de chasser l’importun. Importun qui rétorque d’un rire :

« Doucement ! Et si tu me disais ce qui est arrivé à ton dessin au lieu d’essayer de me poignarder à coup de bic ? »

Dans un nouveau soupir, découragé cette fois, Violette se confie.

« Je voulais capturer la beauté du contraste d’un instant, mais j’ai raté alors je me suis fâchée sur la feuille et Claire est devenue une ombre.. »

Les yeux ronds, Daniel garde le silence quelques secondes.

« J’ai pas tout compris. Mais si tu veux mon avis, tu es bien trop exigeante avec toi même. »

« Si j’suis pas exigeante, j’me complairai dans ma médiocrité, ça m’énervera et je gribouillerais plus fort et je bousillerais des feuilles. Et c’est cher les feuilles.» Grogne l’artiste.

Un instant de pensées étoilées plus tard, Daniel formule, dans ce qui semble être un effort colossal de fournir un conseil concis et limpide :

«  Et si c’était la complexité que tu mets dans ton dessin qui t’empêche de saisir la simplicité pure et essentielle de l’instant ? »

« Ça fait beaucoup de jolis mots pour pas grand-chose. Tu dois avoir raison. » Grommelle Violette. Jugeant la conversation terminée, elle se penche sur son dessin, déterminée à tout effacer.

Daniel la regarde faire. Il fait mine de ne pas avoir remarqué les yeux de Claire qui se sont tournés vers lui au moment même où il est entré dans la pièce. Il fait mine de ne pas avoir senti l’intensité du regard noisette qui l’a scruté et ne l’a pas quitté depuis son arrivée, persuadé d’être invisible. Il fait mine de ne pas avoir envie de lui rendre ses œillades. Daniel est convaincant, il en est convaincu.

 

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Trisanna
Posté le 25/02/2021
J'adore. Tu as une plume très étonnante ! Elle est très poétique et très vulgaire (pas dans le sens des mots d'oiseaux, mais dans le sens familière). C'est très agréable à lire honnêtement.
Mandragor
Posté le 26/02/2021
Merci beaucoup pour ces jolis mots, ils me ravissent !!
Trisanna
Posté le 26/02/2021
Avec plaisir ♡
Ewen
Posté le 05/08/2020
T'as de ces phrases… : "Ça fait beaucoup de jolis mots pour pas grand-chose. Tu dois avoir raison", ou bien "dans un style post-moderne déjà vieux d’au moins vingt ans". Rien que pour ces sorties j'aime à te lire.
Mandragor
Posté le 26/02/2021
Tout est dans l'éloquence mon vieux
Elf
Posté le 05/06/2020
Re !
Alors j'aime beaucoup les personnages ! Ils sont déjà attachants et profonds :) et les pensées/paroles de Violette sont super amusantes (et vraies) je l'aime bien elle qui ''surfe sur ma pensée, un peu comme si je m’accrochais derrière des étoiles filantes'' (j'adore cette phrase ;)
Hâte de lire la suite !
Peace :)
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