10. La création des souterrains

Par tiyphe
Notes de l’auteur : MAJ faite le 18/06/2020 - Bonne (re) lecture :D
(ancien chapitre 13, je l'ai avancé pour plus de cohérence dans le temps)

 

Roan

Lorsque la nouvelle attaque fut annoncée dans la Grande Salle, Roan se figea, craignant pour les souterrains où il n’était pas. Les poils de ses bras se dressèrent et une sueur froide traça son chemin le long de sa colonne. Tout se déroula en une fraction de seconde, puis Honoré précisa la localisation du drame : le dortoir. Le quarantenaire au bouc effilé lâcha un soupir de soulagement, passé heureusement inaperçu dans la confusion des conseillers en panique.

Le dirigeant du monde du dessous échangea un regard entendu avec Johny et Cacilda, approuvant leur décision de se rendre sur les lieux de l’attentat. S’il voulait que sa fille devienne Grande Occupante, il fallait qu’il se fasse à l’idée que cela allait arriver, mais également que la jeune adolescente gagne la confiance de Louise. Sur ce dernier point, le père ne doutait pas de sa descendante. L’ancien commerçant ne voyait vraiment aucune raison à ce qu’elle échoue, il était si fier de ce qu’elle était devenue.

Malgré un corps de 12 ans, son esprit s’était développé considérablement. Emplie de curiosité et de bonne volonté, Cacilda avait appris de nombreuses choses sur le monde des vivants ainsi que sur celui des morts. Elle avait pratiqué différents arts pendant sa période créative qui avait duré presque deux siècles. Elle avait également approfondi ses connaissances en sciences, en histoire et en sports de combat. Mais ce qui l’avait le plus passionnée était la géologie.

— L’étude des matériaux qui composent le globe terrestre et l’ordre suivant lequel ces éléments ont été disposés dans le temps et dans l’espace ? avait lu son père dans une encyclopédie que lui avait tendue la jeune fille. Comment cela peut-il t’intéresser alors qu’il n’y a aucun sol à fouiller ou exploiter ici ?

— C’est juste fascinant, papa, avait-elle répondu, enthousiaste. On y apprend que la planète sur laquelle nous sommes nés et que nous avons habitée durant notre existence est comme nous étions à ce moment-là : vivante. Elle respire grâce à ses océans et ses forêts, elle évolue, elle se mue. Certaines montagnes sont plus hautes qu’il y a de nombreuses années parce qu’il y a des plaques qui se rencontrent et font élever les sommets. C’est incroyable, non ?

Roan avait été impressionné. Il s’était alors souvenu qu’il n’avait jamais douté de sa fille ni de ses passions. Ce n’était pas en la laissant prendre de nouvelles responsabilités que cela changerait. Il proposa donc à Louise de s’occuper, avec l’aide de Cacilda, de l’attaque du dortoir sans lui. Puis il s’enfuit dans ses souterrains. Il allait finalement devoir gérer ce genre de crise seul, pensa-t-il. Il n’était plus temps de fuir ses propres responsabilités.

Il n’avait pas menti à la Princesse lorsqu’il lui avait annoncé ne pas être à l’aise dans le grand bâtiment accueillant les nouveaux Occupants. Lui-même y avait passé ses premières obscurités. Il y avait découvert la terreur des ombres de la nuit en flânant dans le noir, ne comprenant pas pourquoi le jardin japonais n’était pas éclairé. L’ancien commerçant aimait les promenades nocturnes de son vivant, mais l’Entre-Deux lui avait fait changer d’avis. En outre, il ne s’était pas entendu avec ses voisins de chevet, n’ayant pas la même vision d’un monde sans supposées limites. Il s’était mal imaginé rester dans ce dortoir pour l’éternité ou dans une maison, seul et uniquement distrait par son ennui.

Il avait finalement retrouvé Isabella, sa femme, et Cacilda. Décédées avant lui, elles s’étaient fait construire une auberge au Sud, près d’un petit étang. Les citoyens y venaient boire de l’alcool que les Créatrices leur fournissaient sans autant de difficultés que maintenant. La taverne avait également été équipée de salles de jeux qui se modernisaient au fil des années, ainsi que d’une grande pièce pour danser toute la nuit, sans se préoccuper des monstres de l’obscurité. Roan avait été épaté par ce lieu. Les propriétaires étaient féminines et cela ne posait aucun problème à ceux qui venaient passer du bon temps. C’était normal de ne pas voir un homme diriger les affaires et cela grâce aux deux Créatrices de ce monde qui prouvaient largement ce dont elles étaient capables, peu importait leur genre.

Le quarantenaire avait été si fier de constater qu’Isabella et Cacilda n’avaient pas changé d’un pouce depuis leur mort. Il avait toujours pensé au plus profond de lui que chaque être humain était égal à son voisin. Sa femme et lui avaient élevé leur enfant de cette façon et Roan avait poursuivi seul après avec les jumelles. Et pourtant, c’était ce qui avait malheureusement causé la mort de son épouse et de leur fille aînée.

Isabella avait osé donner son avis qui contredisait un gouverneur, à un conseil où elle n’aurait pas eu la légitimité de participer sans l’appui de son mari. Pour faire passer un message quant à l’opinion des épouses, elle avait été faite assassinée. Les femmes n’avaient pas le droit de s’exprimer et encore moins de discréditer la parole d’un homme. Cacilda s’était trouvée au mauvais endroit au mauvais moment, dans les bras de sa mère une nuit où Roan était en déplacement.

L’ancien commerçant avait découvert les jumelles épuisées d’avoir crié tellement elles avaient faim et étaient sales. Puis, en entrant dans sa chambre, il s’était écroulé devant les corps de son amour et de leur petite colombe, les yeux inexpressifs et la gorge striée de traits rouges. Il avait hurlé de douleur et de chagrin, réveillant les bambins. Elles avaient pleuré avec lui alors qu’il les avait soignées, ne voulant pas perdre un autre membre de sa famille. La vengeance ne faisant pas partie de ses principes, il s’était enfui dans les montagnes espagnoles avec ses deux filles miraculées.

À présent rendu dans les sous-sols de l’Entre-Deux, Roan chassa ces vieux et mauvais souvenirs. L’auberge d’Isabella et de Cacilda, qui avait mûri mentalement et avait été en âge d’aider sa mère, était devenue un des lieux incontournables de ce monde. Beaucoup d’Occupants cherchaient à s’échapper de cet endroit en noir et blanc pour revivre quelques sensations agréables de la vie. Alors l’homme aux cheveux mi-longs avait eu l’idée d’un espace plus grand. Le nombre de personnes avait toujours continué d’augmenter et cela n’avait certainement pas changé les années ou les siècles suivants. Ils avaient donc dû considérer le fait que leur projet ne devait pas prendre la place des habitations. La passion de sa fille aînée était revenue à eux à cet instant : la géologie. Finalement, peut-être pouvaient-ils creuser le sol du royaume des morts ?

Le monde du dessous était alors né, avec à sa tête Isabella, Cacilda et Roan. Jeanne les avait aidés, dans le dos de Louise, ne sachant comment sa codirigeante réagirait en apprenant que des gens ne se sentaient pas heureux dans son monde. Ils avaient donc excavé des galeries pouvant offrir l’hébergement ou des divertissements. La petite famille avait accueilli, et le faisait encore, les Occupants à la recherche de loisir, de passe-temps, de bonheur. Ces derniers n’avaient pas été très nombreux au départ à oser se glisser dans les tunnels, en apparence sombre et effrayante. Et puis par bouche-à-oreille, la réputation des souterrains s’était développée comme celle de l’auberge.

À présent, Isabella gérait la logistique et les différents agendas des plus grands espaces. Son mari avait à sa charge les relations avec le dessus et celles en interne. Quant à leur fille, elle jonglait entre ses propres performances et la sécurité aux côtés de Johny. À eux trois, ils avaient créé toute une communauté avec très peu de règles et qui semblait fonctionner. Il n’y avait pas d’argent en jeu, le respect était de mise et le tout formait une vague de réjouissance en chaque Occupant profitant des activités du dessous.

Encore une fois dissipé dans ses pensées, Roan se retrouva dans le Grand Théâtre. La scène avait été nettoyée et la plupart des sièges installés à leur place. Cependant, la salle de spectacle semblait avoir perdu de sa superbe. Les personnes qui rangeaient et déblayaient les dégâts avaient un air triste sur leur visage. Le dirigeant des souterrains n’aimait pas cette vision. Il rassembla tous les citoyens présents sur le plateau de chêne. Une femme portait un tee-shirt encore taché de son sang qu’elle n’avait pas dû changer depuis l’attaque, le maquillage d’un jeune homme avait coulé sous ses yeux et un vieillard soufflait et reniflait bruyamment.

— Je vous remercie pour tout ce que vous avez fait, reconnut le quarantenaire à la fine moustache et au bouc en pointe. Rentrez chez vous, vous semblez épuisés. Le Grand Théâtre peut mettre ses représentations en stand-by pendant un moment. Isa s’est déjà occupée de répartir les différents spectacles dans les autres pièces d’opéra et de concert. Ce lieu est encore empreint de mauvaises ondes, je le crains.

Le garçon dont les yeux bouffis commençaient à faire peur hocha la tête avant de se retourner et s’en aller, suivie du vieux monsieur. La femme au débardeur taché et d’autres personnes rouspétèrent un moment, puis ils renoncèrent également. À présent seul dans cet immense espace à l’ambiance particulièrement glauque, Roan s’avachit dans un siège resté intact. Il posa sa tête en arrière contre le dossier et expira fortement tout en contemplant le plafond.

La voûte s’élevait à plusieurs dizaines de mètres au-dessus de lui. Faite avec des planches de bois qui se croisaient ou se superposaient, courbées ou droites, elle représentait des dessins géométriques complexes et apaisants. L’homme admira un instant le travail de sa fille. Elle était si douée. Il se passa un long moment avant que Roan ne se décidât à se lever et à quitter l’amphithéâtre. Il déambula alors lentement dans les tunnels jusqu’à chez lui.

L’ancien commerçant trouva son épouse dans leur bureau. Elle avait mis des lunettes sur son petit nez, lui donnant un air qu’il aimait bien. Lorsqu’il entra, Isabella redressa la tête et croisa son regard. Elle avait les mêmes yeux doux que leur fille aînée. Pour le reste, elle ressemblait plus aux jumelles. Son visage en cœur était habillé de prunelles enfoncées et en amande. Sa chevelure chocolat était plus courte que celle de Roan. Indomptable, elle se plaçait selon les mouvements que lui donnait sa propriétaire d’un geste machinal de la main.

— Tout va bien  ? l’interrogea la femme qui dirigeait les souterrains à ses côtés. La réunion avec Louise et les Grands Occupants s’est bien passée ?

L’intéressé s’assit dans un fauteuil face au bureau. Il croisa ses jambes et soupira devant l’air de plus en plus perplexe de son épouse.

— Ça se passait bien, commença-t-il. Jusqu’à la nouvelle attaque.

Isabella se leva instantanément, à présent alarmée. Roan se recroquevilla dans son siège.

— Que veux-tu dire ? demanda-t-elle en s’approchant de lui.

Il n’avait pas peur de sa femme, mais la voir si bouleversée le rendait tout aussi malheureux. Depuis quand tout était-il devenu si compliqué ? Il se dressa sur ses jambes à son tour et prit son amour dans ses bras. Il avait besoin de sentir sa chaleur, son souffle dans son cou, ses mèches brunes chatouiller ses tempes.

— Ne t’inquiète pas, murmura-t-elle au creux de son oreille. Nous trouverons des solutions, ensemble. Et puis, tu as bien le droit de craquer une fois tous les trois cents ans, Roan, ajouta-t-elle sur une note malicieuse.

L’homme sourit malgré lui. Ils restèrent un moment comme ça, cela lui faisait tant de bien. Il sentait ses batteries se recharger, le bonheur l’habiter de nouveau. Tout allait bien. Cet instant de bienséance se brisa au moment où Isabella se détacha de lui pour retourner derrière son bureau.

— J’ai moi aussi des nouvelles, admit-elle en ignorant la moue faussement triste de son mari.

Ce dernier l’interrogea du regard en s’approchant du meuble qui les séparait. Elle venait de sortir d’un de ses tiroirs une petite boîte cylindrique en verre où elle rangeait habituellement des fournitures. À l’intérieur se trouvait un long fil blanc brillant.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Roan qui ne percutait pas.

Isabella leva un sourcil avant de répondre :

— Naroth me l’a ramené du Grand Théâtre. C’est ce qui a attaqué notre peuple.

***

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez