0 h 00 : l'heure des présentations

Par Melo

— Ah !

C'est dans un sursaut suivi de près d'une inspiration mal assurée, preuve flagrante d'une situation sans contrôle, que Roy ouvrit les yeux.

Tentant de calmer par de longues et profondes respirations son rythme cardiaque, le vieil homme qui s'approchait de sa quatre-vingt-neuvième année observa sans comprendre le décor qui l'entourait.

Ses yeux bleus, éclaircis par l'âge et la pâleur de sa peau, s'attendaient à tomber sur sa chambre aux abords du port d'Honfleur ; sur les murs ocres quelque peu vieillis par l'architecture ancienne de sa petite maison où il passait une retraite paisible ; sur le bruit des gens trinquant de bonne humeur dès les premières lueurs du matin, sous les soupirs des médecins qui ne cessaient de prodiguer des conseils pour une meilleure santé. Pourtant, ni chant des mouettes, ni cri de joie empli d'ébriété ne parvinrent à son oreille ; ni relent du port ni effluve de multiples mets vendus en abondance par les restaurants ; ni mur ocre ni architecture ancienne soumis à sa vue déclinante.

Non, juste un silence profond, une odeur absente mais présente de par sa force, le poussant presque à croire qu'il était victime de phantosmie et un large mur d'une blancheur presque parfaite s'étalant sous ses yeux.

Roy était assis là, face à une simple télévision cathodique qui aurait pu lui rappeler sa jeunesse. Pas de chaleur provenant de son agréable couverture, mais seulement la froideur et la rigidité d'une chaise pliable de piètre qualité le long de son dos. Une chaise à côté de laquelle cinq autres étaient adjointes.

Il fit pivoter doucement sa tête sur ses épaules, ménageant son squelette devenu bien trop fragile à son goût, pour se retourner et remarquer que le schéma derrière se répétait. Il était ainsi dans une salle totalement blanche sur une chaise on ne peut plus inconfortable au sein d'un petit carré de vingt-cinq chaises regroupées en cinq rangées parfaitement alignées.

— Qu'est-ce...

— Bonjour.

Roy tourna la tête et tomba nez à nez avec une vieille femme. Son cri de stupeur lui valut de tomber par terre. Il regarda la personne qui continuait de lui sourire d'un air bienveillant ne semblant pas comprendre la raison d'une telle surprise. Pourtant, cette dernière était des plus simples : elle n'était pas là il y a quelques secondes à peine ! Mais installée confortablement, du moins autant que ces chaises puissent le permettre, sa présence ne faisait aucun doute. Son dos voûté sous le poids d'un ennemi commun qu'il ne connaissait que trop bien et dont la force marquait également son visage de multiples rides, tourné dans sa direction, elle demanda : 

— Vous avez besoin d'aide ?

La voix chevrotante mais posée de sa nouvelle compagne le sortit du flot incessant de ses pensées. Il avait besoin d'aide ; son dos, disloqué sous le poids de l'âge, avait besoin d'aide ; ses artères, depuis longtemps bouchées pour cause de mauvais cholestérol, hurlaient la même demande. Mais ce qui animait Roy plus que tout, le trait de caractère qui lui permettait encore de bouger sa vieille carcasse, c'était bien la fierté.

Ainsi, il se releva péniblement, d'abord à quatre pattes puis sur ses deux jambes mal assurées. Il finit par retrouver le confort inconfortable de sa chaise sans avoir accepté la moindre aide et regarda la femme.

— Excusez-moi...

— Brigitte. Du moins dans ma dernière vie.

Sa dernière vie ? La vieillesse avait au moins épargné sa santé mentale ce qui n'était de toute évidence pas le cas de sa pauvre nouvelle amie. Roy décida de ne pas poser davantage de questions sur ce sujet et se concentra plutôt sur leur situation actuelle.

— Enchanté Brigitte, aborda-t-il usant de son ton diplomatique qui l'avait toujours si bien servi. Est-ce que vous savez où nous nous trouvons ?

— Vous ne savez pas ?

— Je devrais ?

— Oui normalement, mais ne vous en faites pas, on nous l'explique à chaque fois.

— On ?

Une main rassurante se posa sur la sienne et Roy croisa un regard calme et souriant. Pourtant, ce sourire, aussi bienveillant soit-il ne parvenait pas à faire taire cette question qui obnubilait son esprit : comment ça, on allait lui expliquer ?

Avant qu'il ne puisse poser une nouvelle question, le sourire de Brigitte s'élargit et elle regarda derrière elle. Roy suivit le mouvement et remarqua que les chaises étaient à présent toutes occupées : des personnes jeunes, vieilles, parfois même des enfants ; des Hommes de toutes origines, de tout âge. Aucun ne posait de questions et tous attendaient patiemment. Comme Brigitte qui lui tenait toujours la main, ils étaient apparus soudainement, sans le moindre bruit, comme téléportés.

Mais quel était le sens de cette histoire ? Pourquoi tout le monde était-il si calme ? Était-il le seul à ne pas comprendre sa situation ? C'était peut-être une caméra cachée ?

À peine cette piètre hypothèse eut-elle effleuré son esprit qu'un bruit attira son attention : face à lui, la télé s'alluma dans un bruit caractéristique de ses années de jeunesse. Après un brouillard de pixels aux teintes grises et blanches, un jeune homme s'afficha, habillé d'un élégant costume. Il marchait d'un pas lent et mesuré, une sorte de téléphone dans sa main, le long d'un couloir bondé de gens aux pas pressés sous des amas de feuilles et de documents.

— Bonjour à tous en cette journée d'orientation, sonna la voix. Je suis James Time et je vous souhaite la bienvenue et un bon retour au sein de la Time Family.

Il fit quelques pas et laissa l'occasion à Roy d'observer le décor présenté : un simple couloir occupé de divers bureaux comme on en trouverait dans n'importe quelle entreprise. Des hommes et des femmes affluaient dans tous les sens, occupés par des tâches qu'eux seuls connaissaient. Et lui ? Quelle était la sienne ? Il espérait que cette vidéo puisse lui répondre.

— Chez la Time family, nous nous assurons que vous soyez en temps et en heure avec votre qualité d'âme, reprit la voix.

Le dénommé James fit un geste et, à l'image d'une publicité, un schéma apparut à ses côtés représentant un fil d'une blancheur étincelante sous lequel était écrit "fil de l'âme".

— Avec la minutie de nos plus grands experts nous coupons votre fil pour le renouer à une nouvelle existence afin de nous assurer que l'univers continue de s'étendre et d'exister.

— Quoi ? Mais ça n'a aucun sens ! souffla Roy sans pouvoir se retenir. Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Laissez-moi rentrer chez moi !

Roy était une personne fière. C'était là son trait de caractère principal. Mais Roy était également une personne pour laquelle la rationalité faisait office de religion. Il était tel Saint-Thomas et ne croyait que ce qu'il voyait ou du moins que ce qui pouvait être expliqué par la science, la logique ou la rationalité. 

Il s'attendait ainsi à être soutenu face à l'évidence de l'incohérence des propos que tenait la cassette. Pourtant, contre toute attente, des soufflements et des murmures exaspérés voire terrifiés accueillirent sa remarque.

— Ne faites pas mauvaise impression ! geignit même une voix derrière lui.

— Mais, admettez que ça n'a aucun sens !

— C'est trop tard...

Roy regarda dans la même direction que les yeux désormais effrayés de son interlocuteur et remarqua que la cassette s'était mise sur pause. Les figurants de cette publicité piètrement réalisée étaient désormais immobiles comme figés dans le temps. 

Pourtant, James, au milieu, ne sembla pas suivre l'ordre ordonné par la bobine immobile de la cassette et s'approcha. Du deuxième plan, il débarqua sur le premier sa tête et ses pieds désormais hors champ. Puis, sous les yeux écarquillés de Roy et de l'assemblée, il se baissa pour sortir du cadre. Une jambe s'échappa du téléviseur, gangrenée un cours instant d'un amas de pixels gris, suivie de près par la seconde. Il ne fallut qu'un instant pour que celui qui se présentait comme James Time soit désormais sous leurs yeux, un sourire habillant ses lèvres.

— Quoi ? 

— C'est malpoli de couper la parole à autrui, le savez-vous ? lâcha d'un ton las le jeune homme en prenant soin d'épousseter son costume et de ramener quelques mèches brunes à l'arrière de son crâne.

— Je ne pensais pas qu'il était possible de couper la parole à une cassette préenregistrée, se défendit Roy.

À cette remarque, James se retourna, sortit la cassette du magnétoscope et souffla dessus donnant naissance à un nuage de poussière.

— Oui, c'est une cassette, mais elle n'est pas encore enregistrée tout en l'étant. Il est donc toujours possible de la couper.

— Quoi ? Mais...

— Écoutez monsieur...

Il regarda son portable et déroula quelques instants l'écran.

— Roy, c'est ça ? Honfleur est une chouette ville en 2021, j'espère que vous en avez profité.

Roy sentit son poing se serrer. Il en avait assez ; assez de ne rien comprendre ; assez qu'on ne lui explique rien ou seulement par énigmes alors qu'il n'avait jamais demandé à être là ; assez de ne plus croire en ses propres yeux tant la situation tournait au fantasque et à l'absurde. Il se leva aussi vite que ses jambes fatiguées le permettaient et fit face à James, son doigt accusateur telle une arme pointée vers sa future victime.

— Écoutez mon petit, j'étais tranquillement à Honfleur en effet et j'y étais très bien. Je ne sais pas comment je suis arrivé ici, mais c'est de toute évidence une erreur. Je vous saurais donc gré de me laisser repartir. Vous avez déjà de la chance que je ne porte pas plainte.

James soupira profondément et regarda un instant Roy avant de ressortir son portable.

— Très bien, un aveuglé... Je comprends mieux pourquoi on m'a appelé... Bien allons-y : Roy Niel, anglais, 89 ans, a décidé de passer sa retraite en France. Apprécie particulièrement les bateaux et a un amour profond pour les agréments... pas étonnant d'ailleurs. N'a pas eu de femmes, mais a bénéficié d'une longue carrière de cardiologue.

Il se tut un instant, ses lèvres mimant la lecture d'informations non-dites.

— Ah voilà ! Date de décès : 10 juillet 2021 à cinq heures du matin. Raison : infarctus du myocarde plus communément appelé crise cardiaque. Une mort douce à l'issue d'une vie douce donc je vous remercierais de ne pas rendre acide ma propre journée déjà plus que chargée. Contrairement à vous, je suis loin de la retraite et j'aimerais faire bonne impression.

— Que... qu'est-ce que c'est que cette histoire ? 

Son souffle se bloqua dans sa gorge et Roy jeta des regards effrayés à ses comparses qui immobiles attendaient patiemment sans prendre part à la conversation. Il ne pouvait pas être le seul à ne pas comprendre ? Il ne pouvait pas se retrouver dans une telle situation, c'était juste impossible. 

— Vous êtes mort, Monsieur Niel, reprit James s'assurant que le message, implacable, atteindrait Roy et sa conscience réfractaire. Votre vie s'est éteinte et votre fil d'âme nous est parvenu pour être réaffecté dans une nouvelle existence. C'est notre travail. Il n'y a pas d'erreur à votre présence ici. La Time family n'en commet jamais.

La voix manquait à présent à Roy, lui qui pourtant avait toujours eu de la gueule ; lui qui savait toujours quelle saillie lancer, quelle phrase prononcer ; lui qui avait toujours eu le dernier mot.

— Mais alors... le paradis n'existe pas ? souffla-t-il les yeux immobiles fixant un point invisible sur le sol.

Ce n'était plus lui qui posait cette question, mais sa mère au travers de sa bouche. Elle qui, profondément chrétienne et croyante, lui avait toujours reproché d'avoir tourné le dos à Dieu au nom de la science. Il l'imaginait, vivant la même situation, elle que la foi avait toujours guidée. 

— Le paradis... Ah oui lieu issu de la religion monothéiste de l'espace classé 897298ew... oui et non. Oui, il y a quelque chose après la mort, non, vous ne vous reposez pas tranquillement les doigts de pied en éventail. Vous êtes tout simplement réattribué à une nouvelle existence dans un espace-temps différent.

— Et... où est-ce que je vais aller ?

Les yeux de Roy croisèrent ceux de James et, à la vue des prunelles du jeune homme dorées dont l'une était habillée d'une sorte de cadran en mouvement, le vieil homme tressaillit. Son détenteur s'avança, armé d'un sourire narquois, et chuchota des mots dont seul Roy put en être témoin.

— Avec tout le respect que je dois à une personne âgée, cela ne dépendra que de la qualité de votre âme, Monsieur Roy Niel.

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Miss Harmonie
Posté le 22/07/2022
Je n'ai pas encore lu ce chapitre à cause de ma pile de livres encore pleine. Mais je dois dire, que la couverture de ce roman est tout juste parfaite. La couverture à ce je ne sais quoi qui fait que je l'aime bien.
Melo
Posté le 31/07/2022
Oh merci beaucoup !! Je passe pas souvent sur cette plateforme laissa me touche ^^.
Katsia2003
Posté le 12/10/2021
Salut,
J'aime trop le concept de cette histoire et je trouve trouve ce premier chapitre super intéressant car il met bien en place les bases. J'ai hâte de lire la suite.
Melo
Posté le 13/10/2021
Merci !!! Ça me fait super plaisir ! Je poste la suite dans deux jours je pense (le temps de fignoler les détails ^^').
Katsia2003
Posté le 13/10/2021
Chouette
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