XXVIII. Les tréfonds des Terres Bannies

Par Jibdvx

Le sol tremblait encore, Elio vit Jambar s'élancer dans le tunnel. Le chevalier empoigna Sol par l'épaule et le tira vers lui. Le mage se débattit violemment et tendit une main vers le tas de gravats qui venait de sceller le passage, engloutissant leurs compagnons.

 

— Il faut y aller Sol je vous en prie !

 

Elio tira un peu plus fort qu’il ne l’aurait voulu. Il prit fermement le mage par l’épaule et le guida au pas de course à la suite de Jambar.

Le jeune homme entendait Sol gémir à chaque pas. Ils prirent enfin leurs jambes à leur cou et rejoignirent Jambar qui avait déjà une petite longueur d’avance sur eux. Une fois arrivés à hauteur de l’employeur, tous trois fuirent aussi vite qu’ils le purent. Les grondements se faisaient de plus en plus lointains mais demeuraient trop menaçants pour ralentir. Elio, de peur que Sol ne ralentisse et se retourne, gardait une main posée sur son épaule et le poussait presque pour maintenir l’allure. Dans leur précipitation, le chevalier remarqua les larmes qui inondaient les joues du mage.

 

Ils coururent encore jusqu’à presque en perdre le souffle. Quand Elio crut que Sol allait s’effondrer, l’interminable tunnel s’ouvrit enfin sur une caverne plus large, tapissée de concrétions rocheuses. Étonnement, la pierre émettait des vagues d’une douce lueur bleue, ce qui leur permit d’y voir plus clair. La terre avait cessé de trembler, ils pouvaient enfin souffler. Elio lâcha Sol, les poumons en feu. Son armure lui pesait, mais tout l’acier du monde semblait bien léger, comparé au poids qui s’était abattu sur les épaules de Sol.

Le géomancien se laissa glisser contre un mur de la caverne, haletant sous l’effort, les entrailles dévorées par la tristesse plus que par la douleur d’avoir couru si longtemps. Il laissa exploser sa peine et enfouit sa tête dans le creux de ses mains.

 

— Emilia…

 

Il répéta plusieurs fois son nom, comme s’il s’agissait d’une formule magique qui ferait revenir son apprentie à lui. Un torrent d’affreuses pensées et de culpabilité lui déchiraient l’âme. Il se revoyait tirer dans le tunnel, Emilia lui criait quelque chose pour le prévenir. Il se sentait encore tomber en arrière alors qu’il croisait le regard de son apprentie, puis un déluge de roche et…

 

— Sol… Je suis désolé.

 

Les mots de Jambar, amer, presque impersonnels, agirent comme un électrochoc. Sol serra les dents si fort qu’elles en grincèrent. Il voulait se lever et écraser cette satanée momie sous un pilier de roche. Il voulait lui faire payer de l’avoir empêcher de sauver Emilia. S’il ne l’avait pas tiré dans le tunnel il aurait…

Les yeux embués par les larmes et la rage, Sol releva la tête. Il se retint cependant quand, au-delà du brouillard de fureur que lui emplissait le cœur, il remarqua le bras meurtri de Jambar. L’employeur le regardait avec un mélange de méfiance et de tristesse. Sa main tenait fermement son épaule plaquée vers lui, elle devait être disloquée…

 

— Vous m’avez… sauvé. Mais Emilia, dit piteusement le mage…

 

— Votre apprentie était avec Orm. Avec un peu de chance, ils auront réussi à trouver une échappatoire, répondirent les yeux gris de Jambar, compatissant.

 

Sol savait que même l’employeur n’en croyait pas un mot. Qu’il essayait de le rassurer. Il avait échoué, ce que Sol redoutait le plus s’était produit et il n’avait rien pu faire pour l’empêcher. Malgré son cœur meurtri, il se releva et entreprit d'ausculter l’épaule de Jambar qui l’arrêta d’un geste apaisant.

— Ne vous inquiétez pas pour ça. Il faut nous reposer pour l’instant. Nous n’avons plus de provisions et j’avoue ne pas savoir où nous mènera la suite de ce tunnel. Nous nous remettrons en route après avoir repris des forces.

 

Comme pour clore la discussion, Jambar empoigna fermement son bras, inspira profondément, puis se remboîta l’épaule dans un craquement très désagréable. Il se dirigea ensuite vers la sortie de la caverne et s’assit à même le sol humide pour monter la garde.

 

— Au fait, j'oubliais, s’exclama-t-il. Attrapez !

 

Jambar lança ensuite quelque chose à Sol et Elio. Le mage faillit se le prendre en pleine figure quand le chevalier l’attrapa au vol in extremis. La chose tomba entre les mains de Sol. Il s’agissait d’un morceau rabougri de viande séchée. Elio mastiquait déjà bruyamment le sien. Sol s’adossa à la paroi de la caverne et poussa un long, très long soupir. D’autres larmes recommencèrent à perler au coin de ses yeux alors que son regard se perdait dans les méandres de stalactites au-dessus de sa tête. La découverte de l’origine de la lumière bleue qui emplissait la caverne n'arrangea cependant rien à sa mélancolie.

Des vers luisants. Une constellation presque infinie de vers luisants.

 

***

 

Le barbare et l’apprentie cheminaient déjà depuis un certain temps le long des hauts murs de la caverne où ils s’étaient jetés, à moins qu’il ne s’agisse d’un bâtiment ? Emilia n’aurait su le dire. Les dalles du sol ainsi que les étranges statues presque englouties par le calcaire qui bordaient le passage attestaient d’une vie humaine. Mais ça et là, le temps avait assailli l’architecture du lieu. Ici une dalle disparaissait sous un essaim de stalagmites, plus loin une statue s’était érodée pour ne former qu’une forme ovoïde méconnaissable, des flaques d’eau creusaient le pavé et leur clapotis incessant se mêlait au silence froid des siècles passés pour former un écho angoissant. En tout cas, la multitude de petits insectes lumineux les aidait considérablement...

Emilia fut brutalement arrêtée dans sa contemplation par Orm qui tomba à genoux au milieu du tunnel. Le barbare se rattrapa de justesse en se servant d’un rocher pour s’appuyer, mais son état s'aggravait de plus en plus. Ses yeux devenaient vitreux et sa blessure à la tête saignait de nouveau. Orm s’adossa à son rocher en grognant et farfouilla dans l’une des sacoches qui pendaient à sa ceinture.

 

— Pitié ne soit pas cassée, grinça-t-il entre ses dents.

 

Son visage s’illumina un peu quand sa main se referma sur un flacon en bois renforcé de cuir qu’il tendit à Emilia.

 

— Frotte-toi les mains avec ça. Ne mets pas tout. Ensuite, j’ai des compresses dans ma sacoche de gauche, celle en forme de tube. Tu sais quoi faire ?

 

Emilia avait été décontenancée par le ton de Orm. Beaucoup plus sérieux que d’habitude. Elle balbutia :

 

— Ou..Oui, je sais faire un bandage.

 

Sans perdre de temps, elle déboucha le flacon qui répandit aussitôt une odeur âcre, chargée d’alcool. Elle suivit les instructions de Orm, mais elle avait déjà pansé de nombreuses blessures à la Guilde du Clair-Obscur. Elle se souvint de la fois où Maître Ré avait voulu faire esquiver trois lances de glace à son apprenti. Le pauvre garçon avait…

 

— WAAAÏE ! BORDEL ÇA PIQUE !

 

Emilia sursauta et faillit tomber à la renverse. Elle venait d’appliquer la compresse machinalement et avait dû avoir la main lourde avec le flacon. Les paupières du barbare papillonnèrent alors qu’il étouffait un dernier juron dans un borborygme douloureux. Emilia appuya de nouveau sur la blessure et se confondit en excuses.

 

— Y a pas trop d’mal, fit calmement Orm pendant qu'une petite larme traçait un sillon humide dans la saleté de sa joue droite.

 

Emilia sourit. Cependant, elle aurait beau rester appuyée contre la plaie, il lui fallait un pansement.

 

— Vous transportez d’autres bandages ? demanda-t-elle.

 

Orm eut-une moue déplaisante.

 

— Non. Une minute…

 

Avec un long soupir, il retira le gant de sa main gauche et tira sur sa manche. Le tissu craqua avant de se déchirer. Ça n’était vraiment pas le meilleur pansement possible, mais ça ferait l’affaire. Orm tendit le bandage improvisé à l’apprentie qui s’empressa de terminer son travail. Un détail semblait encore l'inquiéter.   

 

— Orm. Votre bras il, commença-t-elle…

 

— C’est normal, pas de quoi s’inquiéter, coupa-t-il sèchement.

 

Une fois Orm soigné, ils se remirent lentement en route. Le barbare restait mal en point et l’estomac d’Emilia commençait à crier famine. Malgré tout, l’apprentie ne pouvait pas s’empêcher de fixer le bras de Orm, maintenant sans protection. Une épaisse croûte de pierre noire semblait le recouvrir intégralement jusqu’à l’épaule et une série de veines rouge vif parcouraient cette seconde peau. À vrai dire, à mieux y regarder, la pierre ne recouvrait pas le bras du barbare, chaque muscle bougeait normalement, la peau se pliait au gré des mouvements du barbare et les veines cramoisies saillaient d'une façon étrangement... organique, Orm bougeait sans problème, donc cela ne devait pas le gêner aux articulations... 

 

— Mes deux bras sont en pierre oui, si tu te poses la question.

 

Emilia s’en voulut d’avoir ainsi fixé Orm sans rien dire. Elle demanda, timide :

 

— C’est pour ça que vous avez refusé de montrer vos bras à mon maître au palais du Prince ? Votre force incroyable, elle vient de là ?

 

Orm s’arrêta et leva les yeux au ciel, il savait qu’il ne pourrait pas y couper. Il alla s’asseoir sur un rocher à peu près plat et fit signe à Emilia de le rejoindre. La jeune femme s’installa aussi confortablement que possible sur la pierre humide et attendit patiemment que Orm finisse de tourner les mots dans sa tête. C’était vraiment étrange de le voir comme ça, presque timide. Il frottait son bras découvert comme s’il était pris d’une crise d’urticaire. L’ordre enfin revenu dans ses pensées, le barbare se lança.

 

« — Déjà, on peut se tutoyer. On est seuls dans les couloirs d’une cité morte au milieu de nul part, donc tu peux laisser tomber les formalités. Ensuite, tu te doutes bien que je ne suis pas né avec des bras en pierre.

 

Emilia ne l’interrompit pas, même si cette pensée lui avait traversé l’esprit.

 

— Ça fait pas longtemps quand j’y pense, continua Orm. Deux ou trois ans en fait. Avant j’avais des bras parfaitement normaux. Sauf que, tu l’as vu, la vie d’aventurier, ça réserve des surprises... 

 

L’expression entre compréhension et panique d’Emilia arracha un sourire amusé au barbare.

 

— Et bien dans mon cas, la surprise a été de manquer de me faire changer en pierre par un sorcier ! C’était pour un contrat vraiment classique. J’arrive dans un village paumé près des forêts du Royaume du Nord et les villageois ont un problème d’enfants qui disparaissent. Donc j’accepte de faire le boulot pour dormir et bouffer à l'œil, je pars le lendemain et  là il y a quatre cas de figure.

 

Orm dénombra chacun des dits cas en comptant sur ses doigts.

 

— Un ! C’est juste un groupe de bandits, ou un villageois pas net. Deux ! C’est une bête sauvage ou une créature magique. Trois ! C’est un sorcier pas net. Et quatre : c’est une bête sauvage ou une créature magique envoyée par un sorcier pas net.

 

— Donc là, c’est le numéro trois, conclut Emilia.

 

— Oui. C’était vraiment un contrat banal. N’empêche qu’à partir de là, c’est malheureux à dire, mais il y a de grandes chances de ne jamais retrouver les gamins, enfin pas en bon état. Je finis par trouver la cabane du sorcier au bout d’une petite heure de recherche dans la forêt, un vrai cloaque ! De loin on aurait vraiment dit une ruine en bois pourri au milieu d’une clairière. Le pire c’était l’odeur, ça sentait le souffre à trente mètres.

 

— Et qu’est-ce que v...tu as fait ?

 

— Ce que je fais à chaque fois. J’arrive le plus discrètement possible après la tombée de la nuit, je défonce la porte, je maîtrise le loustic et je lui demande ce qu’il a fait des gosses. Bon là c’est la partie maîtrise qui a pêchée. Le sorcier faisait semblant de dormir et m’attendait derrière la porte. J’ai esquivé un premier sort avant de le chopper. C’est là qu’il m’a agrippé les bras et qu’il a essayé de me changer en pierre.

 

Emilia avait totalement oublié l’inconfort du rocher qui lui servait de fauteuil. L’histoire de Orm la captivait.

 

— Et comment t'en es-tu sorti ?

 

— Il gloussait comme un dindon cet abruti, alors j’ai pas réfléchi. Je lui ai saisi la tête, mais quand j’ai voulu le faire lâcher… ben j’avais des mains en pierre et… Sprotch. »

 

— Oh…

 

— Pendant deux jours j’ai récupéré des bouts de cervelle dans ma cotte de maille ! Cette andouille n’avait pas été assez rapide avec son sortilège. Depuis, je suis coincé avec ces bras. Mais j’y gagne au change ! Je suis aussi fort qu’un troll et ils me permettent de plutôt bien résister à la magie.

 

Emilia regardait maintenant le barbare avec un regard soucieux. Sans prévenir, elle prit le bras de Orm et fit courir son regard sur la peau calcifiée parcourue de rouge. Om sentit un picotement assez désagréable remonter le long de son épaule.

 

— Ça fait mal ? questionna l’apprentie.

 

Orm haussa les épaules.

 

— Franchement j’ai connu pire mais un peu oui. J’ai arrêté une boule de feu un fois. Ah ! La tête qu’a fait ce diablotin ! Mais j’ai eu le bras droit qui me lançait pendant plusieurs heures.

 

Emilia continuait d’observer le barbare d’un air pensif.

 

— Il faudrait éviter de trop exposer ces bras à la magie. Ils peuvent l’absorber, mais je pense que c’est pour nourrir le maléfice que le sorcier n’a pas pu terminer.

 

Orm posa une main rocailleuse sur son front toujours douloureux. Le bandage tenait bon et cette discussion lui avait permis de se reposer. Il se releva avec un demi-sourire.

 

— Que je meurs changer en statue ou éventré par un sanglier, ça ne change pas grand-chose. Ce que je ne veux pas, en revanche, c’est qu’on crève de faim avant d’être sortis de ce foutu tunnel ! Allez, on se remet en route !

 

Il tendit sa main de pierre à Emilia. Surprise, l’apprentie la saisit. Au toucher, la peau de pierre ressemblait à du marbre légèrement rugueux, mais pas aussi froid et mort qu’une simple pierre. Emilia sentit la même chaleur étrange que celle de la main mécanique de Stroï. Sans prévenir, Orm la tira en avant et lui décocha une franche claque dans le dos qui faillit envoyer la pauvre apprentie voler tête la première dans une stalagmite.

 

— Ça fait du bien de parler en fait ! Merci, déclara le barbare, amusé.

 

Tous deux reprirent leur route à la lueur des vers luisants, un peu moins persuadés d’être dans une situation désespérée.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez