L'ours grogna, lâcha un souffle brulant alors qu'il plongeait son museau sous la tête de Loup. Surpris, le jeune homme se releva. L'ours fit un pas en arrière et fixa sur lui ses yeux noirs, tellement étroits dans sa tête immense. Peut-être l'animal, en le voyant reposer sur le sac, avait-il cru qu'il n'était qu'un loup mort, n'ayant pu identifier que la fourrure dont Loup s'était couvert pour avoir chaud. Mais comme ce qui lui avait paru inoffensif au premier abord avait bondi sans crier gare, l'ours, nerveux, fit un pas en arrière, puis plusieurs pas. Loup s'était redressé à quatre pattes et avait veillé à ce que la peau de loup le recouvre tout entier. Il se disait que l'ours serait plus calme face à un loup que face à un homme. Mais son odeur le trahissait. L'ours fit mine de charger en grondant :
― Recule !
Loup reculait. L'ours, d'un œil noir, le surveillait, mais cela, il ne le voyait pas. Il n'y avait dans son champ de vision que ses grosses pattes qui s'agitaient. Il recula encore, toujours à quatre pattes. Au bout d'un temps, l'ours souffla, en un soupir qui disait quelque chose comme :
― C'est mieux comme ça.
D'un pas, l'ours se rapprocha du sac, et à nouveau, il enfouit sa tête dedans.
Loup ne répliqua pas. L'ours était sur son territoire et considérait que tout ce qu'il y trouvait était à lui. Lui adresser la parole n'aurait fait que l'inquiéter davantage. Quelque part au-dessus d'eux, Crapouille roulait sa peine quand elle vit l'ours, la tête en l'air, faire de longs mouvements de mâchoire pour avaler le reste du fromage pâteux qu'ils avaient gouté la veille. L'ours n'en tint pas compte, mais Loup frissonna en entendant le miaulement. Sa jambe glissa sur la surface de feuilles délavées par l'hiver, et la forêt se froissa comme un vieux livre.
Sous son épaisse fourrure, l'ours cligna de ses yeux minuscules dans la direction de Loup, qui baissa la tête, à l'abri sous sa peau d'animal. Il ne voyait toujours de l'ours que les pattes, mais des pattes redevenues paisibles. L'ours savait qu'il n'était pas un loup, mais à ce moment-là, seule la nourriture contenue dans le sac l'intéressait. Quand l'ours avança d'un pas vers lui, Loup recula encore de deux pas, et en profita pour se réfugier derrière un arbre. Plusieurs minutes passèrent. L'ours croqua les pommes, avala le pain sec et fouilla encore de sa grosse patte dans le sac de Bell. Il n'y avait plus rien à manger. L'animal reprit son chemin d'un pas pesant, ils l'entendirent s'éloigner, puis ils ne l'entendirent plus.
― C'est trop dommage...
Loup saisit Crapouille qui, à coups de pattes mal assurés, tentait de redescendre de l'arbre où elle s'était réfugiée.
― J'ai pas fait attention, on aurait pu voir qu'on était sur le territoire d'un ours.
― Moi, je connais pas les ours, annonça Crapouille, de la voix aérienne qu’elle prenait pour rejeter la responsabilité sur les humains.
Loup rassembla les affaires dispersées autour de lui. La fiole était restée au fond du sac. Il l'enroula avec précaution dans les vêtements. Au moment de ranger le couteau, il hésita, et le fourra dans sa poche. Il attrapa la gourde, en but les dernières gorgées, et la remit à l'intérieur du sac, qu'il referma et jeta sur son épaule.
― On part, et on ouvre l'oeil.
C'était le milieu de l'après-midi quand la vive lumière du jour jaillit de sous les feuillages. Loup était épuisé, à la fois soulagé et peiné de quitter la forêt. Il fit quelques pas, et s'assit par terre quelque temps, là où le soleil rencontrait l'ombre frisotée des derniers arbres sauvages. Il regarda le paysage qui s'offrait à lui. Un chemin de terre fin prenait naissance à quelques pas de là, et se matérialisait en une route de plus en plus large, à mesure qu'elle en croisait une autre, puis une autre encore. Cette route grimpait sur un pont de pierres, le pont enjambait d'abord une rivière, puis un canal. Des bateaux se balançaient sur l'eau calme. Au-delà du canal, un peu plus loin, les remparts d'une ville s'élevaient, sévères, devant la montagne. On contourne, se dit-il. Loup contournait toujours les villes, car à la pensée de se retrouver au milieu des humains, sa gorge se nouait. Mais la faim lui tordait l'estomac, la soif avait séché sa gorge, la fatigue tambourinait à ses tempes. Après avoir somnolé quelques instants, il demanda à la boule de poils lovée sur son ventre :
― Tu crois que l'eau de la rivière est bonne ?
Crapouille le regarda sans comprendre. Il ramassa ses affaires et se dirigea vers la rivière. Trouvant un coin tranquille près du pont, où un chemin descendait vers le bord de l'eau, il laissa tomber tout ce qu'il avait derrière lui.
― Quelle horreur !
Crapouille était atterrée en voyant Loup se laisser glisser dans l'eau glaciale et frissonnante. La chatte, au bord de la rive, miaulait à s'en déboiter la mâchoire.
― Quelle idée, mais quelle idée ! T'attends pas à ce que je te suive. Non mais vraiment... Tu reviens ?
Pour toute réponse, il plongea sous l'eau et le froid lui saisit la tête, comme si chacune des cellules de son visage et de son crâne se réveillait en hurlant. Il avala de longues gorgées d'eau glacée au gout fade, qui lui donnèrent l'impression que la rivière s'emparait de tout son être dans une étreinte vive et totale. Quand il tenta de remonter à la surface, ses cheveux, imbibés d'eau, avaient pris un poids invraisemblable et semblaient le rappeler à la rivière.
― Tu reviens ?
Quand il sortit de l'eau, il sentait comme son cœur propulsait son sang jusqu'aux extrémités de son corps, jusqu'aux doigts, jusqu'aux orteils, jusqu'aux oreilles. Sa peau réagissait au plus infime déplacement de l'air. La terre humide et irrégulière, piquée de pierres et d'herbes longues, lui chatouillait la peau sur la berge. D'énormes frissons dansaient sur tout son corps, le secouaient tellement qu'ils déclenchèrent un rire frénétique et irrésistible. Crapouille faisait les cent pas en restant à distance de l'eau glacée, pendant qu'il se séchait tant bien que mal avec la cape. Ses cheveux n'en finissaient pas de goutter et lui tombaient dans le dos comme un serpent glacé. Il y avait tellement de nœuds qu'un oiseau aurait pu y faire son nid. Il fouilla les poches de la cape à la recherche du couteau. La seconde d'après, une grande mèche tournoyait dans la rivière comme la peau morte d'un animal informe.
― Quand est-ce qu'on mange ?
Le soir tombait à peine, mais Loup n'avait rien mangé depuis la veille, sachant bien que toute idée de chasse, sous forme humaine, dans la forêt de la sorcière, était exclue. Loup connaissait la faim et la supportait d'autant mieux que sa baignade avait apaisé sa soif et reposé son corps, mais Crapouille, bien qu'elle ait dévoré plusieurs petits mammifères en cours de route, avait l'estomac impérieux. Ils s'étaient assis sur le bord pavé du canal et regardaient les bateaux valser sur l'eau calme.
― Je sais pas, j'ai faim aussi. Dans la ville, on peut surement trouver quelque chose.
― La ville, la ville !
― Y a trop d'humains là-dedans, j'ai pas confiance.
― T'es un humain, s'amusa Crapouille en cherchant à lui mordre l'oreille. T'as pris un bain.
Loup la prit à deux mains et la posa à terre à bonne distance, mais Crapouille revint à la charge.
― Ça veut rien dire. Et je vois pas comment ça nous aiderait à retrouver Bell.
― Je croyais qu'on parlait de nourriture. T'écoutes pas. Comme avec l'ours.
― J'étais distrait, pour l'ours !
― T'étais dans tes pensées.
― Tu l'as pas vu venir non plus.
― T'as changé, depuis que Bell est partie.
― C'est pas...
Ce n'est qu'à ce moment-là qu'un éclat de rire sombre et retentissant interrompit leur échange.
J'aime vraiment ce changement d'angle avec le point de vue du personnage de Loup, et ne peux qu'être curieux de ce qui l'attend même si je commence à sérieusement m'inquiéter pour Bell dont l'absence me laisse songeur !
Ma mâchoire s'est un peu décrochée en lisant ça "Sa jambe glissa sur la surface de feuilles délavées par l'hiver, et la forêt se froissa comme un vieux livre." C'est tout simplement superbe :)
On ne déroge pas à la règle avec ce chapitre donc, c'est encore une réussite !
À bientôt
Et j'apprécie toujours les rencontres surprenantes puisqu'au lieu de nous donner un ours dangereux et agresseurs, tu nous offres un bon gros gourmand peu bavard !
Après, je suis dubitatif face à la grande proximité de la ville : la montagne n'était-elle pas très isolée ? pour qu'elle raison Loup irait-il chercher une louve parmi les hommes ?
Bref, toujours aussi impatient de lire la suite !
"Loup ne répondit pas." -> je ne vois pas pourquoi tu utilises cette formule puisque l'ours ne lui a rien demandé ?
Loup m'amuse beaucoup parce que je le trouve un peu perdu depuis qu'il est humain, ce qui est en désaccord avec l'image qu'on avait de lui jusqu'à maintenant, mais il cachait bien son jeu !
Il y a une rivière qui passe entre la montagne et la ville. Elle est doublée par un canal. J'ai pris soin de mettre le canal du côté de la ville et la rivière du côté de la montagne (c'est dans ma tête que ça se passe...) la ville ne donne d'ailleurs pas tout de suite sur le canal. Honnêtement, pour moi, ça me suffit comme distance. Elle n'est pas si isolée que ça, à peine un jour de marche du hameau de Jeff. C'est sûr qu'on n'est pas sur un voyage au long cours, mais bon !
"pour qu'elle raison Loup irait-il chercher une louve parmi les hommes ?" => je l'avais bien sentie, celle-ci, je me suis dit, bon, personne ne me fait la remarque jusque là, si ça se trouve c'est moi qui me fait des noeuds dans le cerveau, mais évidemment tu as raison et je veillerai à être attentive non seulement à la direction (il se trouve que la pie à indiqué un chemin sur lequel se trouve cette ville) , mais à la motivation. Clairement, Loup n'a aucune envie de se mêler à la populace, mais comme tu le dis si bien, Loup n'a pas qu'une quête (retrouver Bell), il doit aussi se trouver lui-même dans l'humain qu'il est, même s'il n'est pas tout à fait conscient de cette dernière. Je le pousse un peu dans la ville au chapitre 18, je crois, tu me diras si ça fonctionne pour toi. Et bien sûr je serai attentive à ce point dans mes prochaines corrections, voir s'il n'est pas possible de renforcer la ligne qui le guide.
A bientôt !
Très sympa la rencontre avec l'ours, pas dangereuse, juste un gros gourmand. Et puis Loup qui n'a plus l'habitude d'être humain. La réaction du chat face à un bain, très réaliste :)
Les chapitres sont à présent centrés sur Loup et sa découverte du monde. On comprend son angoisse et son appréhension. Son bain dans la rivière ressemble à une renaissance et, je ne sais pas si je te l’ai dit mais il y a dans ton récit de très belles images. Dans tous les cas, je ne décroche pas !
A très bientôt
A bientôt
Chapitre très agréable, toujours aussi poétique. La forêt se froissa comme un vieux livre, j'aime beaucoup.
L'ours a quand même été sympathique je trouve, la scène est bien menée. Loup semble un peu angoissé à l'idée de retrouver la ville et les hommes, ce qui laisse présager de nouvelles aventures
Détail: quelques minutes se passèrent, le "se" alourdit je trouve.
Merci pour ta lecture et tes impressions, ça fait toujours plaisir ! Et merci aussi pour la coquillette, j’ai corrigé ça ! (J’en avais laissé d’autres, mais chut…)
Je savais bien que cet ours, même s'il n'est pas spécialement amical, ne ferait pas de mal à Loup! ;-)
La relation Crapouille/Loup est vraiment sympa.
J'apprécie toujours ton écriture poétique et la fin pleine de suspense!
A bientôt!
J’ai beaucoup aimé la scène de la baignade dans la rivière, tu as très bien réussi à nous faire ressentir le froid. Très chouette aussi la description du bord du canal, c’est un décor assez original, je trouve, et qui nous fait sortir un peu de la forêt ;)
Juste quelques petites coquilles :
- « Mais comme ce qu'il lui avait paru inoffensif au premier abord » → « ce qui lui avait paru inoffensif »
- « Sous son épaisse fourrure, l'ours cligna de ses yeux minuscules dans la direction de Loup, qui baissa la tête, à l'abri sous sa peau d'animal, il ne voyait de l'ours que les pattes, mais des pattes redevenues paisibles. » → je pense que ta phrase serait un peu plus claire si tu la coupais en deux, en mettant un point après « sa peau d’animal »
- « et fouilla encore de sa grosses pattes » → des « s » en trop (ou un « ses » devenu « sa » ;) )
- « ramparts » → « remparts »
- « mamifères » → « mammifères »
Comme toujours, tu nous laisses sur un suspens en fin de chapitre ^^
Le suspense c'est fait pour que tu continues à lire et à m'aider de tes précieux commentaires :D
Le point est déjà soulevé dans un commentaire il me semble, donc pardon pour la redite ; deux passages sont possiblement à remanier :
--> "peut-être avait-il cru à un loup mort (...) pour avoir chaud"
--> "la chatte (...) miaula à s'en déboîter la mâchoire"
On retrouve aussi le mot "quelques" répété 3 fois dans un passage ("quelques pas", "quelques temps", "à quelques pas de là", mais ce n'est pas vraiment dérangeant je trouve, ça peut même contribuer au style :)
Voilà pour les petites broutilles, le texte est toujours joli (notamment la comparaison de ses cheveux avec une mue !), et la partie dans la rivière est effectivement très réussie !
Je continue, à tout de suite !
Merci pour ton retour, ça me fait plaisir de te revoir par là ! Je navigue un peu à vue sur ces derniers chapitres alors ça m'aide vraiment beaucoup d'avoir des commentaires ! Merci aussi pour les chichinettes, coquillettes et autres brouilles. Avec ça, je vais pouvoir me bricoler une belle boussole, c'est gentil ! A très vite
J'aime énormément la relation qui se développe entre Loup et Crapouille ( je la trouve très drôle ! ).
J'ai beaucoup aimé la confrontation entre Loup et l'ours, c'est comme si Loup avait encore un côté animal, qui s'en va peu à peu.
J'aimerai bien des nouvelles de Laëtitia et de la sœur de Bell ! Il y en aura dans les prochains chapitres ?
À bientôt !
A très vite !
Très sympa ton passage sur la rivière, on s'y serait crû ! C'était beau à lire.0
Mais j'ai eu du mal avec le 1er paragraphe. Je l'ai lu plusieurs fois avant de passer à la suite : " Peut-être il avait cru à un loup mort, n'ayant pu identifier que la peau dont Loup s'était couvert pour avoir chaud."
Des petits mélanges singulier/pluriel à plusieurs endroits aussi.
À bientôt ^^