XIII - Choix

La mangouste fila entre les hautes herbes, poursuivie par une jeune lionne. Malgré ses pattes tendues, elle ne put atteindre le mustélidé qui s’engouffra dans son terrier. Elle gratta la terre, déçue.

— Je t’avais dit que tu n’allais pas l’avoir, lui lança Kijana.

Kwanza releva sèchement la tête.

— Gngngngngn, grommela-t-elle.

— Quelle répartie…

— Tais-toi où je te tape.

— Bah vas-y, tape-moi.

Elle ne se fit pas prier et bondit sur lui pour le plaquer au sol. Il répliqua avec force, mais elle se glissa entre ses coups pour lui mordiller le ventre. Ils roulèrent dans la poussière sous l’œil à moitié endormi de leur mère.

Malkia se força néanmoins à se lever pour s’étirer, sans retenir les amples bâillements qui lui venaient.

— Je pars à la chasse, annonça-t-elle, encore pataude.

Kwanza se détacha vivement de son frère pour galoper jusqu’à elle.

— On peut venir avec toi ? Steuplaaaaait !

Sa mère les détailla, sceptique. Tous les jours, elle se disait qu’ils avaient beaucoup grandi. Pourtant, ils restaient si petits, si fragiles. Elle poussa un long soupir.

— Si vous voulez, mais vous n’avez pas intérêt à me gêner.

— Ouiiiiiiii !

Kwanza se mit à sautiller.

— On part à la chasse, c’est génial ! s’exclama-t-elle en bousculant son frère.

— Calme-toi, on va juste regarder.

— Rhoooo, c’est bon, on sait très bien que t’en meurs d’envie, toi aussi.

— Pfeuh, pas du tout.

— Siiiiii.

— Qu’est-ce que tu es pénible…

Malkia bâilla encore en les écoutant vaguement se chamailler. Elle ne chercha pas à remonter la piste d’une proie et se dirigea d’un pas ferme vers un étang, suivie par ses petits surexcités.

— Bon, maintenant, calmez-vous, gronda-t-elle alors qu’ils approchaient.

Kwanza se figea exagérément. Amusé, son frère lui mordit le flanc. Elle fit un immense bond sur le côté.

— Maaaaaaais !

— C’était trop tentant ! se justifia-t-il.

— Tu vas voir je…

Malkia fit claquer ses mâchoires, ils s’immobilisèrent.

— Si vous voulez avoir à manger ce soir, je vous conseille de vous calmer, tout de suite.

Ils rentrèrent la tête dans les épaules.

— Pardon…

Elle grogna pour toute réponse.

Le petit groupe arriva en vue de l’étang et se coula derrière un buisson épineux La sécheresse faisait onduler l’air sur le sol, seule la nuit approchante rendait la chaleur supportable. Le point d’eau, d’ordinaire relié à une rivière, se tassait de jours en jours dans sa cuvette. De nombreux herbivores venaient s’y abreuver, faute de mieux. Certains étaient happés par les mâchoires puissantes des crocodiles qui s’y entassaient. C’était eux qui intéressaient Malkia.

Les grands herbivores étaient rapides, et en perpétuelle veille. Les crocodiles, par contre…

En cette fin de journée, beaucoup étaient sorties de l’eau pour profiter des derniers rayons du soleil. Leur gueule ouverte accueillait des pluviers affairés, qu’ils laissaient vaquer à leur œuvre, les yeux fermés.

Bahari n’avait jamais appris à sa fille à chasser ces reptiles. Une troupe parvenait généralement à se sustenter avec des proies classiques. Mais parfois, il fallait innover.

— Vous ne bougez pas d’ici, siffla la traqueuse.

Elle se glissa hors de sa cachette, avançant à pas de velours vers les crocodiles paisibles. Elle se figea plusieurs fois, n’avançant que quand elle était sûre qu’ils ne la repéreraient pas. Au terme d’une longue approche silencieuse, elle bondit sur un des reptiles, un jeune. Le prédateur aquatique se cabra et crissa, mais ne put l’atteindre. Elle était montée sur son dos, l’empêchant de s’enfuir, et compressait désormais sa nuque dans ses mâchoires. La proie se trouva paralysée. Elle le traina alors loin de l’eau tandis que ses congénères s’y réfugiaient prestement.

Elle surprit alors un rugissement qui la glaça. Elle releva la tête et aperçut une silhouette qui se débattait au bord de l’étang. Un crocodile avait saisi sa patte arrière pour la tirer vers les profondeurs, mais sa proie, un lionceau, ruait, aidé par un autre qui tentait d’attaquer le prédateur. Kwanza et Kijana.

Malkia s’élança vers la menace. Elle fondit sur le reptile et lui asséna un puissant coup de patte. Il lâcha prise, permettant à Kwanza de se libérer. Les deux lionceaux s’écartèrent de l’eau, le pelage ébouriffé. Leur mère recula elle aussi, menaçant le crocodile de ses crocs aiguisés. L’animal aquatique se glissa de nouveau dans l’étang avec un regard mauvais.

La lionne jeta un œil à sa proie qui en avait profité pour aller s’y réfugier aussi. Maintenant, tous les reptiles étaient dans l’eau. Elle fit volte-face vers ses petits.

— Je peux savoir ce qui vous a pris ?!

Ils se blottirent l’un contre l’autre.

— On… s’est mis au défi d’en attraper un… bégaya Kwanza.

— Je vous avais dit de ne pas bouger !

Elle fit quelques pas furieux.

— Tu as failli être dévorée ! continua-t-elle. Tu es blessée ?!

— Non, ça va…

Sa fille afficha un air penaud qui fut loin de la calmer.

— J’espère que vous êtes fiers de vous, siffla Malkia, on ne mangera pas aujourd’hui.

Sur ce, elle s’éloigna de l’étang d’un pas sec, suivie après un temps de retard par ses petits.

— Maman, on est désolés ! tenta Kwanza.

— Vous pouvez l’être !

— Maman…

Son ton larmoyant la fit pivoter la tête.

— J’aime pas quand tu te fâches, marmonna-t-elle.

La jeune mère grinça des crocs.

— Moi non plus, finit-elle par lâcher.

— On est désolés, reprit sa fille, on recommencera plus, promis. Hein, Kij’ ?

— Oui, souffla-t-il, moins assuré.

Malkia soupira.

— Vous êtes incorrigibles.

— Merciiii, la taquina Kwanza.

— Allez jouer, je vais tenter de nous trouver quelque à manger. Mais il ne faudra pas vous plaindre si je reviens bredouille.

— Oui Maman ! firent-ils en chœur.

 

_____

 

Une goutte tomba sur la terre avide. Puis une autre. Et encore une autre.

Une douce averse engloutit la savane asséchée.

Kwanza et Kijana se tapirent sous un baobab, observant le phénomène avec de grands yeux apeurés.

— Ce n’est que de la pluie, s’amusa Malkia.

Elle n’avait pas réalisé qu’ils en voyaient pour la première fois — du moins la première fois dont ils se souvenaient.

— C’est trop bizaaaaare, grimaça Kwanza.

Le museau tendu et frémissant, elle s’aventura hors du couvert des feuilles. Elle sursauta et fit un bond en arrière lorsqu’une goutte atterrit sur sa tête.

— C’est plus froid que l’eau des mares !

Kijana la renifla.

— Tu es mouillée…

Il n’eut pas le temps de l’examiner davantage, elle retourna se faire arroser par la pluie. Cette fois, elle laissa tout son corps en être couvert.

— C’est marrant ! s’exclama-t-elle. Viens, Kij !

Il recula.

— Non merci…

— Siiiii !

Sa sœur bondit sur lui pour coller son flanc trempé au sien.

— Ah, mais barre-toi ! protesta-t-il.

Il voulut lui échapper mais elle le repoussa vers la clairière où les gouttes d’eau le recouvrirent.

— T’es pas possible ! gronda-t-il avant de se jeter sur elle.

Ils roulèrent dans la boue nouvellement formée.

De son côté, Malkia ne pouvait empêcher sa poitrine de la lancer. Son cœur battait à tout rompre.

La pluie était de retour, les zèbres et les gnous ne tarderaient pas. Et Gumzo.

Mais était-il seulement vivant ?

Tant de choses pouvaient s’être passées, en plus d’une saison.

Et si elle ne le retrouvait tout simplement pas ?

Elle déglutit.

 

_____

 

Les troupeaux couvraient la plaine d’une chape sombre et mouvante. Les odeurs puissantes des herbivores saturaient l’air, accompagné par le grondement constant de leurs sabots.

Malkia était perchée sur un éperon de roche. Elle humait l’horizon à la recherche d’un effluve familier.

— Qu’est-ce que tu fais, Maman ? s’enquit Kwanza.

— Je vous en ai déjà parlés, j’attends quelqu’un.

— Le fameux « papa » ? reprit Kijana.

— Oui, on peut dire ça.

— Il arrive quand ? Je veux trop le rencontrer ! s’enthousiasma Kwanza. Si c’est un lion mâle, il doit avoir plein de poils autour de la tête, je veux voir ça !

— Mais… il ne va pas nous faire de mal ? s’inquiéta son frère.

Il faisait référence à un groupe de Vagabonds qui les avaient poursuivis, un jour, dans l’espoir qu’en tuant ses petits, Malkia serait de nouveau féconde.

— N… non… souffla-t-elle, moins assurée qu’elle ne l’aurait voulu.

Il pencha la tête sur le côté pour la dévisager, ayant perçu son hésitation.

— Regarde, regarde ! s’écria soudain sa sœur. Les gnous approchent !

Les deux lionceaux furent aussitôt hypnotisés par la masse de proies qui défilaient devant eux. Malkia les contempla, l’oreille basse. Est-ce que Gumzo parviendrait à résister à l’Appel, ou devrait-elle choisir entre lui et ses petits ?

Trop de questions s’amassaient dans son crâne, le rongeant de l’intérieur.

Elle se leva, ses muscles grincèrent.

— Je vais partir à sa recherche, suivez-moi. Il y a trop de Vagabonds dans le coin pour que je vous laisse seuls.

Ils surent à son ton grave qu’ils devaient obéir immédiatement. Malkia les attira un peu en retrait de la cacophonie de la migration. Là, elle rassembla tout son air. Sa respiration se bloqua un instant. Ce qu’elle s’apprêtait à faire était dangereux. Mais elle devait le retrouver.

Un long et puissant rugissement émergea de sa gorge, faisait vibrer tous les os de son crâne. L’appel jaillit vers le ciel et de là, s’étendit aux alentours, portant son message fébrile.

Kwanza et Kijana la dévisagèrent un instant.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— C’est la première fois qu’on te voit faire ça, expliqua la petite. Ton rugissement est beau.

— Il est surtout faible, cela fait trop longtemps que je ne l’ai pas pratiqué.

— Moi je trouve ça génial !

Sa mère lui donna un coup de langue.

— Merci…

— Mais, on risque pas d’attirer les Vagabonds ? objecta Kijana.

Malkia se rembrunit.

— Ils savent que c’est une femelle qui a rugi, ils éviteront au contraire de venir par peur d’un Protecteur. Les troupes, alentours, en revanche, risquent de penser à une invasion. Mais leur frontière est encore loin.

— Si tu le dis…

Un écho lointain coupa net leur échange. Malkia se figea alors que son cœur bondissait dans sa poitrine.

C’était la voix de Gumzo.

— C’est lui ? s’égaya Kwanza.

Sa mère demeura immobile.

— On dirait bien, estima Kijana. Qu’est-ce qu’on fait, Maman ? On te laisse y aller ?

— Je… non, restez avec moi…

— Bon, on y va du coup… ?

Il dut lui frotter le flanc pour qu’elle daigne se détendre.

— Oui… heu… allons-y, balbutia-t-elle.

Elle s’élança en avant bien plus vite qu’elle ne l’aurait voulu. Elle rugit encore, frissonnant quand Gumzo lui répondit. Il se trouvait de l’autre côté du troupeau. Elle plongea dans la masse qui s’écarta à son approche, ses petits sur les talons.

Ses pattes s’enfoncèrent dans la terre boueuse et retournée que laissaient les herbivores. Leurs braiments et leurs hennissements envahirent l’air, chargés de leur fumet riche en saveurs lointaines.  Malkia perdit vite ses repères au milieu de ces innombrables silhouettes qui se bousculaient. Elle appela Gumzo.

Ses oreilles tendues ne perçurent cependant pas de réponse. La lionne s’immobilisa au milieu du troupeau, balayant le décor mouvant d’un regard anxieux. Elle rugit de nouveau, et écouta, empressée, le grondement des sabots. Toujours rien.

Ses petits se pressèrent contre ses flancs, examinant avec autant d’inquiétude que d’excitation les proies qui les entouraient. Les gnous et les zèbres faisaient un écart, les surveillant d’un œil suspicieux. Leur robe brune et rayée se mêlaient en une mosaïque sans cesse changeante, mais toujours unanimement méfiante. Ils les empêchaient de distinguer la savane alentours, et masquaient ses odeurs. Malkia rugit aussi fort qu’elle put.

Un appel lui répondit, elle sursauta.

Ce n’était pas la voix de Gumzo.

Le troupeau se convulsa soudain. Un grondement pareil au tonnerre fit vibrer la terre alors que les herbivores se mettaient à galoper. Ils ne firent plus grand cas du trio.

— COUREZ !

Malkia poussa ses petits en avant pour éviter la charge aveugle d’une zébrelle. Ils se mirent à galoper à l’image de la masse qui menaçaient de les piétiner.

— Restez près de moi ! ordonna Malkia.

Elle donna un coup de patte à un gnou qui s’approchait un peu trop de Kijana. Le lionceau resta collé contre elle, les oreilles plaquées sur le crâne. Elle tendit le cou pour repérer une échappatoire, mais en vain. Le troupeau en détresse saturait tous ses sens. Elle ne voyait rien, n’entendait rien, ne sentait rien d’autres que les herbivores affolés.

— Maman ! cria Kijana.

Un rocher se dressa en face d’eux.

— Grimpe !

Elle bondit dessus et le tira avec elle. Le rocher était trop haut pour que les proies sautent par-dessus, aussi l’évitaient-elles. Ils allaient pouvoir…

— Maman !

Malkia se tourna vers sa fille. Kwanza avait dépassé le refuge, elle se faisait emporter.

— Maman ! hurla-t-elle en tentant de résister au flux.

Avant que Malkia n’ait pu réagir, le fleuve de fourrure la dévora.

— KWANZA !

Elle sauta sur le sol et s’y embourba. Elle pataugea dans la terre qui l’aspirait avant de parvenir à en sortir.

— Maman !

Elle fit volte-face vers Kijana, agrippé au rocher. Atterré, il la supplia en silence de ne pas l’abandonner.

Tous ses muscles contractés à se rompre, elle regarda tour à tour son fils et le troupeau en furie.

Kijana. Le troupeau.

Kijana.

Kwanza.

Kijana.

Elle serra les crocs jusqu’à les sentir grincer. Elle remonta sur le rocher. Kijana se blottit contre elle pour fixer les gnous défilant avec horreur. Elle pouvait sentir leur cœur taper contre ses côtes. Elle ferma les yeux.

Le grondement se tarit, les herbivores se calmèrent.

Le soleil descendit sur la terre malmenée, Malkia et Kijana de leur triste perchoir.

Tremblants, ils appelèrent Kwanza. Leurs coussinets laissaient de profondes empreintes dans la boue. Le sol était semé de cadavre de plantes et d’animaux, principalement de jeunes herbivores. Les chacals et les vautours se jetaient déjà sur les corps.

Malkia se résolut à chasser les charognards autour de chaque dépouille. Elle tombait sur des zébreaux, sur des gnous.

Jusqu’à ce qu’un petit corps plus clair arrête son souffle.

Kijana gémit. Il se précipita auprès de sa sœur pour la renifler et la lécher. Mais Kwanza ne réagit pas.

Le regard vague, Malkia se coucha près d’elle. Elle enfonça sa truffe dans sa fourrure inanimée et ferma les yeux.

De lourds pas résonnèrent derrière elle. Un effluve familier vint la caresser. Elle se redressa difficilement pour se tourner vers Gumzo.

— Je t’avais dit que je serai une mauvaise mère…

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Canopus
Posté le 16/12/2021
Ça me fait vachement pensé au roi lion... J'ai envie de pleurer maintenant! TwT
En tout cas, tu décris très bien l’affolement des herbivores et le fait que Malkia ne peut plus utilisé ses sens. Bref, comme d’habitude c'est parfait XD
J'aimerai t'aider à amélioré des choses mais il n'y a rien à améliorer XD
AudreyLys
Posté le 17/12/2021
Haha j’avoue la référence était évidente x) Fallait bien que j’en fasse une à un moment ou a un autre XD
Merciiiii ca fait trop plaisir <3 Si tu vois un truc qui te dérange hésite pas à me le dire !
Canopus
Posté le 18/12/2021
Ça fait toujours plaisir en tout cas XD
Et franchement non, tout est bien ^^ J'essayerai de te faire signe sinon ^^
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